Gnossienne du TGV
Ce soir tu ne sais plus où tu es sur la terre
tu es tout seul entre les arbres angulaires
et tes jambes s'entrechoquent
comme des mâchoires qui claquent
comme une fenêtre ouverte autrefois dans le vent
ou comme le ressac immense des gyrophares
qui berce les étoiles sur les ponts amputés
Ce soir la crevasse de la ville a les lèvres gercées
elle a un goût de vieux tabac
la ville
la ville est pleine de neige
de cendre et de galets
qui coulent sur les trottoirs
et sur le toit du vieux manège qui dort
place des Révolutions
tu peux sentir
la nuit dénouer sa muselière
tu peux entendre
comme on joue du piano sur la peau d’une hanche
les cigales de neige de tous les squares de tous les bancs de tous les réverbères
les piverts
les corbeaux
les mesures de Satie
Tu marches dans la ville
et malgré ce "je est un autre" tu es seul
les têtes crissent sous tes pieds
sous les pavés
et sous la glace
qui se crevasse
ce n’est pas elle qui craque ce sont les os du monde
et les volets entrouverts des maisons
au chevet de tes lèvres qui saignent dans le ciel
tu rêves d’un rire
d’une bouche à demi soulevée sous le poids des naufrages
tes pas salissent les taches des réverbères
ton cœur s’arrête
tes mains s’endorment
dans le rétro du vieux taxi
où l’enfant s’est perdu
en demandant sa route
passage des heures
tu es assis à tes côtés à bord du TGV
sur la septième voie de la septième gare
il est sept heures du soir
et tu te demandes à qui sont les visages
abandonnés aux places 58 et 59 A
la vie est là
sur l’autre rive
entre elle et toi il y a les vitres et la vitesse
et les lumières assourdies d’une gare
qui passait là
sans crier gare
et la mer monte
entre les sièges qu’on ne distingue déjà plus des récifs
ni des parois ni des mâchoires
entre lesquelles ton regard tangue
…
les lumières de la ville au fond c'est comme le Gulf Stream
surtout les jours de pluie sur les vitres
les jours de vent
les jours de neige et de vitesse
quand la brûlure se reflète jusqu’au fond de ton ventre
jusqu'à dissoudre les rails qui s'égrènent et s'enfuient sous le roulement infini de ta course
et jusqu'à les quitter
pour plonger dans la nuit
la nuit de fer
la nuit fondue
et opérer enfin la soudure d’âme à âme
le choc
faute de mieux
la mer monte
à nouveau tu entrouvres tes yeux
qui ne savent plus dormir
qui ne savent plus mentir
qui ne savent plus partir
tu regardes à bâbord
dans le compartiment
tu regardes à tribord
le milliard de lumières où Dieu n’habite pas
et cette fille qui est belle comme une coiffeuse
quand on ferme les yeux
mais tu ne sais parler ni aux hommes ni aux femmes
seuls les murs te répondent
et les vitres du train
au front desquelles ta tête furieusement titube
et tu ne peux aller plus loin dans l’atmosphère
que cet endroit exact où ton crâne sur la vitre en chavirant explose
plein verre
ou plutôt
pleine mer
à présent tu ne veux même plus
savoir qui perd ni qui gagne
tu ne veux même plus
comprendre
le regard se perd dans l’horizon
dans la lumière qui roule son torse comme une étoile où tous les chiens s’enfuient
et même à n’y rien voir
tu peux encore être celui qui écoute
le passage des heures
arrêté dans les ports
arrêté dans les gares
tu peux encore être celui qui entend
dans la poitrine un loup qui court
et la rosée qui s’abat sur les vitres
comme un torrent
entre les champs et les forêts
la neige le bruit le temps
au fond des usines abandonnées
dans les refrains d’antan
tu peux encore être celui qui cherche
la source du vacarme
ou seulement
ton image
destination gravée
dans le bois d’un visage
tu peux encore être celui qui prie
sans aucun dieu sans aucune racine
autre que le bruit de ce train dans la nuit
et le silence ancien de la poussière
qui tombe du plafond
Et il te reste à inventer
le monde
l’espoir
la pluie et la lumière
et les ruades immenses des bateaux sur la mer
il te reste à monter
d’un seul mot d’une seule voix au fond de l’atmosphère
il te reste à crier
à frapper ton cerveau sur la chair des barreaux
il te reste à passer
de l’autre côté du regard
Ce n’est pas le train qui fait ce bruit de ferraille
c’est ta tête et ta langue et ton corps tout entier
qui frappent contre la vitre
Dehors
on entend un tamtam qui bat des mains
qui bat des pieds
qui bat des lèvres
dans un pays sur un trottoir
et les baguettes du tambour sont dressées dans la nuit
au bord de chaque rail
et tu étouffes
encore
tu ouvres grand les yeux
d’un grand coup de paupière
tu as fendu le verre
tu as jeté les heures comme du ballast entre les rails
et la nuit est entrée
dans le compartiment
tu regardes dehors
la nuit
la voie ferrée
le vent et la vitesse
et la neige qui tombe
arrêtée dans les ports
arrêtée dans les gares
déjà le pouls du train faiblit
la ligne de vie se taille
la ligne de fuite
s’éclipse
tu descends sur le quai
et tu allumes une cigarette qui fait du bruit comme une grenouille le soir au-dessus des marais
tu suis des pas des flaques déjà tout tracés dans le néant des bruits
et tu t’enfonces
dans la gorge du monde
arrêté dans les ports
arrêté dans les gares
tu es tout seul entre les piliers angulaires
et tes dents s'entrechoquent sur le béton du quai
et tu dis Merde
Je connais la douceur
apprenez-moi la paix