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II - L'APTITUDE PROFESSIONNELLE DES HUISSIERS :

SIX SIECLES D'HISTOIRE

Il est difficile de connaître les conditions d'aptitude que devaient satisfaire les candidats aux offices d'huissier ou de sergent avant le début du XVème siècle. C'est en effet à partir de cette époque que les exigences requises des candidats aux offices ont commencé à faire l'objet de dispositions spécifiques, parallèlement à la réglementation des procédures.

Cette évolution, concomitante à la séparation des fonctions de police et de justice, a relégué au second plan la force physique du sergent dont l'aptitude devait être désormais appréciée sous deux aspects complémentaires : la moralité (I) et la technique (II).

I - L'APTITUDE MORALE

On sait, d'après les lettres-patentes du roi Charles VI du 31 janvier 1402, que les candidats à un office de sergent faisaient l'objet d'une « information de leur suffisance et loyauté »que l'on retrouve dans l'ordonnance d'Orléans de 1560 sous le nom d' « inquisition préalable de leur bonne vie et expérience ». Cette procédure (on parlerait aujourd'hui d'enquête de moralité) qui s'apparentait au scrutinium des Romains (les Grecs, eux, avaient préféré un système d'opposition publique permettant à quiconque de dénoncer l'inaptitude d'un candidat à une charge), était diligentée par le juge dont dépendrait l'office et consistait simplement à recueillir le témoignage de quelques voisins dignes de foi du postulant, sur la qualité de vie et les mœurs de celui-ci. Par exemple, lorsqu’un nommé Jean-Baptiste Pétru acheta un office à Grenoble en 1749, se portèrent témoins un chanoine attestant « qu'il l’a toujours connu comme homme de bonne vie et bonnes mœurs, d'une conversation douce et polie, qu'il professe la religion catholique, apostolique et romaine », un noble pour l’avoir « vu doux et affable dans son commerce » et un procureur certifiant « qu'il est connu dans tout son quartier pour sa politesse et sa conversation douce et agréable ». En 1815, cette enquête a été remplacée par le certificat de moralité, de bonne conduite et de capacité (1). D'après une note de la Chambre de discipline des huissiers de la Seine sur les pièces à produire par les candidats aux fonctions d'huissier (2) la moralité du postulant devait être attestée cumulativement par plusieurs documents, à savoir un certificat du maire de la commune de sa résidence attestant de ses bonnes vie et moeurs, un certificat de capacité et de moralité délivré par la Chambre de discipline et un certificat délivré par le patron chez qui le stage avait été effectué.

Une fois reconnue, la pérennité d'une bonne moralité était garantie par la prestation de serment et par la consignation d'une caution.

Le serment était une formalité solennelle qui précédait la réception du nouvel officier et dont l'importance était telle qu'elle devait être rappelée dans la commission : d'après la Somme rurale de Boutillier, ces lettres devaient mentionner que le sergent investi de son office « a faict le serment accoustumé d'iceluy loyaument faire garder et exercer » (3). Plus loin, il citait la formule promissoire : « Les sergens doivent iurer sur sainctes Evangiles de Dieu que l'office de sergenterie à leur loyal sens et pouvoir, gaderont et feront et exerceront comme à bon et loyal sergent appartient à faire, et garderont le droict du roy, de leur seigneur et le droict du peuple, ne ne feront que iustes et loyales prinses, et rapports et explois que loyaument le plus brief que faire pourront, ils exerceront leur commission à eux ordonnées et adressans, feront iustes et loyaux rescriptions, ne prendront que salaires competans et ordonnez, qu'ils ne prendront cognoissance en eux de quelque cause. Ne donneront ne feront peine, travail ne empeschement aux suiets de la terre ne à leurs biens, sans cause iuste et raisonnable à leurs escient, celeront, et tiendront en secret quanques il leur sera dict et commandé à faire, et qu'ils serviront loyaument leur seigneur et la Cour » (4). Voici résumés en quelques phrases, qui faisaient office de code de déontologie, les devoirs que l'huissier du XVème siècle s’engageait à respecter sous peine de parjure : promptitude (quelques dispositions ultérieures engagèrent leur responsabilité envers les parties en cas de négligence), modération (plus tard, l’ordonnance d’Amboise du mois de janvier 1572 leur ordonna de procéder aux exécutions avec toute modestie, sans user de parole arrogante ou sur peine d’amende honorable et pécuniaire, voire de punition corporelle), discrétion, respect du peuple, mais avant tout loyauté envers l’autorité qui l’avait institué.

Quelques rares études plus récentes mentionnent le serment de certains huissiers. Ainsi, le sergent du prévôt de Ham jurait de « bien et leaulment » exercer ses fonctions. (5)

Si les formules promissoires ont varié selon les lieux, les juridictions et les époques, la prestation de serment est demeurée une formalité essentielle jusqu'à la fin de l'Ancien régime. Au lendemain de la Révolution, on ne trouve pas de texte la concernant ; on sait seulement que les huissiers devaient produire un certificat de civisme (6) qui assurait de la bonne conduite et de la loyauté politique de son titulaire.

Toutefois, quelques année plus tard, le serment de l'huissier fit à nouveau l'objet d'une réglementation : il devait désormais promettre de se conformer aux lois et règlements concernant son ministère et de remplir ses fonctions avec exactitude et probité. (7)

A ce titre, l'huissier était mis au même rang que les autres professionnels du droit dont la moralité était de première importance. Aujourd'hui, le serment conserve ses fonctions moralisatrices : le notaire, l'huissier, le greffier, l'avoué, le commissaire-priseur et le conciliateur de justice jure « de loyalement remplir ses fonctions avec exactitude et probité et d'observer en tout les devoirs qu'elles lui imposent ». Cette formule moderne - partagée avec les notaires, greffiers, avoués, commissaires-priseurs, conciliateurs de justice - est bien plus succincte que les anciennes car elle renvoie, en visant les devoirs liés aux fonctions, à un code de déontologie distinct.

La deuxième garantie, d'ordre financier, consistait à exiger du nouveau sergent la consignation d'une somme destinée à dédommager, le cas échéant, les victimes de ses négligences, fautes ou malversations. Cette caution, exigée par le roi Charles V, a été fixée aux Etats d'Orléans de 1560 (8) à 200 livres pour les huissiers royaux et à 20 livres tournois pour ceux des seigneurs hauts-justiciers. Elle fut à l'origine de la patrimonialité des fonctions, puisque l'obligation faite aux huissiers de consigner une somme d'argent lors de leur réception conférait à leur charge une valeur pécuniaire. L'obligation de cautionnement a survécu à la révolution ou, plus exactement, a été renouvelée par le décret du 27 ventôse an VIII. La somme exigée variait alors selon la nature de la juridiction et son importance : entre 200 et 500 francs pour les huissiers des tribunaux de première instance, 300 francs pour ceux des tribunaux criminels, entre 600 et 800 francs pour ceux des cours d'appel et 1000 francs pour ceux du tribunal de cassation. En 1804, ces montants furent majorés d'un tiers. Le régime napoléonien conserva cette garantie et disposa que le nouvel huissier ne serait admis à la prestation de serment que sur la représentation de la quittance du cautionnement fixé par la loi. (9)

I - L'APTITUDE TECHNIQUE

L'aptitude professionnelle de l'huissier peut être abordée, d'un point de vue historique, sous deux angles : la capacité d'écrire (A) et la connaissance du métier (B).

A. La capacité d'écrire : de l'épée à la plume

Au Moyen Age, où la notion de force dominait tout processus de notification ou d'exécution des ordres du seigneur ou de son juge, le sergent était un serviteur armé, l'homme de main de ce dernier. La force physique et la connaissance du maniement des armes étaient alors des critères déterminants de son recrutement. C'est pourquoi le sergent à pied du Châtelet de Paris devait porter, outre la masse et plus tard la verge, qui avait à l'origine une fonction défensive, une longue épée et une taloche (bouclier de petite taille). Aux termes d'une ordonnance royale de novembre 1302, les sergents à pied devaient avoir « armures suffisantes pour soi » tandis que les sergents à cheval devaient être propriétaires d’un bonne monture et d’armes suffisantes, qui devait être contrôlées par le prévôt et deux autres personnes à ce commis. L'ancienne coutume de Normandie exposait quant-à elle que les sommations, commandements et exécutions étaient confiées à des sergens de l'épée, ainsi dénommés car ils étaient tenus de « justicier vertueusement à l'épée et aux armes tous les malfaiteurs, et tous ceux qui sont diffamés d'aucun crime & les fuitifs ». (10)

Cette situation rendait secondaire voire superflue toute autre connaissance. La simple capacité de lire et d'écrire n'était même pas nécessaire en ces temps où l’usage de l’écriture était peu répandu et où l'activité du sergent était exclusivement verbale : dans la tradition médiévale empruntée à la pratique des Francs, il convoquait de vive voix le justiciable devant son juge, par une semonce dont il faisait ensuite oralement le récit, l'exploit, devant le magistrat ou son greffier (11). Dans ces conditions, les offices de sergents et d'huissiers étaient occupés par des hommes rustres et dépourvus d'instruction, souvent, selon certains auteurs, par des gens incapables d'exercer un autre métier. Le jurisconsulte Rebuffi en parlait en des termes peu flatteurs : « Cette lie du peuple n’est ordonnée que pour servir de va-lui-dire ».

Pourtant, depuis le début du XVème siècle, l'exploit écrit n'était plus inconcevable puisque Boutillier énonçait que le sergent devait « rescrire de tous ses exploicts, ou relater de bouche, si c'est en lieu où il soit de relater par bouche » (12), comme pour indiquer que la forme générale de ces rapports était écrite mais qu'un récit verbal était parfois suffisant en vertu des usages. Du reste, aux états généraux tenus à Tours en 1483, il fut réclamé qu’aucun sergent ne pût être reçu sans savoir lire et écrire et mettre « en termes honnêtes les citations de leurs exploits ». Cette exigence fut confirmée en 1485 pour les sergents à cheval de la prévôté de Paris. (13)

Le pouvoir royal et les parlements étaient désormais conscients que, dans l'intérêt de la justice, l'huissier ou sergent devait troquer l'épée contre la plume. Si des dispositions particulières à l'armement de certains sergents étaient encore adoptées (14), plusieurs mesures prises dans la première moitié du XVIème siècle pour réglementer les activités de ces officiers concernèrent précisément la forme écrite de leurs actes et, corrélativement, leur aptitude à les rédiger : en 1510, Louis XII décida, pour épargner au peuple les graves exactions et vexations dues à la multitude des sergents extraordinaires, de réduire les sergents à leur nombre ancien et de ne conserver que ceux « qui seront de bonne et honeste vie, et sçauront lire et escrire » ; le 1er octobre 1535, François Ier fit défenses expresses au parlement de Paris de « recevoir aucun pour huissier s'il ne sait lire et escrire bonne lettre lisable, et que ne sçache lire les exploits de son estat », étant ajouté que les candidats seraient examinés sur ce point ; il fit aussi aux intéressés obligation d'inscrire dans leurs exploits le nom des témoins à peine d'amende, d'indiquer en bref la demande et les moyens dans le libellé des ajournements ou encore de « bailler copie de leurs exploits aux parties » ; ensuite, l’ajournement verbal fut interdit par l’article 22 de l’ordonnance de Villers-Cotterêts qui imposa la forme écrite : « Que de toutes commissions et ajournemens, seront tenus les sergens, laisser la copie avec l’exploit aux ajournés, ou à leurs gens et serviteurs, et les attacher à la porte de leurs domiciles, encore qu’ils ne fussent point demandés, et en faire mention par l’exploit… ». (15)

Pour autant, il ne faut pas croire que les offices de sergents ont été subitement réservés aux candidats capables de lire et d'écrire. Les sergents en fonctions conservèrent leur office et la persistance du pouvoir royal à réaffirmer la nécessité de savoir écrire semble sous-entendre que cette exigence avait été mal respectée (16). Plusieurs arrêts rappelèrent les règles : il fut décidé, aux Grands Jours de Riom de 1546, que les huissiers devaient savoir écrire, et le Parlement de Paris ordonna l'application des ordonnances, comme on le voit dans des arrêts des 7 juillet 1549 et 14 janvier 1551 : les exploits devaient être écrits et copie devait en être laissée à la personne assignée ou à qui la signification était faite. Un autre arrêt du 4 octobre 1550 obligeait ceux qui ne savaient écrire de se démettre de leur charge.

Il était devenu incontestable que le sergent ou l'huissier dût savoir écrire et cette exigence avait même dépassé les frontières de la France pour s'étendre à certains Etats voisins. Par exemple, le duché de Savoie avait soumis ses huissiers et ses sergents à des dispositions similaires : selon le Règlement du Sénat de Savoie promulgué en 1560, il était défendu au Sénat de « recevoir aucun pour Huissier s'il ne sçait lire bonne et lisable lettre » (17) et imposé aux sergents de savoir lire, écrire et signer. (18)

L'exigence de l'écriture était de nature à provoquer une véritable évolution des fonctions des huissiers et des sergents. En effet, bien que le verbe exploiter demeurât en usage dans tous les textes, le sergent ou huissier devrait désormais instrumenter c'est-à-dire établir l'instrumentum, support formel de ses actes. Ce progrès permettrait de réguler les agissements souvent décriés des sergents en permettant de les contrôler au travers des rapports écrits qu'ils en feraient. Il entraînerait aussi une certaine intellectualisation des fonctions qui feraient de l'huissier ou du sergent un auxiliaire de justice davantage apparenté aux clercs, abandonnant à d'autres agents (sergents d'armes, maréchaussée) l'usage de la force physique qui le caractérisait à l'origine.

Cependant, la maîtrise de la lecture et de l'écriture - qui paraîtrait de nos jours dérisoire - était trop rigoureuses pour l'époque, comme le remarquait Dalloz dans sa Jurisprudence Générale. Il est permis de penser que les juges ont éprouvé de grandes difficultés à trouver en nombre suffisant des personnes lettrées dans les campagnes et l'on peut aussi supposer, au moins en ce qui concerne les sergents, que les gens instruits négligeaient des charges aussi subalternes.

C'est pourquoi, le pouvoir royal ne tarda pas à revoir ses prétentions à la baisse : dès 1563, l'ordonnance de Roussillon applicable à l'ensemble du royaume se borna à interdire les fonctions d'huissier ou se sergent « à toutes personnes qui ne sçauront écrire leurs noms » et de limiter sur ce point les conditions de réception des officiers à l'enregistrement au greffe de leur nom écrit et paraphé de leur main. (19)

La signature apparaissait alors comme une exigence minimale dont on n'est pas certain qu'elle fut elle-même toujours respectée (20). Même observée, l'obligation de savoir écrire son nom et signer les actes apparut finalement insuffisante à une époque où il était acquis que le sergent ou l'huissier devait exploiter par écrit. Un siècle plus tard, cette erreur était corrigée : l'ordonnance civile du mois d'avril 1667 enjoignit à tous sergents ne sachant écrire et signer, de cesser immédiatement leurs fonctions à peine de faux, d'amende et de tous dépens, dommages et intérêts, leur donnant au surplus trois mois pour se défaire de leurs offices ; défenses furent faites en même temps à toute personne ayant le droit d'établir des sergents, d'en recevoir aucun qui ne sache écrire et signer (21). Ce renforcement était parfaitement conforme à une volonté d'assurer la sécurité de l'exercice de la justice, omniprésente dans cette ordonnance consacrée à la procédure civile ; il s'avéra définitif.

De conditions d'aptitude professionnelle inexistantes, on est ainsi passé en plusieurs siècles à des exigences rudimentaires qui permettaient à l'huissier ou au sergent de rédiger les actes de son ministère. Mais il lui était aussi nécessaire, pour ce faire, de bien connaître son métier.

B. La connaissance du métier

Au Moyen Age, plusieurs textes ont exigé de certains sergents ou huissiers une compétence avérée dans l'exercice de leurs fonctions. Félix Aubert, qui a étudié l'Histoire du Parlement de Paris de Philippe le Bel à Charles VII (22), indique qu'il fallait, pour être reçu, être né en France, être exempt de maladie contagieuse et avoir subi avec succès un examen. ll ne précise malheureusement pas quels étaient l'objet et les modalités de cet examen.

A l'égard des officiers parisiens, on sait toutefois que l'article 8 de l'ordonnance de Charles V de 1358 ordonna « que nul ne soit reçeu à l'office d'huissier de parlement ou de sergent à cheval, s'il n'est bien cogneu expert et suffisant à tout ce qui appartiendra audit office ».

François Ier confirma pour les huissiers du parlement de Paris : aux termes de l'ordonnance du 1er octobre 1535, il était interdit au parlement de recevoir non seulement les illettrés, mais aussi aucune personne qui « ne sût faire promptement les exploits de son estat ». En d'autres termes, il était nécessaire, pour devenir huissier, de connaître la forme des actes et d'avoir acquis l'habitude de les rédiger.

Le Règlement du Sénat de Savoie de 1560 qui, nous l'avons déjà indiqué, s'était fortement inspiré de cette ordonnance, reprit textuellement la prohibition à son compte, en ajoutant toutefois que le candidat « sera examiné, appelé premierement, et oüy le Procureur General, à qui les lettres de provision seront communiquées » (art. 356).

L'avocat Frérot, traitant des huissiers des cours de parlement dans son commentaire d'un recueil d'édits et d'ordonnances auparavant connu sous le nom de Code Henry, citait lui aussi, sous la référence d'ordonnances de 1493, 1525 et 1585, la disposition suivante : « défendons à nos Cours de Parlement, et autres compagnies souveraines, de recevoir aucun pour huissier, s'ils ne sçait lire, et escrire bonne lettre lisible : et faire promptement les exploicts de son estat : et qu'il ne soit expert et suffisant à ce qui dépend de sondit office : surquoy il sera examiné ». (23)

Tous ces textes sont riches d'enseignements. Ils nous apprennent d'abord que le candidat aux fonctions en question devait posséder certaines connaissances. L'idée de compétence apparaît on ne peut plus clairement dans la règle citée par Frérot : l'huissier devait être suffisant, c'est-à-dire posséder les connaissances nécessaires à l'exercice de ses fonctions (condition qui avait déjà été, au moins en théorie, exigée en 1402) ; il devait bien plus se montrer expert, autrement dit aguerri aux actes de son ministère. On retrouve ainsi les deux volets complémentaires de toute aptitude professionnelle : le savoir et l'expérience.

Ces dispositions révèlent ensuite que l'aptitude requise était vérifiée avant la réception du nouvel officier : une fois nommé par le prince, l'impétrant devait, pour être reçu dans l'office, faire les preuves de sa compétence dans des conditions qui dépendaient entièrement de l'usage des différentes juridictions.

Pour autant, aucun texte à notre connaissance n'indique comment cette compétence devait être acquise. On peut supposer que le savoir-faire du candidat résultait d'une pratique professionnelle acquise aux côtés d'un titulaire, pendant une durée qui devait, elle aussi, être fixée par les usages. A l'égard des huissiers du Parlement, la formation était certainement plus complète depuis le XIVème siècle, si l'on en croit la diversité et la technicité de leurs fonctions : hormis les significations, les saisies, le service des audiences et quelques menues tâches qui leur étaient parfois confiées (surveillance de prisonniers, transport de documents), ils pouvaient être chargés de missions financières (paiement des gages des magistrats, dépôt de sommes d'argent au greffe ou chez les changeurs, perception des amendes et distribution de leur produit) (24), de l'administration de biens litigieux (25) et d'opérations juridiques variées telles que prisées, ventes mobilières, expertises, enquêtes, exécutions testamentaires et inventaires après décès. (26)

Cependant, on constate que l'aptitude technique s'est souvent effacée derrière l'aptitude morale. Très rapidement, l'examen dont parlait Aubert s'est résumé à la vérification de la bonne moralité des candidats. On peut alors s'interroger sur les motifs de cette situation et l'on trouve une réponse fort vraisemblable dans le Traité des offices de Loyseau, qui imputait l'absence d'examen des sergents, à « la vileté de leurs offices » (l'huissier ou sergent n'était encore qu'un simple exécuteur d'ordres) et à « la difficulté qu'il y avait anciennement d'en trouver ».

La vénalité des charges s'ajoutant à l'insuffisance des conditions d’aptitude, il n'y a pas lieu de s'étonner que des marchands non formés au droit devinssent huissiers. Les exemples de telles reconversions abondent dans nos archives. Nous ne citerons, pour illustrer ce phénomène que ceux du susdit Pétru, chapelier de son état, et celui de ce Jean Thérot, marchand d’Auxerre failli et condamné au carcan par arrêt du 23 juillet 1782 pour avoir acheté un office d'huissier en fraude de ses créanciers (27)

La formation professionnelle de l'huissier n'a été réglementée qu'au XIXème siècle, lorsque le décret du 6 juillet 1810, défendit de nommer huissier quiconque n'aurait pas travaillé pendant au moins une année dans l'étude d'un notaire ou d'un avoué, ou pendant deux ans chez un huissier. (28)

L'exigence d'une pratique professionnelle préalablement acquise était ainsi clairement fixée et fut confirmée par le décret du 14 juin 1813 portant règlement sur l'organisation et le service des huissiers, qui en modifia toutefois les modalités : les candidats aux fonctions d'huissier devraient désormais avoir travaillé, au moins pendant deux ans, soit dans l'étude d'un notaire ou d'un avoué, soit chez un huissier, ou pendant trois ans au greffe d'une cour impériale ou d'un tribunal de première instance (29). Le stage était devenu une condition nécessaire dont la réalisation se justifiait par la production d'un extrait d'un registre tenu par le secrétariat de la chambre de discipline locale et par les attestations du patron. Il constituait d'ailleurs l'unique condition d'aptitude technique : il n'était question, à cette époque, ni d'examen professionnel, ni de diplôme.

Une trentaine d'années plus tard, les choses n'avaient pas évolué. En 1846, la Commission des hautes études du droit, amenée à se prononcer sur l'exigence de la licence en droit, prit une position défavorable. Curieusement, les motifs invoqués étaient exactement les mêmes que du temps de Loyseau : « on a considéré que dans les campagnes, il serait très difficile de trouver des candidats en assez grand nombre, si l'on se montrait trop exigent sur les conditions d'admission » (30). De la sorte, la formation théorique a été laissée à la discrétion des compagnies locales d'huissiers, qui prirent l'habitude d'organiser des conférences au profit des candidats et des titulaires. Il appartenait logiquement à ces organismes corporatifs de délivrer aux candidats le certificat de capacité et de moralité nécessaire à leur nomination.

Ainsi prise en main par la profession et stimulée par la diversification des activités de l'huissier et par la progression du niveau de connaissances requis pour les exercer correctement, la formation est devenue une priorité. La législation a dû être adaptée à cet impératif et a effectivement connu une évolution considérable tout au long du XXème siècle. En 1930, un projet de loi prévoyait, outre le stage, une formation théorique de droit sanctionnée par un diplôme et la réussite à un examen professionnel. La suite est bien connue : le stage a fait l'objet d'une organisation très élaborée permettant aujourd'hui d'allier formation pratique et formation théorique sous l'égide du Département Formation des Stagiaires de la Chambre Nationale de Huissiers de Justice ; l'examen professionnel a été réglementé en 1975, 1986 et 1987 et porté à un très haut niveau de connaissances ; l'exigence d'un diplôme universitaire, enfin, n'a cessé d'être accrue, puisque l'on est passé de la capacité en droit en 1975 (31) à la licence en 1986 (32) et, depuis 1996, à la maîtrise ou tout autre diplôme reconnu équivalent (33). Tel a été le prix de l'adaptation de la profession à la technicité croissante des fonctions et de son élévation au niveau des autres auxiliaires de justice.

Quelles sont les perspectives d'évolution de la formation professionnelle des huissiers de justice ? Il faut se rendre à l'évidence : le système actuel de formation est très complet ; outre les garanties procurées par un examen professionnel de haut niveau, les modalités du stage et de l'enseignement professionnel répondent parfaitement aux besoins de la profession.

On observe aussi que le niveau universitaire des candidats est souvent plus élevé que celui qu'exigent les textes. La commission de 1846 constatait que les licenciés étaient de plus en plus nombreux dans les rangs des huissiers alors qu'aucun grade universitaire n'était exigé. Les statistiques récentes montrent que 40 % des huissiers de justice sont titulaires d'un diplôme de troisième cycle, voire d'un doctorat.

Parmi les explications que l'on peut trouver aujourd'hui à ce phénomène, les dispenses accordées aux docteurs en droit remplissant certaines conditions d'expérience professionnelle ne doivent pas être négligées. Mais l'accroissement du niveau effectif d'études est dû surtout à une volonté de spécialisation des candidats, qui les conduit à acquérir, dans la perspective du stage, des connaissances et un savoir faire directement utilisables sur le terrain. Plusieurs universités ont pris en compte ce besoin en ouvrant un cycle d'études spécialisé en matière de contentieux et de procédures d'exécution et sanctionné par un DESS. On peut encore signaler le caractère incitatif des avantages financiers procurés par le Centre National de Formation Professionnelle, après concours, aux titulaires d'un diplôme supérieur aux exigences légales (34) et à leur maître de stage. Sans aucun doute, l'attrait de ces aides pousse vers le haut le niveau d'études des stagiaires, soit de la volonté même des stagiaires, soit au travers de la politique d'embauche de leurs employeurs.

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(1) Décr. 29 août 1815, art. 2.

(2) Paris, Renou, 1879.

(3) Liv. I, tit. 16.

(4) Liv. II, tit. 6.

(5) JANVIER (A.), Notice sur les anciennes corporations d'archers, d'arbalétriers, de couleuvriniers et d'arquebusiers des villes de Picardie, Amiens, Duval et Herment, 1855, p. 228.

(6) Décr. 26 janvier 1793.

(7) Arrêté du 22 thermidor an VIII, art. 5. Adde : Décret du 14 juin 1813 portant règlement sur l'organisation et le service des huissiers, art. 7 : mention de la fidélité à l'Empereur et l'obéissance aux constitutions de l'Empire.

(8) Art. 89.

(9) Décr. 14 juin 1813, art. 12.

(10) Ces sergents, dont il est question au chapitre V des anciennes coutumes, étaient à l'origine des militaires et conservaient une fonction de maintien de l'ordre. Ils étaient aussi appelés sergents du plait de l'épée (ad placitum ensis) et servientes noster spade (lettres du 22 juil. 1315).

(11) Le terme exploit, en latin explicitum, provient du verbe explicare qui signifiait expliquer : le sergent relatait oralement ce qu'il avait fait.

(12) Somme rural, éd. par Charondas le Caron, Paris, Buon 1621, liv. II, tit. 2, p. 668.

(13) Edit du mois d'octobre 1485, tit. XI, art. 2 ; confirmé par un arrêt du parlement du 4 oct. 1550.

(14) En 1529, il fut imposé aux sergents de la douzaine de porter le hocqueton (plastron) des hommes d'armes et de s'armer d'une hallebarde pour escorter le prévôt.

(15) Ord. août 1539, art. 22. Les articles 9, 16 et 22 prévoyaient aussi certaines mentions dans les exploits.

(16) Somme rural, p. 667.

(17) L'identité des termes de cette disposition à ceux de l'ordonnance de 1535 est frappante. Elle s'explique par l'obéissance que devait encore la Savoie à la couronne de France au début du XVIème siècle.

(18) Art. 356 et 378.

(19) Ord. janv. 1563, art. 28.

(20) On lit, dans des remontrances présentées au Sénat de Savoie le 14 janvier 1678, que plusieurs juges des provinces recevaient encore des sergents ne sachant ni lire ni écrire, qui signaient « aveuglément avec une pièce de bois où leur nom est gravé ». Cette pratique exista peut-être aussi en France.

(21) Tit. I, art. 14.

(22) Paris, 1890.

(23) Les Basiliques, Paris, Buon 1611, liv. II, tit. 29, art. 1.

(24) Le 5 juin 1479, l'huissier Etienne Bonnet fut chargé par le Parlement de recevoir les amendes destinées aux pauvres prisonniers (Arch. Nat. X1a 1488, f° 228). Le 24 février 1595, l'huissier Jean Bachelier, commis pour recevoir les sommes assignées aux prisonniers, fut chargé de verser 10 sols parisis à une prisonnière pour l'aider à vivre (Arch. Nat. X1a 1502, f° 53). Le 19 mars 1500, le Parlement demandait à son fils, l'huissier Jean Bachelier le Jeune, de recevoir les amendes destinées aux prisonniers de la Conciergerie et d'y tenir bon compte (Arch. Nat. X1a 1505, f° 80 v°).

(25) Guillaume de Lépine, huissier du Parlement, fut nommé au début du XIVème siècle, administrateur du temporel séquestré de l'abbaye du trésor de Notre-Dame du diocèse de Rouen (Aubert, Le Parlement de Paris de Philippe le Bel à Charles VII, Paris, 1890, p. 175).

(26) Le 14 mai 1386, l'huissier Jean L'Asne était chargé de l'inventaire des biens du défunt archidiacre d'Arras (Arch. Nat. X1a 1473, f° 111). Une mission similaire fut confiée le 22 janvier 1406 à l'huissier Aleaume Cachemarée (Arch. Nat. X1a 1478, f° 303). Le 9 avril 1476, l'huissier Jean Musnier reçut la mission de dresser, avec le premier notaire du Parlement, l'inventaire des biens de la succession d'un conseiller décédé (Arch. Nat. X1a 1487, f° 48).

(27) V. Camus et Bayard, Nouveau Denisart, Paris, Desaint 1784, v° Banqueroute.

(28) Art. 122.

(29) Art. 10.

(30) Cité par Me Spinelli, in Hostarii, EJT 1995, p. 292.

(31) Décr. 14 août 1975, art. 1er-5°.

(32) Décr. 2 mai 1986.

(33) Décr. 12 avr. 1994, art. 14.

(34) Du temps où le diplôme exigé pour devenir stagiaire était la licence, ce concours était ouvert aux titulaires de la maîtrise. Aujourd'hui, il est ouvert aux titulaires d'un DEA ou d'un DESS spécialisé en contentieux ou en procédure.

Dernière mise à jour le 4 avril 2011

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