10 octobre 1968

San Francisco (Winterland) : 10 octobre 1968 [Premier concert]

Titres :
1. Are You Experienced
2. Voodoo Child (Slight Return)
3. Red House
4. Foxy Lady
5. Like A Rolling Stone
6. Star Spangled Banner
7. Purple Haze

Octobre 1968.
"All Along The Watchtower", sorti le mois précédent, va devenir le plus gros hit US du
Jimi Hendrix Experience, "Electric Ladyland" s'envole vers le sommet du Billboard alors que les concerts du groupe attirent toujours plus de monde.
Les apparences sont trompeuses : le groupe est alors en pleine crise, les tensions avec
Noel Redding ne se sont pas améliorées lors de l'enregistrement du troisième album de l'Experience, et la fécondité de l'Experience en studio va bientôt se relever du souvenir.
Les 6 concerts donnés au Winterland ont été enregistrés professionnellement, avec l'idée de sortir un Live de l'Experience, insatisfait de la qualité des bandes, Hendrix mit son veto à la sortie d'un quelconque album Live, cela n'empêchera pas
Alan Douglas de publier pour la première fois en mai 1987 un double album sous le nom de Live at Winterland.
Experience Hendrix LLC (la famille du guitariste qui gère les enregistrements depuis 1995) publie le 13 septembre 2011 une nouvelle version dans un nouveau mixage et une nouvelle tracklist, à la fois sous forme d'un album unique et d'un coffret de quatre disques.
Qu’en est-il de ce premier concert ?
Il s'ouvre avec
Are You Experienced, dont l'introduction se rapproche plus du free jazz que de l'idée que la plupart des gens ont d'un concert de rock, Hendrix chante bien, mais il est largement désaccordé, il réussi tout de même à sauver la chanson, aidé par les solides fondations posées par Noel Redding et Mitch Mitchell... ainsi qu'une structure harmonique se réduisant au strict minimum.
L'inventivité mélodique et la maîtrise instrumentale de Jimi sont telles qu'il réussit un solo incroyable, montrant l'écart le séparant de ses contemporains, en terme de conceptions musicales, les problèmes de justesse ne se sont malheureusement pas améliorés suite aux nombreux coups de vibratos qui ont émaillé le solo, et il termine complètement faux.
"On s'accorde parce qu'on fait vraiment attention à vos oreilles... c'est pour ça qu'on ne joue pas si fort."
"On va continuer avec un truc qu'on a enregistré pour notre 3ème LP, qui s'appelle "Electric Ladyland", et c'est un truc qui s'appelle "Voodoo Child (Slight Return)"... si j'arrive à me souvenir des paroles !"
Les problèmes de justesse de Jimi ne se sont guère améliorés, et ils plombent cette version de
Voodoo Child (Slight Return), qui sera pourtant retenue par Alan Douglas sur "The Jimi Hendrix Concerts", pour autant, il faut noter la qualité incroyable des interventions de Mitch Mitchell, qui remplit véritablement l'espace sonore.
"Patientez deux secondes, je dois changer de guitare, parce que celle-là ne reste pas accordée, OK ?"
Il commence ensuite par
Red House, qu'il dédie "aux artistes américains et internationaux", le tempo, très lent, permet à Jimi de laisser son jeu respirer, d'autant qu'il joue l'introduction avec un son à peine crunchy, et peut ainsi jouer avec les silences (ce qui est quasiment impossible lorsqu'il joue avec tous les potentiomètres lorgnant sur le 10...), les deux premiers couplets sont un véritable régal : Hendrix revisite et se réapproprie le titre de manière magistrale; Chant posé, embellissements jazzy dans le jeu d'accords et ponctuations guitaristiques solistes inspirées : tout y passe, le premier cycle de 12 mesures du solo reste assez blues, Jimi connaît quelques problèmes de justesse, mais le blues s'accommode facilement de ce type de souci.
L'apaisement du troisième cycle contraste avec les tourments du précédent (violent, avec le feed back en embuscade) : la tension retombe complètement, et c'est accompagné de quelques ponctuations qu'il joue a capella le 4ème cycle, le 5ème est joué dans le même esprit, le 6ème cycle repart sur les bases du deuxième : la tension sature l'espace musical.
Jimi reprend ensuite le chant, et change un peu les paroles, renforçant la pointe d'humour du dernier couplet :
"Si mon bébé ne m'aime plus...Je sais très bien que sa petite soeur grassouillette le fera... Heu, laissez-moi le dire correctement !...Sa soeur le fera !"
Hendrix tente de se ré-accorder, mais ne peut que constater que : "C'est salement désaccordé, même avec cette guitare qui est réglée...". Il annonce ensuite un retour au "good old days" et lance l'introduction de
Foxy Lady avec un solo de Jimi, assez long, est très inégal, Jimi est suffisamment désaccordé pour annoncer "I'm out of tune but hell !" avant même la fin du morceau, il lance ensuite l'introduction de Like A Rolling Stone, où ses plans rythmiques sont lourdement lestés par les problèmes de justesse, c'est vraiment dommage, car le chant de Jimi est excellent, les idées développées en rythmique par Jimi (où les années de métier pré-Experience parlent) sont pourtant brillantes : que c’est frustrant !
Hendrix cite le "I Feel Fine" des Beatles, citation généralement réservée à "Hey Joe" et se lance dans un solo dont le style se rapproche un peu de celui de "May This Be Love", intégrant ensuite des plans rappelant "Bold As Love".
This Is America (Star Spangled Banner) nous replonge dans une atmosphère proche de celle du début de concert, en plus radical encore, l'intro est complètement free et Mitch Mitchell laisse parler ses influences, est suivie d'une version complètement déstructurée de Star Spangled Banner, où Hendrix dissèque le thème en compagnie de Mitch Mitchell et Noel Redding, la version de Woodstock est presque easy listening en comparaison, celle-ci est intéressante, mais les problèmes de justesse de Jimi, lorsqu'il revient au thème, sont tout de même gênants.
Hendrix enchaîne avec
Purple Haze (ça deviendra un classique !), dans une version assez médiocre (les problèmes de justesse...), il cite le "Outside Woman Blues" de Cream en fin d'un solo qui s'écarte notablement de celui de la version studio, et il se trompe dans les paroles du dernier couplet...
Au final ? Un concert assez moyen, pour les raisons développées supra, en ce qui concerne ce seul concert, pas étonnant que Jimi se soit opposé à la publication du moindre titre : même
Red House, le grand moment de ce concert, présente trop d'imperfections pour qu'un musicien de son calibre puisse s'en satisfaire.
Si
Red House et Are You Experienced méritaient, malgré leurs imperfections, une place dans les publications post mortem, le reste du concert pose la question de l'opportunité de la sortie officielle d'une telle performance.

San Francisco (Winterland) [Second concert]

Titres :
1. Tax Free
2. Lover Man
3. Sunshine Of Your Love
4. Get My Heart Back Together
5. Killing Floor*
6. Hey Joe*
7. This Is America (Star Spangled Banner)*
8. Purple Haze*
* Basse Jack Casady

La setlist est intéressante : mis à part les deux derniers titres, Hendrix ne joue aucun titre du premier concert, le répertoire est sans concession, et l'accent sera mis sur les jams, c'est dans cet esprit que
Jack Casady, alors bassiste du Jefferson Airplane, se joindra à l'Experience pour les quatre derniers titres, branché a priori sur le même ampli que Noel Redding, il va sans dire que le résultat n'est pas toujours, en terme de qualité audio, des plus clairs...La bonne humeur était présente ce soir : Hendrix est charmeur, blagueur, et communique beaucoup avec son public.
"Merci beaucoup d'être venus, nous allons commencer avec une jam, et essayer de ressentir ce qu'il y a entre nous, en dépit des erreurs que nous pourrions faire... c'est plus un truc de vrai feeling..."
Jimi précise à l'audience qu'ils vont jouer
Tax Free, qu'ils ont "une grille d'accords, et qu'ils vont jammer dessus", le thème écrit par Bo Hansson & Janne Karlsson est effectivement prétexte à une jam, qu'on imagine peut-être plus facilement dans un club qu'au Winterland !
La musique s'étend sur près de 13 minutes, et préfigure dans une large mesure la tournure du travail en studio du groupe... et la stérilité qui en a découlé, en concert, ce type de jam est autrement plus présentable, même si une part du public devait être passablement déconcertée, la meilleure description musicale serait peut-être la suivante : l'Experience se rapproche des longues improvisations de
Cream... mais sans prendre de chanson comme base de départ.
Leur version de
Tax Free est très relâchée, voire informelle par moment (ce qui n'était pas le cas de la version studio que l’on retrouve désormais sur "South Saturn Delta"), le résultat est intéressant, car la spontanéité de la jam permet aux musiciens de mettre leurs qualités d'improvisateurs, mais assez inégal : il y a des longueurs, des fulgurances, des petits problèmes de justesse, et des idées qui fusent.
"On va faire un autre truc qu'on joue en clé de Si, un truc qui s'appelle... quelque chose comme "Here It Comes", ou "Here Comes Your Lover Man" ou truc dans le genre..."
Il explique ensuite à son public pourquoi le groupe se ré-accorde entre tous les titres... "Et vous ALLEZ aimer ça, cette chanson suivante... Interdit de fumer dans la chambre à gaz !" (?)
C'est seulement la troisième version de
Lover Man, mais les arrangements sont les mêmes que ceux de "Rock Me Baby"…
Mitch Mitchell est particulièrement explosif tout le long du titre, qui traîne un peu en longueur, et perd de sa puissance en conséquence (à titre de comparaison : les versions jouées en 1970 dépassent rarement les 3 minutes).
"Bon, maintenant on aimerait faire un titre, de mecs vraiment super, c'est vraiment dommage, cette nouvelle qui circule comme quoi ils se séparent ou un truc comme ça. C'est un des groupes les plus importants du monde, vous savez.", il précise qu'il parle de
Cream, puis que "Ce n'est pas histoire de dire qu'on peut jouer le truc mieux qu'eux... hum, c'est histoire de montrer qu'on a pigé les mecs, et qu'on a pigé la chanson, qu'on aimerait faire à notre sauce..."
Publiée officiellement en 1987, cette version instrumentale de
Sunshine Of Your Love commence sur de très bonnes bases : l'Experience est alors sans doute le seul groupe à pouvoir rivaliser en terme de puissance avec Cream, après l'exposé du thème, Noel Redding se lance dans un solo de basse au son incroyable (peu de guitaristes jouent avec un son aussi saturé !) alors que Jimi l'accompagne de sa guitare en tant que percussionniste.
Après quelques accords diaboliquement placés, Hendrix cite le "Outside Woman Blues" de
Cream (du même "Disreali Gears"), puis le groupe plonge tête baissée dans une improvisation du style de celles de Cream : la notion de soliste et d'accompagnateur se dilue au profit de l'improvisation collective, le groupe conclut en reprenant le thème : c'est un bel hommage que l'Experience rendait ce soir à Cream !
Hendrix annonce le titre suivant :
Get My Heart Back Together Again, qu'il qualifie de "blues lent"... histoire de "jammer encore.", publié officiellement dès 1982, le titre clôturait magistralement le double album "The Jimi Hendrix Concerts", le tempo, lourd, grave, instaure le climat sombre, presque désespéré du titre. Le chant de Jimi (qu'on a peu entendu jusque là !) est superbe, profond, émouvant : ce n'est pas un blues fantasmé, exotique, comme c'est trop souvent le cas chez les groupe de rock, le solo de guitare central, interrompu par un bref passage chanté*, témoigne de la virtuosité, au sens noble du terme, de Jimi : là encore, il livre sa conception du blues, dépassant et transcendant l'idiome.
Hendrix annonce ensuite
Voodoo Chile ("la seconde et dernière chanson de notre dernier LP")... mais c'est à ce moment que Jack Casady monte sur scène.
"On va être ici pour quatre autres concerts, alors j'espère que ça ne vous dérange pas qu'on jamme, (...) même désaccordés."
Hendrix montre le riff de
Killing Floor à Casady, et enchaîne sur l'introduction a capella du titre, publiée officiellement sur le "Live At Winterland", la version ne rivalise pas en puissance avec celle de Monterey, mais reste de bonne tenue, Hendrix et Mitchell donnent de leur personne, mais le rendu des deux basses est moyen (et assez confus), et, à l'image de Lover Man, plus de concision n'aurait sans doute pas nuit à l'ensemble.
Hendrix laisse à un moment de l'espace à
Jack Casady pour qu'il parte en solo, mais ce dernier n'y va pas franchement (peut-être pour des raisons de matériel ?).
"Merci d'applaudir
Jack Casady, mec, c'était vraiment excellent, (...) et on va essayer de faire un truc qu'il voudrait peut-être jouer."
Le groupe attaque ensuite
Hey Joe (sans intro à rallonge), dans une version chantée avec conviction, mais plutôt lestée la présence de Jack Casady : la cohésion rythmique habituelle fait défaut, on notera que le solo central de Jimi s'écarte quelque peu de la version studio... et que la fin du titre montre que l'envie de jammer est très forte !
Hendrix annonce ensuite que le groupe va jouer
This Is America, qu'ils sont "des messagers", et qu'ils sont "fatigués de jouer des notes", de fait, cette version de This Is America (Star Spangled Banner) part sur des bases entièrement bruitistes (où Hendrix fait du slide avec un objet non identifié) et finit par jouer des bribes de l'hymne américain, mais dans un contexte free jazz... où Jack Casady, moins rompu à l'exercice que Mitch Mitchell, alterne le bon et le moins bon.
Hendrix lance sans surprise (pour nous !) l'introduction de
Purple Haze, dont la mise en place est un peu laborieuse, là encore, la présence de Jack Casady est loin d'être un plus : le tout manque de puissance, voire de cohérence.
Au final ? Un meilleur concert que celui donné quelques heures plus tôt, les problèmes de justesse sont dans la norme Hendrixienne, par contre, c'est une performance difficile pour un non-initié, qui relève plus souvent de la jam que d'un concert de rock traditionnel, malheureusement, là encore, peu de titres étaient susceptibles de fournir matière à un Live de l'Experience, les titres avec
Jack Casady ne sont pas assez carrés (et moins bons que les versions en trio).
Seuls
Get My Heart Back Together et Sunshine Of Your Love auraient pu prétendre à la postérité, mais la spontanéité du Live lorgnant perpétuellement vers la jam rend ces titres difficiles.