1924 - Semmelweis, Louis-Ferdinand Céline

En quoi cet extrait est-il une illustration du cynisme de Céline ?

C’est à Rennes que Céline a rencontré sa première épouse et a fait ses études de médecine. C’est donc à Rennes qu’il vivait lorsqu’il rédigea sa thèse de médecine, qui peut davantage être considérée comme l’entrée de Céline dans la littérature que comme un ouvrage médical. Il s’agit de la biographie d’un médecin hongrois du XIXe siècle, Semmelweis, qui, avant tous, a compris l’importance de l’hygiène pour éviter les infections, et en particulier la fièvre puerpérale, mais dont, selon Céline, les découvertes n’ont pas été aussi reconnues qu’elles auraient dû l’être.

Reçu Docteur en obstétrique le 10 janvier 1846, [Semmelweis] est nommé professeur assistant de Klin le 27 février de la même année. Désormais il va faire partie des cadres de l’Hospice général de Vienne dont le professeur Klin dirigeait une des maternités. Intellectuellement, ce Klin était un pauvre homme, rempli de suffisance et strictement médiocre. Tous les auteurs ont insisté longuement sur ces caractéristiques. Il ne surprendra donc personne qu’il ne soit devenu féroce quand il eut reçu les premières révélations du génie de son assistant. Ce fut l’affaire de quelques mois. A peine avait-il eu le temps d’envisager la vérité sur la fièvre puerpérale qu’il était déjà bien déterminé à étouffer cette vérité par tous les moyens, par toutes les influences dont il disposait.

C’est par là qu’il demeure à jamais criminel et ridicule devant la postérité, car c’est dans cette attitude qu’il eut le triste talent de grouper toutes les jalousies, toutes les sottises contre Semmelweis et contre l’éclosion de sa découverte. Non seulement sa bêtise naturelle, sa situation acquise le rendaient dangereux, mais il était surtout redoutable par la faveur dont il jouissait à la Cour. Dans le drame extraordinaire qui se joua autour de la puerpérale, Klin fut le grand auxiliaire de la mort. « Ce sera sa honte éternelle... », s’écria Vernier plus tard en parlant de sa désastreuse influence, de son obstruction imbécile et rageuse. Tout cela, certes, c’est le grand et beau côté de la justice. Cependant n’en est-il pas un autre qu’il est interdit à l’historien impartial d’ignorer ?

Aussi haut en effet que votre génie vous place, aussi pures que soient les vérités qu’on énonce, a-t-on le droit de méconnaître la formidable puissance des choses absurdes ? La conscience n’est dans le chaos du monde qu’une petite lumière, précieuse mais fragile. On n’allume pas un volcan avec une bougie. On n’enfonce pas la terre dans le ciel avec un marteau. A Semmelweis comme à tant d’autres précurseurs, il dut être horriblement pénible de se soumettre aux fantaisies de la bêtise, surtout en possession d’une découverte aussi éclatante, aussi utile au bonheur humain que celle dont il faisait tous les jours la preuve de la maternité de Klin. Mais enfin, on ne peut s’empêcher, quand même, de songer, en relisant les actes de cette tragédie où il succomba et d’ailleurs avec son œuvre, qu’avec un souci plus grand des formes, avec quelques ménagements dans ses démarches, Klin, si puéril dans son orgueil, n’aurait point trouvé l’appui trop réel des griefs qu’il articula contre son assistant. Où Semmelweis s’est brisé, il fait peu de doutes que la plupart d’entre nous auraient réussi par simple prudence, par d’élémentaires délicatesses. Il n’avait pas, ou négligeait, semble-t-il, le sens indispensable des lois futiles de son époques, de toutes les époques d’ailleurs, hors desquelles la bêtise est une force indomptable.

Humainement, c’est un maladroit.