VII - LES MANGEURS, OU QUAND LES HUISSIERS ETAIENT MIS EN GARNISON CHEZ LES DEBITEURS
Au Moyen-Age, les règles de procédure avaient prévu une progressivité dans l'utilisation des mesures d'exécution, afin de tenir compte de leur gravité : une fois que le jugement était signifié à la partie perdante, celle-ci disposait d'un délai pour exécuter la décision. Ce délai expiré, et à défaut de prorogation, l'exécution forcée pouvait être diligentée pour obtenir la saisie et la vente des biens du débiteur. En dernier lieu, le créancier pouvait avoir recours à la contrainte par corps.
Mais avant d'en venir à la vente forcée, une mesure originale pouvait être ordonnée par le juge. Ce procédé consistait à envoyer chez le débiteur récalcitrant des personnes qui s'installaient chez lui et y vivaient à ses frais, à discrétion, sans aucune mesure, y gâtant tout jusqu'au paiement de la dette. Du Cange les définissait comme des appariteurs ou sergents que les créanciers, sur ordonnance de justice, envoyaient dans la maison des débiteurs, pour consommer leurs biens, jusqu'à ce qu'ils payent leurs dettes : « Autem appellabant nostri vel milites, vel potius apparitores et servientes, quos creditores, ex decreto judicis, in debitorum aedes immittebant, qui illorum sumtibus alebantur, donec debita sua exsolvissent » (1). Ils pouvaient en effet être choisis parmi les sergents et tel était généralement le cas au Moyen-Age.
Cette pratique était fort ancienne, puisqu'il en était question dans plusieurs coutumes et dans divers actes médiévaux où l'on parlait de mangeurs, de gasteurs, de nans manjans, de sergents de contrainte, de gardes-maneurs, de garde à frais voire plus simplement de gardes dans la mesure où ils faisaient souvent aussi l'office de gardiens des biens des débiteurs. Du reste, ses applications étaient multiples comme en attestent les écrits des anciens jurisconsultes : Boutillier indiquait qu'elle pouvait être employée pour obliger les condamnés à exécuter les décisions judiciaires, pour forcer les débiteurs à honorer leurs engagements ou pour contraindre les parties à se présenter en justice (2) ; en particulier, dans le cadre de la coutume féodale de l'assurement qui permit, à partir du XIIIème siècle, à l'une des parties d'une guerre privée de saisir le juge pour obtenir la paix, des mangeurs pouvaient être envoyés chez l'adversaire qui refusait de se présenter en justice pour jurer le respect de la personne, des gens et des biens du requérant (3). Loyseau - qui avait lu Beaumanoir - expliquait quant à lui que l'on avait aussi coutume en plusieurs lieux de mettre garnison de mangeurs dans la maison des défunts jusqu'à ce qu'il y eût des héritiers apparents. (4)
L'envoi de mangeurs était une mesure comminatoire redoutablement efficace en raison des désagréments et des frais occasionnés. Les faits montrent que la terreur qu'inspiraient ces personnages conduisait rapidement les débiteurs récalcitrants à capituler. (5)
Certes, plusieurs précautions semblent avoir été prises localement pour éviter aux débiteurs des dommages trop importants. Par exemple, les coutumes de Beauvoisis et de Chaumont, rapportées par Beaumanoir, indiquaient que les gardes ne restaient pas indéfiniment chez le débiteur mais y séjournaient quarante jours au terme desquels les biens étaient vendus si la dette n'était pas payée (6). On y lit aussi que les mangeurs devaient être choisis parmi des personnes correctes (7) afin que les débiteurs soient contraints en bonne compagnie ! De même, ces coutumes limitaient les exigences des mangeurs en ne leur donnant droit, outre « pain et potage et lit soufisanment », qu'à quatre deniers par jour (8). Enfin, à la différence des gardiens qui devaient impérativement demeurer chez le débiteur, les mangeurs pouvaient, sur autorisation du juge, être hébergés hors de sa maison. (9)
Toutefois, cette pratique était très critiquée pour des raisons qui paraissent aujourd'hui évidentes : on lui reprochait cet énorme inconvénient de ne procurer aucun profit au créancier et même, bien au contraire, de diminuer ses chances d'être payé en amoindrissant l'actif patrimonial du débiteur. Ainsi, la mesure conçue pour nuire au débiteur était une consommation inutile aussi dangereuse pour les créanciers. Déjà, Beaumanoir constatait : « Il souloit estre que si tost comme une dete estoit connue ou prouvée, l'en metoit gardes ou nans manjans seur le deteur. Mes pour ce que nous en avons veu mout de damage, car li bien en estoient gasté et les detes n'estoient pas pour ce paiees » (10). Plus tard, Loyseau affirmait que « c'étoit un désordre de mettre garnison en la maison d'un homme, soit de son vivant pour ses debtes, soit après son décès à faute d'héritier apparent. Car ce n'est pas conserver son bien, mais le manger ». (11)
Ces critiques ont porté leurs fruits puisque la pratique des mangeurs a été progressivement abolie à partir de la fin du XIIIème siècle. Pour commencer, le concile de Château-Gontier de 1268 et le concile de Tours de 1282 défendirent d'en établir chez les ecclésiastiques (12). En 1285, le Parlement de Paris supprima les mangeurs dans les bailliages d'Amiens, de Senlis et de Vermandois, sauf crimes graves ou détournement de biens : « ordinatum fuit quod pro debitis […] comestores non ponantur. Poni tamen poterunt tantummodo pro enormi facto, vel in causu criminis, vel si aliquis vellet subterfugia quaerere et bona sua abscondere, sev distornare, sev ad alienum dominium transferre » (13). On doit signaler ensuite une disposition de Philippe IV en 1304, une charte de 1318 prohibant les mangeurs pour dettes (14), l'ordonnance du mois de juin 1338 qui les interdit en Languedoc, l'ordonnance de février 1356 qui contenait une prohibition absolue et l'ordonnance de réformation du mois de mai 1413, dite ordonnance Cabochienne, qui entendait à nouveau en interdire l'usage dans un effort plus général de libéralisme.
Toutefois, la succession de ces dispositions révèle la vanité de ces tentatives face à une mesure solidement ancrée dans la pratique judiciaire. Boutillier en faisait état comme moyen d'inciter les débiteurs à payer ou les parties à venir en justice (15) et plusieurs documents du XVème siècle montrent que les mangeurs avaient survécu aux volontés qui avaient tenté de les faire disparaître. On lit, par exemple, dans les registres du Parlement de Paris, que deux sergents furent envoyés au mois de mai 1411 comme mangeurs dans l'hôtel du receveur de Paris pour forcer ce dernier à payer les huissiers de la cour (16) et selon un autre arrêt du 29 septembre 1418, deux conseillers et un huissier furent envoyés en garnison en la maison du général des finances « pour le manger » faute, lui aussi, d'avoir payé les gages de la cour (17). Une ordonnance royale du 25 février 1413 en recommandait même l'usage contre les seigneurs faisant des guerres privées.
Par la suite, cette mesure vexatoire a connu des applications éphémères dans des domaines très divers : au XVIIème siècle, des militaires étaient établis chez les protestants pour les pousser à se convertir au Catholicisme (18) et les fermiers généraux utilisaient eux aussi des mangeurs pour recouvrer certaines taxes. C'est à cette époque que le poète Régnier leur consacra ces vers :
« Vous poursuit-on pour quelque dette,
« Bientôt l'huissier d'un air honnête
« Chez vous établit garnison ».
Sous le premier Empire, on envoya encore des soldats chez les parents des conscrits réfractaires ou déserteurs. Mais surtout, la Révolution avait conservé cette pratique en matière de contributions directes sous le nom de garnison individuelle (19), pour permettre aux receveurs des finances d'envoyer des agents assermentés au domicile des contribuables retardataires (ces mangeurs, que l'on appelait désormais des garnisaires, étaient choisis parmi les porteurs de contraintes, ancêtres des huissiers du Trésor). A son tour, le règlement général du 21 décembre 1839 permit au porteur de contrainte venu effectuer une saisie dans une commune autre que le chef-lieu de perception de s'établir en qualité de garnisaire chez le débiteur lorsque celui-ci demandait à se libérer chez le percepteur ou dès qu'il appréhendait un divertissement. Le débiteur lui devait alors pendant deux jours le logement, la nourriture et un salaire journalier déterminé. Telle fut la dernière survivance de la vieille institution des mangeurs, sous une forme allégée définitivement abolie par la loi du 9 février 1877.
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(1) Glossarium ad scriptores mediae et infimae latinitatis, t. 2, Paris, Osmont 1733, v° Comestores.
(2) Somme rural, Paris, Buon 1621, liv. I, tit. 33. On trouve plusieurs exemples de cette forme d'astreinte dans les registres du parlement de Paris. Par exemple, dans une affaire rapportée par l'historien Félix Aubert (Les huissiers du parlement de Paris, 1300-1420, in Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, année 1886, vol. 47, p. 372), deux sergents mangeurs avaient été installés en l'hôtel du receveur de l'ordinaire de Paris qui avait été emprisonné au Châtelet le 15 mai 1405 pour avoir refusé de payer les gages des huissiers du parlement et les avoir menacés.
(3) Ibid, liv. I, tit. 5.
(4) Traité des offices, in Œuvres, Lyon, 1701, liv. II, chap. 4, n. 51.
(5) Félix Aubert précisait qu'un justiciable du Parlement chez qui des mangeurs avaient été envoyés vint à deux reprises supplier la cour de rappeler les mangeurs et promit de payer (Histoire du Parlement de Paris des origines à François 1er, Paris, 1894, p. 140).
(6) Edition critique de A. Salmon, Paris, Picard 1900, chap. XXXV, § 1074.
(7) « L'en n'i doit pas metre ribaudaille de mauvese gent, mes preudhommes et teus qui aient mestier de gaaignier leur pain » (op. cit., chap. LIV, § 1605).
(8) Ibid., § 1603.
(9) Ibid.
(10) « Il semblait être que sitôt qu'une dette était connue ou prouvée, l'on mettait des gardes ou des mangeurs sur le débiteur. Mais pour ce que nous en avons vu trop de dommages, car les biens en étaient gâtés et les dettes n'étaient pas pour ce payées » (op. cit., chap. LIV, § 1602).
(11) op. et loc. cit.
(12) « Item statutum provincialis concilii contra illos qui ponunt comestores in religiosis domibus dudum editum, ad illos extendimus qui ponunt hujusmodi comestores vel custodes in domibus praelatorum, aut aliarum ecclesisticarum personarum » (chap. 9).
(13) Olim, t. 2, p. 241, n° 1. Comestores non ponerentur pro debitis
(14) « Comestores non ponerentur pro debitis », disposait ce texte.
(15) Boutillier, op. et loc. cit.
(16) Aubert, Histoire du Parlement de Paris des origines à François 1er, Paris, 1894, p. 140.
(17) Cité par Merlin, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, v° Garde-Maneur.
(18) Louvois déclarait : « Sa Majesté trouvera bon que le plus grand nombre des cavaliers et officiers soient logés chez les protestants ; si les religionnaires pouvaient en porter dix, vous pouvez leur en faire donner vingt ».
(19) L. 17 brumaire an V ; Arr. 16 thermidor an VIII.
Dernière mise à jour le 31 octobre 2010
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