Cellule catharsis

Texte créé par Gaston Kwizera, Pierre Saunier, Aleks Larrivière et Anton Karmazoe (désormais surnommés "les quatre sans cou" en référence au poème de Desnos) après 18 heures de garde à vue et 14 heures d'enfermement au dépôt du quai des orfèvres, pour avoir écrit un poème sur un trottoir.

                                                                                                                                                                                                                                                   

        J’ai en moi la violence inouïe des silencieux. Mon bras masque à peine le dieu néon, trou lumineux dans le plâtre impeccable du ciel, tant de fois atteint quand en sautant sur place je tâchais de l’abattre à coups de poing, mon bras à peine assez épais pour couvrir mes deux yeux ; le dieu néon éclate et me masque l’horloge. Est-il midi est-il minuit ? Il est mi-vie ; je me demande ce que veut dire cette chanson sur l’amour que nous gueule la gardienne.

    Et je pense que je comprends la révolution de l'esprit. Pas celle des loopings, de ceux dehors qui conduisent leurs avions-nous. Avions-nous vie, autrefois, mère paille du nid des cheveux plein de poux. Oui, révolution disais-je. Gardienne. La révolution de l'esprit, c'est de sortir d'ici et de confirmer le fantasme des autres sur l'uniforme. Eux par ignorance. Moi parce qu'à force d'avoir subi celle du néon, je néantirai la beauté, et par ce soleil je dirai que celle qui me le cache est la lune de mes amours. Donc la gardienne devient ma lune, l'une de l'amour, et chaque faiblesse de son visage devient le cratère où atterrissent les avions faibles de celui qu'ils m'ont fait. Fée des beaux rêves. Re-Eve des bibles recréées. Craies qui me feraient créer. Seulement une craie, je ne demande qu'elle pour que... Putain, merde, elle chante du Patrick Bruel ! « Bru, elle ? » me crierait ma mère. La misère de la prison c'est d'en venir à enfanter des jeux de mots sur ses parents. La misère de la taule c'est d'en venir à ne plus faire de toit qu'avec la chaux des réactions à tel. Téléphone, putain, juste un coup de fil à ***. Entendre sa voix.

Les menottes les mains dans le dos, une certaine fierté puérile,

Suivre des yeux les yeux des ombres des quais – c’est la nuit première :

Grosse fatigue… le monde moderne comme système carcéral.

Rencontre dans les inter-salles avec les rebeus du coin –

Les habitués sur les carrelages, entre arcades taillées et

Taches de sang séchées. Ma ceinture, mes lacets, un puits soudain

Qui s’ouvre dans ma tête, une faille dans la valse du temps

Organisé. Les horloges, à force – fondues dans les murs – il n’y

En a plus. Le jour – le vent – il n’y en a plus.

C’est l’impuissance la plus totale. Rien ne parle plus –

Rien ne crie plus – seulement des vitres – un œil dans

Le néon éclatant – et une chaleur, des bras, qu’on espère

Sans savoir (il n’y a pas d’autres dieux dans votre tête –

Inch’Allah !)

    Je suis pris dans Dieu jusque dans la prière. Miséricordieux. Miséricorde, Dieu ! Misère et corde. Bah. Mes enchaînements, mais comme les enchaînements des menottes, ces petites bulles du dialogue des mains. Bah. Qu'est-ce que je ferais dehors ? De l'or ? J'ai tellement glandé que toute ma vie ressemble à une longue masturbation. Un seul truc utile : un carnet et un stylo, ou un livre, et je fais de la prison une occupation plus fertile que toutes les îles de liberté qui flottent dans les yeux des gens libres, flotte comme hésite un drapeau d'une nationalité d'ancêtre, un drapeau que des pirates seulement utilisent aujourd'hui, pirates mais leurs descendants sont devenus sédentaires comme des cactus plantés par des bédouins aux religions de puits dans le désert. Ô puits ! Eh puis ! L'épuisement c'est de se rendre compte qu'on ne puise plus que des gouffres, ces poudres de diamants dont je n'extrais que grises mines.

    Il faut conter des choses diverses. Un fait divers. Sommes-nous l’été sommes-nous l’hiver. C’est minuit c’est midi. Je ressasse je remâche. Jamais la vie ne nous rattrape. Nous sommes sur une presqu’île dont cette vitre est l’attache. A l’étage supérieur des hommes frappent à coups d’ongles pour appeler un cerbère qui leur aboiera une négation informe, molle comme les montres de Dali auxquelles je pense. Le temps fond et s’étend, baise le néon et m’avale tout entier dans une fellation douloureuse mais sans peine, plate et blanche, d’un blanc d’hôpital. Loin l’hospitalité, loin le feu et le pain, loin la poussière et les lèvres mordues, loin les remerciements. Je touche mon sexe et ne sens rien. Je touche mon âme et le mur nous sépare. La pierre trop lisse m’écorche les phalanges.

    Attendre… oui mais qui ? Oui, mais quoi ? Pas de coup de fil ici, plus d’encre, plus de carnet. Les rêves s’évanouissent si je ne peux les consigner. Et sa voix… Je ne pleurerais plus si j’avais perdu la familiarité de son rire, le chant de ses syllabes. Je ne souffre déjà plus de ce que l’on m’a pris, je souffre de ce qu’ils ne me prendront pas. Je suis sûre qu’il est déjà hier. Je m’avance peut-être en disant cela. Les mues me parlent et se rapprochent de moi. Et dire que dehors ils rient quand je meurs au-dedans. Où est ma fierté ? Dans un petit sachet transparent, coincé entre le paquet où sept cigarettes sèchent et un chapelet qu’ils n’ont pas voulu me laisser. Je décide qu’il est huit heures, et que ni le jour, ni le mois ne compteront plus pour moi.

    Quatre notes comme des enclumes me sortent de mon rêve. La cinquième de Beethov’, les quatre notes qui t’écrasent ; le prologue seulement, pas la suite. Bam Bam Bam Bam. Une renaissance déjà. On a dû m’apporter mon repas. Bœuf et carottes, poulet basquaise ? Le suspense est immense. Je décide d’en garder la jouissance pour après. Toujours après. C’est le jour dans le pré. Je tague les vaches de mon enfance avec des sourires à pleines dents, j’escalade la barrière barbelée, me propulse dans le champ vert d’espoir. Je m’approche d’une génisse qui broute l’herbe avec une profonde liberté. Je touche ses poils, caresse mes propres sens. Ses yeux profonds comme l’espace me traversent de leur néant. Ils me renvoient à moi comme des miroirs. Je m’éblouis de ma propre soumission au vide.

    Vie des hommes, dehors. La couronne que je porte fait de moi le roi des jouissifs. Oui, roi des jouissifs, puni pour n'avoir su jouir en silence. Vie des bâtiments, dehors. Pourquoi leur a-t-on si peu donné la forme des vaches qu'ils imitent, à regarder passer nos arrière-trains ? Bêtes aux vents d'hommes, avec dans les narines toutes les idioties qu'on chante aux murs sans rien y inscrire, ces monologues que les gens se répètent : bêtes aux vents d'hommes. Flûtes. Et sa voix... Putain, non pas celle qui chante du Bruel. Flûte. Flûte qui a trouvé de mauvaises lèvres. Des doigts qui ne savent que remplir et bloquer les trous alors qu'il faut, pour en jouer, les emprunter comme des tunnels. Doigts voitures. La prison, vous savez, vaches dehors, c'est d'abord une architecture qui prouve bien que l'homme a été battu par sa géométrie. Vous savez, un peu comme un tableau de femme prouve que la femme a été battue par sa beauté de femme. Je suis en train de perdre jusqu'au compte des fenêtres des en-train devant moi. Vite, néon, disparais. Vite, matelas, ô matelas, deviens un Ah ! Matelot, et embarque-moi vers les quais que je n'arrive plus qu'à imaginer décevants. J'avais peur de renier en moi tout ce que j'étais, à être placé ainsi sous la pression des barreaux, mais je me retrouve, pire, à renier tout ce qui est en-dehors de moi. Et c'est ainsi que vous appartiennent, barreaux, mon règne, ma puissance et ma gloire pour les heures des heures. Seule l'horloge saura me montrer où l'or loge encore dans ma tête.

    J’ai une enclume écrasée sur mes espoirs ; quelques vagues de souvenirs s’abattent sur moi avant de me submerger. C’est trop dur, trop long, si ça s’trouve c’est même pas long… Je ne comprends pas. Suis-je une part de ce monde atroce ? Peut-être. Je ne sais même plus ce qui m’amène ici. Non pas ici entre ces murs – ça je le sais et dois le répéter huit fois par jour à huit surveillants différents. Non, je ne sais plus ce qui m’amène ‘ici’, dans ce recoin sombre des quelques espoirs qui, en revenant, me collent toujours plus loin dans cette cellule.

    Dans l’atelier la vapeur drague le micro. A mi-crocs je vais, peur, draps et gués semés en travers des rivières, je croque à mi-vouloir mes poignets décidément solides, solides et pleins comme ces cactus regorgeant d’eau ; cactus de mon futur qui ne s’embrasse qu’en saignant. Et le sang ne coule pas. Tout s’efface, même les stigmates sacrés qu’on marquait au fer rouge, jadis, sur la neige de nos fronts. L’auréole de ma tête s’est évanouie avec le temps. Le temps. L’Inconnu. L’auréole. Jamais n’a été si légère. Je deviens ange. Et je m’envole. J’ai des menottes aux ailes.

Ils ont perdu leurs organes dans ma gorge

Qui palpite en remplaçant le tic-tac de l’horloge

Pour saluer ce jour écrasé entre la petite-bourgeoisie

Et la calomnie des colonies de petites gens

Exilés dans une pièce froide et éliminés

Des enseignes du commerce et des publicités,

Perdus. Jamais une ligne

Ne fut plus lourde. Et pourtant

Croulant sous tout ce poids, sous toutes ces arêtes

Clouées aux murs, je compris

L’essence de la légèreté. Un silence coupant,

Une démarche glissant sur le sol d’une cellule,

Des chants insultants et des grillages durs –

Jamais une ligne – pas une trace

De ce passage bref, et amoureux, ici,

Sur Terre. Je suis sorti et j’ai reçu le soleil

Sans m’en douter – et cela n’avait pas d’importance.

Je mêle maintenant ces quelques vers

Avec la prose enfiévrée de mes compagnons de route –

Jeux de mots et syntaxe en déroute.

C’est tout. Non ? Inch’Allah !

        Des êtres, des choses, et vite, à tenir dans mes bras.

    C'est tout, non ? répété-je en tournant dans ma cellulite d'être seul. D'ailleurs, on ne saurait tourner en rond dans des cellules rectangulaires. Pardonnons aux hommes libres de ne savoir créer une langue adaptable à ceux qui n'ont plus le droit de s'en servir. Disons, pour leur faire plaisir et ainsi d'eux me faire comprendre, que je tourne en rond. Alors je vous le dis : la prison, c'est l'absurdité d'hommes qui font des rondes pour se protéger d'hommes qui tournent en rond.

J'ai dans les yeux la fureur qu'ils nomment liberté

Dans les oreilles les bouches les essences des philosophes en dessus du lit des hommes bercés

J'ai dans les yeux les lèvres gercées des statues lasses d'attendre des hommes de leur stature

L'essentiel des arcs perdus dans le concert des flèches, dans le ciel crevé, sature

Les émotions des perles qu'on trouverait à ouvrir les plantes de pieds qui n'ont jamais marché

Et les lotions des vieux qu'on s'applique avant de poser son âme au marché

Des puces et du cirque. J'ai dans les yeux la circonférence des France tracées à main levée

Comme le salut d'un signe qui peine à m'enlever

J'ai dans les yeux la rigueur des droites parallèles et les sens uniques des treize spirales

J'ai dans les yeux des arabesques des verbes, l'introduction de l'esprit à son rôle

J'ai dans les Dieux l’œil sévère des leurs

Et l'indulgence humaine de leurs prières

J'ai dans les yeux la cristallisation des bombes dans la pierre.

    Difficile de croire au temps qui passe puisqu'assis à ses côtés je ne reçois rien. Passe-t-il des essuie-tout à ces consciences qui peuvent dormir – mes compagnons de cellule ? Ah ! minable état où je suis : où le bonheur serait du PQ, un essuie-tout, pour ne pas avoir dans les fesses l'odeur qu'ils nomment pauvreté.

    Au temps des sens on l’appelait « parfum ». C’était le chant comme légendaire d’un mouvement d’air éclairé par sa nuque, l’air était renversé et s’apprenait en oubliant toute chose, science des rêves revenus vêtus d’une fièvre palpable, charbonneuse, grinçant entre les dents comme le mors d’une charrue. Nous saillissions la plaine et le vent, par poignées, nous accrochait à lui. Nous étions cinq dans la nacelle, pantelants de beauté, bave aux dents. J’ai un couteau dans ma mémoire et j’y trace des chemins, chemins de vers chemins de terre, randonnée de neurones plongeant à pleine vitesse dans la lenteur elle-même, s’y noyant, comme castrés, trépanés, délivrés. Je me délivre de la vie dans une sonnerie de réveil. Le monde est inversé. La tête en bas je me rends à la porte. Un pas suffit à traverser l’empire, de ma frontière à leurs fils barbelés. « Petit déjeuner », glapit la keuf aussitôt disparue, happée par le vague du terrain. Quelle heure est-il ? « Petit » ne veut rien dire, tout est à cette échelle ; est-il midi est-il minuit ?

    Bah, et si le temps n’était simplement, ici, servi que froid, pas réchauffé assez longtemps. Après tout, j’appris un jour lors de mes études que les lois de la physique changent suivant la température du milieu. Thermodynamique des repas carcéraux. Carré, les carreaux : c’est ainsi que je les imageais dans mon imagination d’avant expérience, peut-être comme un puceau s’imagine en rentrant la première fois qu’il pourra sortir quand il voudra. Mais on est seulement à la merci d’une gardienne qui ne sait pas plus dire de politesse qu’un chien qu’on dresserait pour cela. Rantanplan, plan plan, tous mes plans à l’air. Etrange, non, de parler d’air libre ? Lui aussi se retrouve enfermé, « à l’ombre » comme on dit. Peut-être qu’au lieu de la chaleur c’est la lumière qui change la physique des êtres. A l’ombre, à l’air du jour. Temps d’ombre, temps du jour. Ici, pas de temps, car c’est le temps des néons.

    On m’a servi la vie sous forme de lumière froide. Froide, je ne pouvais m’en vêtir, ni vêtir mon regard de pétales jaunes et d’épaules allaitantes ; dans cette lumière de mort j’étreignais des fantômes. D’invisibles et diaphanes, ils se sont faits cellophane. On m’a servi la vie sous forme de lumière froide. Froide, je ne pouvais pas m'en vêtir, mais c'est froide qu’elle m’était venue. Je m'endors nu dans le néant.