Manuscrit autographe du poème, Musée Rimbaud, Charleville-Mézières
Revue Les Hommes d'aujourd'hui n°318, janvier 1888
Couverture du dessinateur Luque
VOYELLES
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,
Golfe d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
Il s'agit d'un sonnet en alexandrins.
Ce poème est un double hommage aux maîtres du jeune Rimbaud : à l'époque, il s'imprègne à la fois de ce qu'écrivent les Parnassiens et des poèmes de Baudelaire et de ses " correspondances ".
Comme les Parnassiens, il cisèle ses vers, utilise un vocabulaire et des thèmes recherchés, d'ailleurs,
également proches d'un certain ésotérisme (cf El Desdichado de Nerval) : néologismes, références à l'Apocalypse, beaucoup d'effets sonores recherchés.
Mais l'influence la plus importante est sans doute celle de Baudelaire : le poème est une tentative d'explication du symbolisme des voyelles et donc une reconnaissance des " correspondances " telles que Baudelaire les définissait.
Il se pose d'emblée comme le poète "visionnaire" tel que le définissait Hugo ou l’interprète des symboles du monde des Symbolistes : vers 1 ; il affirme, sans même le recours à un verbe (comme une table de multiplication) puis vers 2 il se pose en prophète en employant ce futur qui lui donne un caractère omniscient -> sa position vis-à vis du lecteur est celle du savant vis-à-vis de l'ignorant.
Ensuite, chaque association voyelle/couleur est détaillée, illustrée par des images qui pour évoquer des lettres et couleurs qui relèvent du visuel utilisent tous les sens et même des émotions. (une seule assonance liée à une des voyelle vers 5 mais bien des allitérations)
Au total, les voyelles ont des connotations très différentes : plutôt positive, par ex. pour le E, négative pour le A, mêlée pour le I. Le rythme auquel les lettres sont décrites varie également : le nombres de vers (cf rejet entre le 1er et le 2ème quatrain) ainsi que les rythme à l'intérieur du vers (ex. v.3 : 1/11, v.10 : 9/3, v. 8 : 8/4...)
-> l'ensemble demeure plutôt confus du point de vue du symbolisme, en semblant donner les clés à son lecteur, Rimbaud entretient en fait l'ésotérisme de son texte. (Il a mis les couleurs au hasard !)