Nique ton ombre

Toi aussi tu connais cette maladive tendresse dont je parlais deux pages plus tôt

celle qui fait dire certains soirs qu'on déteste l'amour

et le désir et toutes ces géantes aux gueules d'ombres

Ton coeur est un putain de temple aux milliers de colonnes

abandonné à la vermine parmi des lianes étrangleuses

et la ville ne sera jamais assez jungle pour comprendre ça

pour refléter ta peau qui ressemble de plus en plus à des écorces

pour faire passer le message rustre de ton âme

la parole brute aux mots enfin compris comme on comprend les pierres

comme on comprend ces choses bien ancrées sur le sol

auxquelles on voudrait tant pouvoir prêter la voix

Maintenant c'est toi qui suis ton ombre dans les rues

en t'essoufflant dans une course effrénée

pareille au chemin de croix d'un Christ accablé par l'urgence

Tu fuis pour te cacher du regard omniscient

d'un oeil qui ne connaît aucune miséricorde

qui t'envoie dans les cordes qui t'écrase d'interdits 

Les dieux sont morts on le saura trop bien

ce qui te traque n'est plus ni humain ni divin

Tu t'enfuis et tu ne sais quoi faire de l'arme et du cadavre

Un point de côté te jette sur le seuil d'une maison

pour te forcer à prendre le temps

d'embrasser le silence aux dents suaves

dans la nuit pleine de lunes évadées de prison

Il y a une heure que tu as fait sauter

la cervelle du petit prince

et les sirènes chantent dans ta tête pour la révolution

pour ton plongeon lucide au fond du lac aux reflets troubles

qu'on appelle l'âge adulte

et qui n'est autre que l'entrelacs de toutes les ombres

que tu n'as pas su tuer et que tes poings traversent

comme un homme traverse une vitre à coup d'épaule

pour se jeter du haut d'un grand immeuble

Te voilà à l'endroit qu'on appelle la grand-place

Tu lis tous ces poèmes pseudo-sexués qui t'emmerdent et te glacent

Tu vois ces femmes aux grands chapeaux qui font l'éloge

d'un monde perdu qui serait plus salaud que le présent

que ce présent qui t'ouvre à coups d'heures assommantes répétées en boucle

une blessure qui fait comme une seconde bouche dans ton ventre

pleine de miroirs crevés et d'yeux de chats

de lampes allumées et de tables

où les amis viennent jouer aux cartes

et écrire le mot "paix" avec des lettres de fumée

Ce mot tu ne saurais toujours pas le comprendre

Celles que tu as aimées jusqu'à la corde

tu ne sais plus leur parler

A peine te reste-t-il assez d'appétit pour attendre

le prochain mot qui aura assez de force pour la mordre

     l'ombre penchée qui te précède

la prochaine gorge avec assez d'amarres pour te garder près d'elle

près de la terre où si peu savent te parler

où ta démarche ne fait plus le moindre fracas

où tu glisses comme une eau

où les pierres te ressemblent