On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels. Anatole France, 1922
« A bas la guerre ! » qu'il crie encore le gars Bélanger, le bandeau sur les yeux ; et il suce en riant le tuyau de sa pipe, comme si la vie pour lui n'allait pas s'arrêter là. Le vent mou de Picardie, en ce mois de mai 1917 où le printemps semble avoir clairement passé son tour, depuis deux mois qu'on l'attend, souffle dru sur les tignasses. Le panneau indiquant le nom du village de Soupir est plus ou moins la seule chose qui tienne encore debout dans ce tas de pierres, et il nous nargue comme une mauvaise blague. Nous les pioupious, les chasse-bites, les Pauvres Couillons Du Front, on se tient tous debout comme des épouvantails devant le poteau, blancs comme des suaires, tous muets et les yeux secs.
Bélanger rit comme un beau diable sur son poteau, et nous on aimerait bien en faire autant. A quelques kilomètres de là on entend s'écraser des obus de crapouillots. Les boches finiront bien par nous avoir, et qu'on s'retrouve au gnouf ou chez Saint-Pierre ça nous f'ra des vacances. Deux semaines qu'on tient, qu'on n'a plus tiré un coup d'feu. Le mot s'est répandu comme une sacrée traînée d'poudre dans tous les régiments. « On les aura » ! qu'on dit encore entre nos dents tandis qu'au loin tonnent les canons et que dégringolent les enclumes par paquets de mille sur nos tranchées. Mais on n'bouge pas. « On les aura », ça oui ! mais pas les boches ; on les aura tous ces généraux étoilés, ces bouffis en galons et dentelles qui nous envoient nous faire trouer sur les séchoirs à viande, eux qui vomissent leurs ordres d'un ton mou, du haut de leur bouche engraissée par des kilos de veau marengo et rougie par des litres de grands crus. On les aura, ils auront beau nous foutre des rançons sur la tête, ils auront beau nous envoyer au poteau comme le bon Bélanger, jamais on n'y r'tourn'ra nous au casse-pipes, et on n'sortira du gourbi que pour aller faire la fête avec ces gros messieurs sur les boulevards. Mais pour l'instant tout ce qu'on bouffe quand le rata monte jusqu'aux premières lignes, c'est rien qu'du singe en boîte, de la soupe cuite avec l'eau des flaques, et puis des haricots qu'on appelle « musiciens » à cause des pets et des bruits de ventre. Et dans nos barbes en secret, dans la brume crasseuse du soir par-dessus le couinement des rats, on entonne à voix basse la chanson de Craonne :
Adieu la vie, adieu l'amour, / Adieu toutes les femmes
C'est bien fini, c'est pour toujours / De cette guerre infâme
C'est à Craonne, sur le plateau / Qu'on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés / Nous sommes les sa-cri-fiés !
Peut-être qu'il la récite à l'instant dans sa tête Bélanger, sa chanson, car il en est l'auteur. Peut-être qu'il se la murmure tout bas comme un enfant qui prie, pour se rappeler que la vie vaut quequ'chose, puisqu'il y a l'émotion. A quelques pas de lui un détachement de petits traîtres au cœur fendu ont mis leurs clarinettes en joue et attendent l'ordre de l'adjudant. Un vendu, l'adjudant, un galonnard fier de ses barrettes luisantes fixées comme des boules de Noël sur sa limace dure de boue qui doit lui râper la poitrine. J'espère qu'il claquera, l'adjupète, qu'il aille bien se faire foutre sous une avalanche d'enclumes et d'abeilles, qu'il se prenne un seau à charbon sur la caboche et qu'on retrouve son cadavre éparpillé aux quatre vents, bouffé par les vers et piétiné par l'infanterie.
Je m'envoie une gorgée d'antidérapant derrière la cravate. En voilà une que les planqués en habit d'or n'auront pas ! Si on meurt c'est pour que l'oseille fleurisse dans la poche de leur veste, et pour aucune autre raison, on m'la fait pas à moi. Y devrait pas y avoir d'autre guerre que contre l'argent roi, contre l'avarice de quelques uns qui nous envoient tous dans l'oeil du cyclone, pour gonfler leurs profits et nous aveugler d'idées sombres, nous les couillons qui ont, il y a quarante ans d'ça, failli renverser la donne à coups de rêves et de barricades. La guerre, oui ! Mais contre ceux qui la méritent, qui restent bien au chaud quand nous on crève pour des mensonges, contre les vrais salauds, ceux qu'ont l'pognon et qui nous laissent mourir dans la boue noire, pas contre les couillons d'en face qu'ont peut-être pas tout à faire la même gueule ni la même langue, mais qui veulent juste comme nous retrouver le bonheur, ou venger l'injustice, car l'injustice les a touchés, ça oui ! On nous a inventé des ennemis, et nous on y a cru. On n'aurait pas dû être dupe. L'ennemi n'est pas celui qu'on nous désigne du doigt. Il est celui qui tend le doigt.
« Faut qu'on chante », qu'il me balance en m'envoyant son coude dans les côtes, le p'tit Giono, « faut pas qu'on le laisse crever comme ça tout seul dans le silence, le Bélanger ». Elle a raison, la bleusaille. Et je sais que lui aussi avait posé sa patte sur cette chanson, et avec un fichu talent, il faut l'dire. Peut-être qu'on l'a entendu. Peut-être que dans la tête de tous l'idée avait germé, et que maintenant, tandis que dans l'peloton les doigts caressent les gâchettes, maintenant l'idée explose, et la troupe gueule :
Ceux qu'ont l'pognon, ceux-là r'viendront / Car c'est pour eux qu'on crève
Mais c'est fini, nous, les troufions / On va se mettre en grève
Ce s'ra vot' tour, messieurs les gros / De monter sur l'plateau
Si vous voulez faire la guerre / Payez-la de votre peau !
Faudra qu'on la chante encore, cette chanson, après cette guerre de merde qui s'arrêtera bien un jour, faudra la gueuler encore et toujours sur les boulevards, pour faire rougir les civelots et ces gros messieurs de l'arrière qui s'enrichissent bien sur notr' dos, faudra faire porter encore la voix du compère Bélanger, mort comme un con abattu par les siens, et si on oublie son nom et quel sacré copain il a été, au moins qu'elle continue à vivre dans d'autres bouches et d'autres oreilles et qu'elle remue longtemps les cœurs, sa chanson de Craonne.
14 NOVEMBRE 2015