1839 - La Chartreuse de Parme, de Stendhal. "Le duel"

Fabrice, Giletti et Marietta

Bien qu’engagé dans une carrière ecclésiastique, Fabrice Del Dongo est amoureux d’une actrice, Marietta. Giletti, l’amant en titre de la jeune femme, jure de tuer Fabrice. Le hasard les met en présence tous les trois sur une route.

Duel au gourdin, Goya, c. 1820

Au moment où Fabrice passait auprès de la portière ouverte, il entendit Marietta qui lui disait à demi-voix :

— Prends garde à toi ; il te tuera. Tiens !

Au même instant, Fabrice vit tomber de la portière une sorte de grand couteau de chasse ; il se baissa pour le ramasser, mais, au même instant il fut touché à l'épaule par un coup d'épée que lui lançait Giletti. Fabrice, en se relevant, se trouva à six pouces de Giletti qui lui donna dans la figure un coup furieux avec le pommeau de son épée ; ce coup était lancé avec une telle force qu'il ébranla tout à fait la raison de Fabrice ; en ce moment il fut sur le point d'être tué. Heureusement pour lui, Giletti était encore trop près pour pouvoir lui donner un coup de pointe. Fabrice, quand il revint à soi, prit la fuite en courant de toutes ses forces ; en courant, il jeta le fourreau du couteau de chasse et ensuite, se retournant vivement, il se trouva à trois pas de Giletti qui le poursuivait. Giletti était lancé, Fabrice lui porta un coup de pointe ; Giletti avec son épée eut le temps de relever un peu le couteau de chasse, mais il reçut le coup de pointe en plein dans la joue gauche. Il passa tout près de Fabrice qui se sentit percer la cuisse, c'était le couteau de Giletti que celui-ci avait eu le temps d'ouvrir. Fabrice fit un saut à droite ; il se retourna, et enfin les deux adversaires se trouvèrent à une juste distance de combat.

Giletti jurait comme un damné. Ah ! je vais te couper la gorge, gredin de prêtre, répétait-il à chaque instant. Fabrice était tout essoufflé et ne pouvait parler ; le coup de pommeau d'épée dans la figure le faisait beaucoup souffrir, et son nez saignait abondamment ; il para plusieurs coups avec son couteau de chasse et porta plusieurs bottes1sans trop savoir ce qu'il faisait ; il lui semblait vaguement être à un assaut public. Cette idée lui avait été suggérée par la présence de ses ouvriers qui, au nombre de vingt-cinq ou trente, formaient cercle autour des combattants, mais à distance fort respectueuse ; car on voyait ceux-ci courir à tout moment et s'élancer l'un sur l'autre.

Le combat semblait se ralentir un peu ; les coups ne se suivaient plus avec la même rapidité, lorsque Fabrice se dit : à la douleur que je ressens au visage, il faut qu'il m'ait défiguré. Saisi de rage à cette idée, il sauta sur son ennemi la pointe du couteau de chasse en avant. Cette pointe entra dans le côté droit de la poitrine de Giletti et sortit vers l'épaule gauche ; au même instant l'épée de Giletti pénétrait de toute sa longueur dans le haut du bras de Fabrice, mais l'épée glissa sous la peau, et ce fut une blessure insignifiante.

Giletti était tombé ; au moment où Fabrice s'avançait vers lui, regardant sa main gauche qui tenait un couteau, cette main s'ouvrait machinalement et laissait échapper son arme.

Le gredin est mort, se dit Fabrice ; il le regarda au visage, Giletti rendait beaucoup de sang par la bouche. Fabrice courut à la voiture.

— Avez-vous un miroir ? cria-t-il à Marietta.

Livre 1, chapitre 10