V - SERGENTS DE JUSTICE ET SERGENTS D'ARMES : DIFFERENCIATION ET SIMILITUDES HISTORIQUES
Les sergents, ancêtres des huissiers de justice, n'ont pas existé tant que les procédures de citation en justice et d'exécution n'ont pas exigé l'intervention d'un auxiliaire du juge. Même lorsque la législation a évolué en ce sens, il est difficile d'affirmer que des officiers avaient été spécialement créés pour exécuter ces tâches. Il apparaît au contraire, lorsque l'assignation à comparaître dut être assurée par un auxiliaire du juge à partir du Vème siècle de notre ère, que le juge en confiait le soin à un appariteur choisi le plus souvent parmi les agents militaires subalternes. (1)
Si l'on se penche sur les institutions de la France médiévale, on constate que les ajournements et les exécutions étaient effectués par des sergents. Mais on observe aussi que l'appellation sergent correspondait à des fonctions très diverses et ne désignait pas seulement ces auxiliaires de justice. Pour l'essentiel, une distinction pouvait être faite entre les sergents civils et les sergents militaires.
Parmi les sergents civils, plusieurs officiers portaient le titre de sergent. En premier lieu, le terme sergent désignait des officiers de justice chargés des significations et des exécutions auprès des différentes juridictions. C'est en ce sens, en effet, que les auteurs et la législation l'utilisaient principalement. Mais il s'appliqua aussi, surtout à partir du XIIème siècle, aux agents inférieurs de services spéciaux commis, par exemple, pour garder les champs de blé (sergents blaviers), les moissons (sergents messiers) ou les prés (sergents prairiers) avec le pouvoir de constater les infractions et d'en dresser procès-verbal. D'autres reçurent pour attribution la perception de certains droits, comme par exemple les sergents barriers chargés de percevoir le droit de barrage sur les marchandises entrant dans les villes.
D'autre part, l'appellation s'appliquait à des combattants, que l'on nommait précisément sergents d'armes dans le sens de servants d'armes (servientes armorum) ou de serviteurs armés (servientes armati). Dans le langage médiéval, en effet, le sergent désignait un soldat roturier (par opposition au chevalier) qui accomplissait son service militaire. Certains de ces sergents servaient à cheval (servientes ad equos ou servientes equites), d'autres à pied (servientes pedites). Au temps de l'ost, les uns devaient ce service en tant que possesseurs de fiefs dont le revenu était insuffisant pour conférer le titre de chevalier ; les autres étaient envoyés par les communautés urbaines, paysannes ou religieuses au titre de leur contribution à l'effort défensif lorsque l'arrière-ban était proclamé. Plus tard, et notamment à partir du règne de Philippe-Auguste, les troupes permanentes du roi comptaient un nombre important de sergents, qui étaient alors des hommes d'armes de profession.
C'est dans ce sens militaire du terme qu'il est question de sergents dans plusieurs récits légendaires ou historiques de la fin du XIIème siècle et du début du XIIIème, tels que la Chanson de Garin le Lorrain (où sergents, écuyers, belles dames et clercs accourent dans la salle du palais pour voir un énorme sanglier qui venait d'être tué en forêt), la Chronique de Robert de Clairi (où il est dit que des sergents anglais, danois et grecs défendaient les tours de Constantinople et qu'un peloton de sergents français parvint à y pénétrer), ou encore le Livre de Saint Louis relatant la bataille de Mansourah (où le comte d'Anjou partit au secours de Jean de Joinville avec plusieurs de ses sergents qui poussèrent leurs chevaux).
La distinction entre les sergents militaires et les officiers civils de même nom n'était pas arbitraire. Bien au contraire, elle résultait d'une différentiation plus ancienne opérée entre le personnel militaire et les domestiques.
Parmi les domestiques, qui se caractérisaient par un attachement permanent à leur maître, une place doit être faite aux premiers huissiers ou sergents de justice. A une époque antérieure à la proclamation de l'empire, les auxiliaires du magistrat romain (apparitores magistratuum) étaient, comme tous les domestiques, des esclaves ou des affranchis (2). Bien plus tard, les premiers sergents restaient des serviteurs commis par les seigneurs-justiciers (puis par leurs juges) pour exécuter leurs ordres. Au Moyen Age, la domesticité était aussi la condition des gardes de la maison du roi, portant eux aussi le titre d'huissier ou de sergent : les sergents d'armes (servientes armorum ou armati) établis en 1192 par Philippe Auguste n'étaient autres que custodes corpori sui, clavas aereas semper in manibus portantes, c'est-à-dire les gardes du corps du roi munis d'une masse d'airain ; il en allait de même des gardes armés de masses de cuivre dont Louis IX s'entoura sous la menace d'assassinat du Vieux de la Montagne, ainsi que des huissiers d'armes (hostiarii armorum) institués par les premiers Valois pour garder la chambre à coucher du souverain. Bien qu'attachés à la maison du roi, ces officiers conservaient un caractère militaire révélé à la fois par leur équipement (la masse était une arme de combat avant de devenir, au XIVème siècle, l'attribut de certains huissiers) et leur statut juridique (ils étaient, du temps de Boutillier, justiciables du Connétable en matière personnelle comme tous les militaires). Cette origine, jointe à l'honneur qu'il y avait à servir le roi de si près, distinguait ces officiers des huissiers et des sergents de justice dont la vileté avait, si l'on en croit Loyseau, amené les gardes du corps à délaisser le titre de sergent au profit de celui d'archers. (3)
A la différence de ces gardes qui, à l'instar des protectores domesticos romains, étaient à la fois soldats et domestiques mais plus domestiques que soldats, les militaires étaient des hommes libres, nobles ou roturiers. A l'époque féodale, ils n'exerçaient de fonctions militaires qu'occasionnellement et pour une durée déterminée, lorsqu'ils étaient mobilisés sur convocation spéciale de leur seigneur. Telle était la condition des sergents militaires à pied ou à cheval, du moins avant la création d'une troupe permanente. Telle était aussi la situation des premiers sergents à masse, massiers ou sergents d'armes qui précédaient le roi dans les cérémonies au XIVème siècle : gens de guerre avant tout (ils accompagnaient le roi au combat), ils n'exerçaient cette fonction qu'en temps de paix et à l'occasion des solennités.
Le fondement de la distinction des sergents civils et des sergents militaires se trouve, semble-t-il, dans cette vieille séparation de la classe domestique (militia domesticorum) et de la classe militaire (militia armata). Pourtant, certaines analogies entre les sergents de justice et les sergents d'armes peuvent être constatées.
Il est possible, tout d'abord, en établissant un parallèle entre les institutions féodales et les institutions monarchiques organisées à partir du XIème siècle (4), de mettre en évidence la confusion qui existait au niveau des attributions des sergents. A cette époque, en effet, le seigneur (seigneur féodal ou roi de France) commença à se faire représenter localement par des prévôts (praepositi) ou officiers équivalents (bailes, baillis, châtelains, sénéchaux, vicomtes, viguiers) qui cumulaient par délégation des pouvoirs politiques, judiciaires, militaires et financiers. Ces représentants de l'autorité publique avaient sous leurs ordres des agents qui réunissaient eux aussi entre leurs mains les fonctions de juge, de policier, de chef de milice, de receveur et d'administrateur au niveau des villages (maires, doyens) ou des villes (voyers). A leur tour, les agents de second ordre étaient assistés par des officiers inférieurs, de condition souvent servile. Ces officiers subalternes, chargés d'exécuter les ordres du roi et des agents supérieurs, composaient une catégorie assez floue d'exécutants à laquelle Luchaire appliquait, en ce qui concerne l'administration locale du royaume, l'appellation collective de sergents du roi (5). Toujours est-il que, par le jeu de la délégation de pouvoirs caractéristique de l'administration des seigneuries ou du royaume, ces bas-officiers cumulaient eux aussi des prérogatives judiciaires et militaires. La frontière entre les sergents de justice et les sergents militaires était donc très ténue, puisque les mêmes officiers étaient à la fois hommes d'armes et exécuteurs de justice.
En outre, on peut observer que des fonctions confiées à des officiers que l'on a qualifié plus tard de sergents de justice par opposition aux sergents militaires, étaient parfois exercées par des hommes d'armes. Par exemple, on sait que les sergents de justice étaient chargés de signifier les actes de l'autorité seigneuriale ou royale, mais on constate que des sergents d'armes étaient envoyés auprès des menus vassaux ou des villes pour les convoquer au service militaire dû à leur suzerain. (6)
De même, les huissiers d'armes affectés à la garde de la chambre du roi pouvaient accessoirement porter des messages et effectuer les arrestations (7). A leur égard, la ressemblance avec les huissiers des juridictions est frappante puisque, à la même époque, les uns comme les autres remplissaient des fonctions domestiques de portier, de messager et d'exécuteur d'ordres.
Une autre similitude doit être signalée entre les gardes du corps du roi - qui, nous l'avons déjà indiqué, cumulaient la qualité de militaire et celle de domestique - et l'une des catégories de sergents du Châtelet de Paris : les sergents de la douzaine. Ces douze officiers, qui partageaient le droit d'exploiter dans la ville, faubourgs et banlieue de Paris avec les sergents à verge et les sergents à cheval de la même juridiction, constituaient originairement la garde personnelle du prévôt de Paris. Domestiques, ils portaient les livrées et les couleurs de ce dernier ; hommes d'armes, ils étaient vêtus du hoqueton (vêtement de combat que les soldats portaient ordinairement sous le haubert) et étaient munis d'une hallebarde.
Ces observations sur les sergents d'armes, les huissiers d'armes et les sergents de la douzaine montrent elles aussi combien il est difficile de distinguer les sergents de justice des sergents militaires dans la mesure où certains agents militaires avaient acquis des fonctions judiciaires.
Nous n'avons pas trouvé l'explication de cette attraction du militaire vers le judiciaire. On peut toutefois avancer sans grand risque, que les privilèges accordés à certaines catégorie de personnes pour des raisons diverses et la commodité qu'il put y avoir à confier des fonctions secondaires à certains agents de la force publique ont joué un rôle non négligeable. Mais quelle que soit sa justification, un pareil cumul de fonctions était parfaitement concevable dans un système institutionnel caractérisé par la confusion des pouvoirs, un système où justice et puissance militaire (mais aussi pouvoir administratif et financier) procédaient d'une seule et même autorité, celle du seigneur. Montesquieu écrivait à ce propos, en se référant à un capitulaire de l'an 815 et au concile de Verneuil de l'an 845, que « c'étoit un principe fondamental de la monarchie, que ceux qui étoient sous la puissance militaire de quelqu'un, étoient aussi sous sa juridiction civile » (8). Au Moyen Age, cette confusion se retrouvait bien au niveau des juges inférieurs (prévôts, baillis et sénéchaux), qui étaient avant tout des hommes d'épée auxquels le roi avait confié des attributions judiciaires. Rien n'interdit alors de penser que certains auxiliaires de ces juges ont pu exercer eux aussi des fonctions militaires préexistantes et des fonctions liées à la justice qui ont parfois fini par prendre le dessus.
_______
(1) J. Gaudemet, Les institutions de l'Antiquité, 6e éd., Montchrestien 2000, p. 480.
(2) Loyseau, Traité des offices, liv. I, chap. 1, n. 41.
(3) Op. cit., liv. IV, chap. 3, n. 24.
(4) V. A. Luchaire, Manuel des institutions françaises. Période des Capétiens directs, p. 263 et s. ; 539 et s. ; Institutions monarchiques, spéc. I, 220.
(5) Manuel des institutions françaises, p. 553.
(6) A. Luchaire, op. cit., p. 197.
(7) A. Luchaire, op. cit. p. 533.
(8) De l'Esprit des Lois, liv. XXX, chap. 18.
Dernière mise à jour le 30 mars 2011
© Reproduction interdite sans autorisation