Il y avait tant de jours que je m'étais plongé dans ce poème
Je ne pouvais forcer le pas
Ni devant
Ni derrière
J'étais coincé
Entre des faces géométriques qui me lançaient
Des sourires en équerre
Il y avait tant de jours que le sommeil était mon frère
mon pays mon vêtement
que mes jambes s'enfuyaient vers des corps plus offrants
plus calmes
et sans paroles
tantôt volant
tantôt noyés caressant les carènes
Partout sur l'eau-pétrole irisent
en zigzag les enseignes
Et je viens boire à ces lumières
Moi, container de verre
Rempli de baisers et d'enfants
oubliés par les voyageurs
C'est par un soir de maladive tendresse que je reviens vers l'écriture
blotti auprès d'un verre en cette saison où du lever au coucher du soleil il fait nuit
blotti auprès d'un rêve
par cent fois resassé
Et pour crever l'ennui qui m'éteint je raconte
la ballade de l'homme pendu à la grue de Saint-Nazaire
en prenant garde de laisser
de grands blancs dans la page
car quand l'écran devient noir
ma gueule s'y reflète
bref
La mer crachait ses lampes
et moi aussi
des ampoules vacillantes croissaient dans ma tête
chaque jour
chaque soir
l'océan ramenait au port la diarrhée du monde
et le chant des sirènes
enfermé dans des conteneurs en plastique
rebondissait de ponton en ponton
Il y avait tant de jours que je m'étais plongé dans ce poème
que mes doigts avaient pris la couleur de la mer
et je suivais la languissante cadence
des vols de marins saouls
et des langues décadentes
qui lançaient leurs credos assoiffés à la lune
Décors de rêves ou de cauchemars
Guano boîtes de sardines et dockers en papier
de tout là-haut comme une maquette de petit garçon
je les revois
ces petits personnages courant entre les coques
les câbles
les taches de couleur
les parallèles parmi l'eau noire
comme dans la bouche du monde des nerfs coincés entre les dents
et les odeurs
que j'imagine en écrivant comme celles montant du verre à mon côté
seraient répugnantes et lourdes
Et depuis tant de jours je suis coincé dans ce poème
je ne distingue plus
le bleu du ciel
le bleu de l'eau
et le bleu de mes mains déjà cadavériques
la mer recrache ses lampes et moi aussi
Dans un halo de lumière mes yeux hêlent
à l'horizon
la traversée des danseurs sans visage
Je fais festin de ces voiles lointaines
qui m'appellent absurdement dans leur silence
Quand bien même sur leur pont des créatures aussi éloignées de moi que le soleil
ramperaient et vomiraient,
de loin les voiles de ces bateaux dans leur silence
sont comme mes soeurs
et rien entre elles et moi
ni les câbles ni le quai ni les vagues affairées à se mordre
ne me semble plus proche de mon coeur
Mon coeur mes tripes
qu'importe
je suis pendu à mes propres doigts tressés en corde
au-dessus d'une mer de geôles où plongent
les jambes jaunissantes des nuages
Tout un monde qui patauge devant moi
à mes pieds s'accouplant
et naissant et mourant
d'un même mouvement
La mer recrache ses lampes mon coeur aussi
soudain il fait si sombre à l'intérieur de moi
en deux parties ma tête se scinde
et la lumière par les lézardes
éclaire les trésors enfouis d'anciens naufrages
des coffres presque vides
pareils à des rêves dont on n'a pas gardé le souvenir
qui nous échappent
avant l'éveil
avant même qu'ils ne soient commencés
Je suis pendu au mât de misère au-dessus des bleuités du monde
et depuis tant de nuits je suis coincé dans ce poème
je ne sentirai plus les hâleurs me guider
jusqu'au bout du courant
ils ont cassé la dernière corde
A la fin je suis las de ce vieux nouveau-monde
du grouillement noir et blanc des fourmis électriques
et du râle des avions qui traversent ma tête
Tout ce qui fait que l'on se meurt devant des jours si beaux
m'a traversé de babord en tribord
j'oscille lentement sur place comme la tête d'un pantin
je me dessèche
Il y a tant de nuits que je m'endors sur cet enfer
englué dans la vase piquante de sel
ongles qui m'arrachez le sable jusqu'au sang
vous m'êtes caresses
Il y a tant de saisons que j'ai passées dans ton attente
Toi qui sais comprendre comme je comprends
attendre comme j'attends
offrir comme je m'offre
Qui es-tu en dehors de moi
Dans la grande foule des têtes semblables
tu te tapis
sans embuscade
sans ne jamais oser le guet-apens
comme un rai de lumière à travers le rideau
immeuble emporté par la vague
surprends-moi
La mer recrache ses lampes
Allume-les