1942 - L'étranger, Albert Camus

Marie est entrée. Elle avait mis un chapeau et elle était encore belle. Mais je l’aimais mieux avec ses cheveux libres. De l’endroit où j’étais, je devinais le poids léger de ses seins et je reconnaissais sa lèvre inférieure toujours un peu gonflée. Elle semblait très nerveuse. Tout de suite, on lui a demandé depuis quand elle me connaissait. Elle a indiqué l’époque où elle travaillait chez nous. Le président a voulu savoir quels étaient ses rapports avec moi. Elle a dit qu’elle était mon amie. À une autre question, elle a répondu qu’il était vrai qu’elle devait m’épouser. Le procureur qui feuilletait un dossier lui a demandé brusquement de quand datait notre liaison. Elle a indiqué la date. Le procureur a remarqué d’un air indifférent qu’il lui semblait que c’était le lendemain de la mort de maman. Puis il a dit avec quelque ironie qu’il ne voudrait pas insister sur une situation délicate, qu’il comprenait bien les scrupules de Marie, mais (et ici son accent s’est fait plus dur) que son devoir lui commandait de s’élever au-dessus des convenances. Il a donc demandé à Marie de résumer cette journée où je l’avais connue. Marie ne voulait pas parler, mais devant l’insistance du procureur, elle a dit notre bain, notre sortie au cinéma et notre rentrée chez moi. L’avocat général a dit qu’à la suite des déclarations de Marie à l’instruction, il avait consulté les programmes de cette date. Il a ajouté que Marie elle-même dirait quel film on passait alors. D’une voix presque blanche, en effet, elle a indiqué que c’était un film de Fernandel. Le silence était complet dans la salle quand elle a eu fini. Le procureur s’est alors levé, très grave et d’une voix que j’ai trouvée vraiment émue, le doigt tendu vers moi, il a articulé lentement : « Messieurs les Jurés, le lendemain de la mort de sa mère, cet homme prenait des bains, commençait une liaison irrégulière, et allait rire devant un film comique. Je n’ai rien de plus à vous dire. » Il s’est assis, toujours dans le silence. Mais, tout d’un coup, Marie a éclaté en sanglots, a dit que ce n’était pas cela, qu’il y avait autre chose, qu’on la forçait à dire le contraire de ce qu’elle pensait, qu’elle me connaissait bien et que je n’avais rien fait de mal. Mais l’huissier, sur un signe du président, l’a emmenée et l’audience s’est poursuivie.

2ème partie, chapitre 3

Image extraite d'un film de 1960, La Vérité, de Henri-Georges Clouzot