Allô, où suis-je ?
Papa ?
Où suis-je ? Qui me répond ?
C'est Frank. Qu'est-ce qu'il y a ?
Frank ? Pourquoi donc tu m'appelles ? Il fait nuit, tellement nuit...
C'est toi qui m'appelles ! Qu'est-ce qui se passe bordel, t'es pas normal...
Je... je suis bloqué dans une chambre. Une chambre d'hôtel.
Une chambre d'hôtel ? Où ça ?
Quelque part. La Suisse. J'ai un avion à prendre.
La Suisse ? Mais qu'est-ce que tu fous là-bas, nom de dieu ! Une semaine qu'on te cherche !
Je l'ignore. Une longue route, des souvenirs à oublier. Des kilomètres et des kilomètres à travers les Alpes. Mes souvenirs... je les ai oubliés. Il fait froid ici. La chambre, la porte... de la buée quand je parle... Et cette odeur de viande... de sang... comme une boucherie... Partout ce grésillement... cette lumière blanche et maigre... C'est... Je voudrais... Comme une congélation... Tu veux...
Je ne comprends rien ! Prends ton temps, bordel, explique-moi ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire de boucherie ?!
Tu veux... S'il vous plaît... Congeler... votre viande... Nous pouvons vous aider à congeler votre viande... Si vous êtes intéressé, faites-nous signe ; nous ferons le nécessaire.
Pardon ? Qui est à l'appareil ? Papa ! Ce n'est plus la même voix !
Ainsi s'interrompt la conversation. Cette voix... celle de mon père... lentement, comme une couleur qui se change en une autre en passant par toutes les nuances du prisme, changeant d'intonation, se transformant en une voix robotique, ce genre de voix automatique que les entreprises utilisent pour faire du démarchage par téléphone, enregistrant leurs messages, économisant ainsi le service de téléopérateurs. Congeler ma viande ? Voilà une heure pour m'emmerder avec ça ! Qu'est-ce que c'est que ce bordel ?
Je décide d'appeler ma mère. Lui dire que mon père est en Suisse. Lui parler de cet étrange coup de fil, flippant, interrompu par ce message publicitaire venu d'ailleurs.
Maman ?
C'est toi ? En voilà une heure pour m'appeler... Et ton père qui fait des siennes ; le voilà rentré, frigorifié, il ne sait pas me dire d'où il revient... Une semaine, tu te rends compte ! J'allais me tuer d'inquiétude ! Qui sait dans quels bourbiers il est allé se fourrer !
De retour ? Mais enfin, je l'ai eu voilà pas cinq minutes ! Il m'appelait, de Suisse !
Vraiment ? Tu as dû faire erreur, ce n'était pas lui ! Tu es sûr que ce n'était pas un rêve, vu l'heure qu'il est ?
Mais non, je ne dormais pas ! Tu sais bien que je ne peux pas dormir tant qu'il ne fait pas jour... Trop de chaleur, d'idées moites, de vieux démons en tête...
Tu as trop chaud ? Dans ce cas essay...ez donc de congeler... votre viande. Nous pouvons vous aider à congeler votre viande... Effet garanti contre les idées noires, délires et suées nocturnes. Rappelez-nous si intéressé, nous ferons le nécessaire.
Allô ? Mais qui êtes-vous ? Ça ne m'intéresse pas, vos affaires ! Raccrochez immédiatement et n'interrompez plus !
Rappeler ma mère. Où va le monde, si la pub s'invite jusque dans nos conversations personnelles ! Ça ne peut être que ça : on nous a coupés, puis on m'a aiguillé sur une autre ligne. Mais cette histoire du père rentré, qui m'avait dit être en Suisse... Quelle soirée de merde...
Maman ?
Oui ?
Ah, c'est bien toi... Figure-toi qu'on nous a coupés. Papa t'a-t-il appris d'où il revient ? La Suisse ?
Oui, il me l'a dit... Il était parti congeler de la viande. Un service impeccable, rien à redire, vraiment. Nous savons satisfaire le client, ch...
J'ai raccroché, encore. Cette fois, pas même un changement de ton : c'est bien la voix de ma mère qui récitait ces choses. Ne plus appeler. Ce doit être une mauvaise farce. Blague à deux balles de ma famille... Ils n'ont jamais su être drôles. Pour l'angoisse, ils savent y faire. De leur faute si je suis ce que je suis, insomniaque et reclus, à n'en pas douter. Prendre une douche froide, me recoucher. Ne plus y penser. Demain, j'éclaircirai tout ça. Je leur ferai cracher le morceau. Un coup d’œil au calendrier. Non, bien sûr, ce n'est pas le premier avril. Nous sommes en plein été.
Une lumière, inhabituelle à cet endroit de la pièce, a attiré mon regard. La télé s'est allumée. Je dis « s'est allumée » car de toute évidence, ce n'est pas de mon fait. Voilà trois mois que je ne l'ai plus mise en marche, cette petite gueule de menteuse aveuglante. Une étincelle dans les circuits, sans doute, aura touché l'interrupteur. Je ne connais rien à l'électricité. Pour moi c'est une sorte de magie. Mais à y regarder de près, tout cela est absolument impossible. Le câble est détaché du mur. De la magie, vraiment ; même de la sorcellerie. La prise murale me nargue de ses deux trous vides, petits yeux noirs narquois. Je jette un regard vers l'écran.
Sur celui-ci défilent des images écœurantes, des images d'abattoirs et de tapis roulants couverts d'abats, des crocs de boucher d'où pendent inertes d'énormes carcasses de bœufs. Puis de grandes cuves remplies de glace, des pièces entières éclairées au néon, au sol luisant, à l'air épais, fumeux et blanc. Des messages s'affichent à l'écran. Toujours ces mots omniprésents : « Congeler votre viande ». La pression sur le bouton n'y fait rien : obstinément, l'écran s'éclaire. L'électricité mystérieuse continue de l'habiter sans relâche, et toujours cette même chaîne, que je zappe ou cherche à mettre en veille, ces mêmes images de glace et de bidoche suspendue à des tringles, dans d'immenses pièces désertes et froides.
Je commence à trembler, à sentir des fourmis courir dans mon cerveau. Perdant mon sang froid, j'exécute des gestes incontrôlés, m'assois sur mon lit, me relève. Que faire, bon sang, qu'est-ce qui m'arrive. Vibration du portable. Enfin on va tout m'expliquer, on va me dire que c'est une farce, et ça va s'arrêter, et je vais rire, immensément rire de ma crédulité, de la facilité avec laquelle je me suis laissé entraîner, et ma terreur va se changer en souvenir cocasse.
Allô ?
C'est eux. C'est encore eux. Congeler de la viande, encore et encore. Jamais jusqu'alors je ne m'étais figuré l'infinie horreur de cette viande à la putréfaction ralentie par la blancheur inerte du froid. Le froid, le masque que la mort revêt pour approcher à pas de loup, figeant les rires, les odeurs, les couleurs, uniforme blanchâtre qui rend toutes choses égales, immobiles, sans parole. Tapis de viande, tringles immondes sur l'écran de la télé, bruit répété des crochets qui avancent, emmenés par des chaînes. Appeler. Quelqu'un, un ami, n'importe qui. Tout de suite. Ecouter autre chose que ce bruit de l'enfer, presque muet mais jamais éteint, calme et redoutable, inflexible.
Allô ?
Franck ? Pourquoi tu m'appelles à cette heure ? Ça va mon vieux ?
Ah, Jo putain, ça fait du bien de t'entendre tu peux pas savoir. Il m'arrive un truc incroyable, je
Auriez-vous par hasard de la viande à congeler. La vôtre. Votre viande. Congeler votre viande. Nous voulons... pouvons... viande... votre... congeler...
Raccrocher, à nouveau raccrocher, par peur d'entendre, par peur de tomber dingue. C'était bien mon pote Jo que j'entendais dans mon oreille. C'était sa voix, sa voix à lui, qui s'est changée en quelques mots en cette voix robotique, comme mon père, comme ma mère. Détruire ce téléphone. Il est hanté ou il déconne à faire peur. Quelque chose mange mon ventre de l'intérieur. J'ai mal. Je vais vomir. On veut ma peau, on veut ma tête, ou mon argent, mais je n'ai rien. Ce ne peut être une plaisanterie. Ça a trop duré. A ce point ce n'est plus de l'humour, c'est du terrorisme. Sortir. Jeter ce téléphone dans un égout. Et respirer, enfin ! La clé joue dans la serrure. Une fois. Pourvu que la porte s'ouvre, pourvu que je ne sois pas prisonnier ici. Chez moi. Ce trou à rats. Deux fois. La porte s'ouvre. De l'air, enfin, de l'air, de la lumière ! Mon estomac remonte jusqu'à ma gorge, mes yeux se troublent. J'ai peur. Toute la rue est gelée. En plein été. Et des flocons de neige bouchent ma vue à cinq mètres. Entre ces nappes de blanc épaisses et sales la silhouette noire d'un camion émerge, tous phares allumés, gros fantôme dégueulasse prêt à tout écraser sur son passage, les réverbères presque éteints, les poubelles vides, le silence. Je rentre et par la fenêtre dont j'ai entrouvert les volets, je le revois passer, une fois, deux fois, dix fois. Il traîne devant ma porte, avance, recule, fait le tour du pâté de maisons et revient dans ma rue. Je suis cerné. Ils m'observent. Ils m'attendent. Ils veulent ma peau. Un cambriolage sans doute, finement organisé. Ils veulent me faire devenir fou pour me cueillir sans résistance. Que mon témoignage soit celui d'un taré, d'un illuminé que personne ne veut entendre, qu'on écoute d'une oreille pour se marrer un peu, puis qu'on fout à la porte d'un coup de pied. J'ai peur. Peur si je sors, peur si je reste.
Il n'y a plus rien à faire. Rien d'autre que cette tâche quotidienne que j'exécute après une émotion trop forte, pour chasser la peur, le dégoût, l'ennui. Pas toujours efficace mais qui fait passer le temps, qui remet le cœur à l'heure. Je rentre dans la cabine de douche. Je suis nu. Tête baissée je jette des regards au miroir. Je me trouve laid, je me trouve maigre. Si on congelait ma viande ça ne serait pas pour la bouffer, ça non, que je pense ironiquement, ce serait juste à la morgue et puis basta, parce que je me suis laissé mourir ici par peur d'appeler au secours, de sortir de ma piaule, ou parce que les types qui mènent cette putain de danse macabre, ou même ceux qui conduisent ce camion de malheur auront perdu patience et auront fini par me liquider, voilà tout. Les yeux fermés je me laisse pénétrer par la chaleur de l'eau, si pleine de vie et à mille lieues de cette congélation morbide qui m'assaille de toutes parts, enfin de l'eau, de la bonne eau brûlante qui me masse les cheveux, le crâne, la nuque, je la sens qui s'écoule entre mes omoplates, et je sens sa vapeur jusque dans mes narines, je la hume comme un élixir de vie, cette odeur de métal … de métal... de métal rouillé... comme... putain comme... du … sang... tout est rouge dans ce cauchemar de douche, rouge écarlate sur la carrelage et sur ma peau, rouge et rouillé, horriblement rouillé et épais comme la mort. Le sang brun coule à gros bouillons comme une gorge qu'on aurait ouverte au couteau, tout jaillit comme une putain de plainte désespérée sur les murs de la salle de bains, sur ma serviette et mes vêtements amassés sur le sol, et je m'enfuis, mais où, je suis cerné, je suis foutu.
Par la fenêtre le jour se lève. Je ne suis pas chez moi. Ce n'est pas la rue que je connais qui se présente à ma vue, à travers la vitre embuée, au delà des dernières nappes de neige qui peinent à s'en aller. Je me trouve dans une chambre, meublée comme la mienne, qui donne sur un pays de montagnes. J'ai très froid et du brouillard sort de sa bouche. Une à une les lampes claquent. Il n'y a plus de lumière. La télé est allumée et me sert à voix basse sa lancinante chanson. Congeler, congeler. Congeler de la viande. Que quelqu'un me vienne en aide. Par pitié. Le sang coule de la douche et la vapeur me prend la gorge. J'étouffe. Il n'y a plus d'air. Il n'y a plus de lumière. J'attrape une feuille et griffonne quelques mots, appel dérisoire en quête d'une aide posthume. Il n'y a plus d'air. J'ai froid. Je crois que je m'écroule, inerte sur le sol, une main plaquée contre ma bouche. Je n'entends plus rien.
***
On a sonné chez moi. Je me réveille d'une saloperie de mauvais rêve. Mon crâne se fend en deux quand j'ouvre les paupières. Putain de putain de mal de crâne. On sonne encore. J'arrive, nom de dieu, patience. Derrière la porte que j'entrouvre, un homme tient une petite enveloppe couverte de boue, à l'encre coulée et tremblante, cachetée du matin-même. Il n'y a pas de timbre. Pas trace d'expéditeur. Derrière les traînées d'eau, mon adresse est notée d'une écriture tremblante.
Aimable et silencieux, le facteur attend que je paye. « Ce n'était pas affranchi, vous pouvez refuser la lettre ou bien payer les frais d'acheminement », dit-il enfin ; avant de rajouter : « C'est drôle, ces cristaux de glace partout dans votre rue. »
Je prends l'enveloppe. Le cachet se soulève rapidement, comme scellé à la hâte, d'un seul coup de langue. Un mot écrit à la main. L'écriture est irrégulière. Elle ressemble à la mienne.
Je suis cerné. C'est comme si c'était déjà fait. Congelé !
Qu'on m'aide. Les lampes ne s'allument plus. Qu'on m'aide !