De peur que le tambour s'arrête

"La seule passion de ma vie a été la peur."

Thomas Hobbes

"Perdu, perdi, perda, perdo, murmurait-il en tirant sur sa ficelle,

murmurait-il en s'efforçant de rompre sa ficelle. Perdu, perdi,

perda, perdo, murmurait-il sans cesse, car il faut essayer de se

divertir lamentablement dans le malheur, affreusement se divertir

en tirant sur une ficelle, en prononçant des mots idiots, se

divertir pour oublier le malheur, pour continuer à vivre."

(Albert Cohen, Belle du Seigneur)

DE PEUR QUE LE TAMBOUR S’ARRÊTE

 

0 Message / valider pour déverrouiller le clavier. Cent fois. Ça fait cent fois que j’appuie sur cette touche étoile de mes couilles. J’ai compté. Ça fait cent fois. Cent-une. Et puis rien. Moi, tu comprends, connard, je m’en tape de déverrouiller ton clavier, je m’en branle comme tu peux pas savoir, et puis je balance le téléphone contre le mur, pris de tremblements et les cheveux en nage, je jette des regards apeurés sur le papier peint, et je sors dans la rue par la fenêtre du rez-de-chaussée en enfilant le manteau de mon père qui traînait sur un fauteuil.

Foutu, le portable. Bien fait pour sa gueule. Et moi ? Je n’aurai pas de réponse. Le vide absolu. Et zéro message dans le ciel. Pas le moindre petit nuage. Rien que la nuit désespérément lisse qui passe comme un lézard sous l’armada des maisons tristes. Et puis, sa mère, qu’est-ce qu’il pèle... Monsieur, monsieur, il est quelle heure ? C’est minuit ou deux heures ; j’en sais rien man j’ai fait la peau à mon portable. De toute façon il est trop tard. Et va cuver tu pues la bière.

Je vais y aller directement. Chez elle. Je verrai bien pourquoi elle ne me répond plus. Si elle est écroulée au pied de son lit, cuitée, à moitié morte, implorant son système digestif de l’achever au plus vite, tant mieux. Si elle est nue dans la chaleur de deux ou quatre bras, la langue mordue par ses propres mâchoires, les yeux mi-clos, au creux d’un rideau de douche, ou bêtement déposée sur les draps parfumés qui portent encore mon ombre triste (aucune imagination, vraiment), tant pis. J’aurai ma réponse. Mais quoi ? Éventrer ce chien errant, probablement abandonné par un quelconque clochard mort de froid sous un pont, et chercher la voix des dieux et de l’avenir dans ses entrailles ? Non. Je n’ai pas de gants, ça sèchera sur ma peau, ça jaillira et j’aurai l’air d’un père Noël avec ces taches rouges sur les fringues. Non. J’y vais tout de suite. J’en aurai le cœur net. Rue des Tanneurs. L’autre bout de la ville. De la petite ville. Avec ses rues bancales, ses fenêtres ouvertes d’où s’échappe la musique des fêtes lointaines , ou bien, venue de soupiraux plus proches, l’étrange voix enjouée, enfermée dans une gangue d’au-delà comme un rêve, des émissions de télé nocturnes. Je fais un pas. Puis deux encore, au même rythme, comme un télégraphe.

C’est l’heure du grand sommeil. Le voisin a éteint la télé. Un chat s’enfuit sous une voiture. Stop. Il n’y a plus aucun bruit en-dehors de mon corps. J’entends mon cœur qui bat contre les murs. Tout ça résonne comme un tambour d’exécution… Va-t-en, eh, pensée morbide ! mon heure n’est pas encore venue. Pas encore venue. Pas encore. Tout n’est qu’écho. En moi, dehors, entre les deux, tout souffle et répercute le souffle, tout est froid et écho de ce froid dans les veines. Je marche. Je ne sais pas depuis combien de temps je marche. Je m’endors. Je perds mes pas dans des rues jamais vues ni jamais entendues ; mes yeux s’enroulent autour de mon visage, m’étranglent, et je ne vois rien qui pourrait les rassasier hormis le ciel immense et vide qui s’étend désormais devant moi, par-dessus la campagne bientôt atteinte, au-delà des dernières maisons du faubourg qui s’éteignent dans un soupir chaque fois que, passé devant leur porte, leurs rares fenêtres allumées ou reflétant la clarté quasi-nulle de la lune, ont disparu derrière moi. Et je marche. Et je marche. À l’écoute de mes bruits intérieurs. Et je marche. Et je marche. De peur que le tambour s’arrête.

Alors ça ne sert à rien de croiser les doigts. Prières, superstitions ; tant de fusils chargés à blanc... Je n’aurai pas de réponse. Ce qui m’étrangle, je ne peux dire ce que c’est. Serpents, serial killers ou menace terroriste (haha !), ce n’est rien de tout cela. Mais ce rien englobe tout l’univers et le coud dans mon ventre. Je sens les aiguilles qui me déchirent la peau de l’intérieur.

Si des passants m’avaient croisé ce soir ils m’auraient vu avec ma gueule ordinaire, les yeux quêtant quelque chose à comprendre, la bouche ouverte comme celle des idiots ou des singes. Les pensées et les songes voltigent autour de moi, se heurtent à mon front et se barrent à toutes jambes. Seul face à l’incompréhensible. Pire que seul. Sourd. Inconnu de soi-même. Et tout le tremblement. Tremblement de tambour qui m’entraîne dans la nuit des étoiles et des bêtes, là où je ne suis plus rien. Et je marche. Je marche. De peur que le tambour s’arrête.

Je ne suis pas allé chez elle. Pas encore. Pas directement. J’ai trop peur de ce que je pourrais y trouver. Me voici dans un grand square qui fait comme une forêt à l’entrée du faubourg. À gauche, la route, noire et muette, a égrené son dernier réverbère. Derrière, les grilles du square que j’ai passées par un moyen quelconque me jettent des regards mesquins de gorilles de sécurité, avec leurs piques dorées qui font comme de vieilles dents jaunies sur le noir impeccable de la nuit. En moi, ce tambour qui escorte le rythme clochard de ma course et de mon escalade.

Alors je les entends. Je n’entends pas de voix j’entends des bêtes. Et je m’entends battre des lèvres. Je formule des phrases impénétrables. Je les appelle. Ma voix se fait appeau des murmures et du vent ; les oiseaux d’orage attirés par le chant surgissent en essaims de leurs cavernes, le souffle devient vacarme, prison de bruit et prison de couleurs — couleurs sales de plumes collées de merde blanche, pagaille de bêtes à becs durs, chassant les grillons à coups de pattes ou d’épouvante, frappant du bec en rafale dans un grouillement d’injures qu’elles se balancent de branche en branche, de gorge en gorge, plongeant parfois sous terre où elles viennent s’accoupler, mâles et femelles, femelles et arbres, mâles et pollens tombés du ciel comme une grêle, dans un tombeau de feuilles mortes.

Et puis il y a les arbres. Beaux et nus en ces grands mois d’hiver, et d’une étrange couleur, bleus, immobiles, un peu comme ces récits avec très peu de personnages, dont la trame s’élève sans parure vers le ciel. Je lève un peu la tête. Il n’y a ni bêtes, ni grêle, ni tonnerre. Un oiseau de proie prend son envol dans les branchages et efface le spectacle. De peur que le tambour s’arrête j’exécute quelques pas, sombrant entre les branches ; je cherche des réponses… Doucement elles se dessinent, secrètement, dans le mouvement des feuilles qui tombent, dans l’espace qui les sépare encore du sol, et diminue, et puis n’existe plus. Cet espace, je voudrais le voir grandir, gonfler comme un poumon, et me tirer avec lui vers la cime, mais les feuilles tombent et je les suis des yeux, je suis elles, convulsé, glissant dans leur chute, venant nourrir les cadavres de mes rêves d’oiseaux parmi la terre.

Souvenir récent encore, déjà pourri d’un équilibre entre la branche et le sol, gracieuse chute vers l’enfer et l’immobilité, chute dansante, musicale par le mouvement de l’air, séduisante, immonde, épouvantable chute dont je savais la fin, dont je n’ai pu détacher mon regard.

Car de même que les êtres que nous désirons, les êtres qui nous fascinent, ceux qui paraissent pour nous entourés d’enchantements, sont ceux qui justement nous fuient, et qui portent en eux, depuis la première fois que nous les avons croisés quelque part dans l’existence, la promesse d’un adieu, d’un départ sans laisser de trace , de même nous poursuivons la vie jusqu’à bout de souffle, parce que dans chacun de ses gestes elle nous donne des indices de ce dénouement auquel jamais nous ne nous résignons vraiment, celui de notre propre destruction. Nous espérons ; et cet espoir nous effraie parce que c’est un espoir factice. Sur le visage des passants on voit ce masque d’espoir qui se détache peu à peu ; il est cousu à la chair, mais les coutures craquent, le sang coule par endroits en fines gouttes, et l’on s’empresse de recoudre le masque pour cacher cette peau couverte de balafres.

C’est bien cette couture, cet espace infime et fragile qui lie le masque à la chair, c’est bien cela qui nous colle toute cette foutue peur au ventre. Nous nous accrochons à cet espoir de toutes nos forces et de tous nos ongles, et nous tremblons de voir que nous l’avons déjà perdu, qu’on a beau le recoudre sans cesse, le masque est bien plus lourd que nous ; il tire sur la chair, la fait saigner, et tombe.

Voilà pourquoi j’ai peur ce soir. J’ai peur et je marche sur une route déserte entre des champs de blé sous la lune. J’ai peur, et s’il n’y avait pas cette peur-là, alors, peut-être, oui, peut-être qu’il n’y aurait vraiment plus rien.

 

La musique de Carmen déchire la nuit en deux. De quel nid, du syrinx de quel hibou fantaisiste ou trompeur ces notes bien trop luisantes tombent-elles ? De ma poche. C’est le vieux portable de mon père qui vibre entre mes doigts gourds. Qu’est-ce qu’il fout là ? Je me regarde. C’est son manteau que j’ai sur les épaules, le manteau de mon père ; les poches de mon père. Le téléphone de mon père. « Allô ? » Une belle voix perdue dans l’espace.

« — Je t’appelle sur le portable de ton paternel, ton numéro n’est plus accessible… Tu es où ?

(Un accent d’inquiétude.)

— Dis-moi, est-ce que tu crains la mort ?

— Quoi ? Écoute, ça fait deux heures que je tente de te joindre, on me dit que tu n’existes pas, je comprends rien, dis-moi où tu es, pour l’amour du ciel, dis-moi ce qui se passe !

— Ne t’inquiète pas, laisse la porte ouverte. Je vais venir.

— Hein ? Mais quand ça ? Où tu es, maintenant ?! »

Je raccroche. À quoi bon parler encore. Je ne sais plus pourquoi j’étais fou tout à l’heure. Est-ce vraiment cette voix que j’ai appelée plus de cent fois à l’aide ? Peu m’importe. J’ai appelé à l’aide, j’ai marché, j’ai inventé des bêtes et j’ai grimpé aux arbres avec les yeux. Petit j’éclatais des grenouilles avec des cigarettes, ou bien de simples cylindres de papier que j’allumais en me brûlant les doigts. J’ai besoin de quelque chose. D’un bruit ou d’un mouvement. J’ai besoin de l’entendre, en bas dans ma poitrine, de peur qu’il ne s’arrête. Tambour... terrible bruit présageant la dernière salve de plomb... Tant que je l'entendrai, du moins, le peloton sera toujours en marche, et les soldats n'auront pas mis leur arme en joue.

Tout en parlant j’ai continué ma route le long des épis de blé jusqu’à un bouquet d’arbres. J’ai marché prestement pour que mes pas m’accompagnent au fond de mes oreilles, et sur la gauche une ferme est apparue entre des châtaigniers, une ferme avec des grilles de fer et les aboiements d’un chien insomniaque.

Entre cette ferme et moi, un fossé, profond et minuscule sous les herbes tranchantes. Au fond de ce tunnel une silhouette court à travers ronces et fleurs rendues noires par la nuit, elle court, vers le bouquet d’arbres, hurlant, fauchant, pourchassant ses cauchemars, indistincte, impétueuse, sans doute recouverte de bave ; épouvantable forme.

Quelques dents tremblent dans ma bouche. De peur que le tambour s’arrête je tends l’oreille, je ne bouge plus, j’ai bien moins peur de ces bruits que de moi ; mais déjà le mugissement s’éloigne par ricochets entre les troncs ; il fuit vers l’autre bout de la route, plus loin derrière les arbres, dans la nuit. Silence. On entend un tambour qui s’éloigne. Des aboiements lointains. Silence. Mes yeux retombent sur mes chaussures.

J’ai promis de revenir. La porte de l’appartement sera ouverte et j’entrerai avec un sourire doucereux.

L’autobus s’est arrêté en pétant derrière moi. Je jette un dernier regard à la campagne noire, à mon sale camarade le chien méchant aux longues dents qui aboie derrière l’horizon, et je monte sans les voir les escaliers du bus, vers ces sièges en moquette qui sentent toujours si fort le chewing-gum et le vomi. Un autobus fantôme, conduit par un chauffeur fantôme en gilet camionneur. Pour dire adieu, la forme hideuse qui courait dans les herbes a collé son espèce de visage à la vitre… Je plaque mon front contre son œil ouvert qui me sourit derrière le verre trempé ; l’autobus démarre ; peut-être que je dors. Je reviens à la ville. Je laisse la marée m’emporter. Déjà on voit les lumières des maisons qui s’allument par les hublots du bus, de part et d’autre, comme le Gulf Stream.

On n’entend plus de tambour au fond d’aucune poitrine. Je suis plus calme qu’un homme bleu dans une tempête de sable. Je n’écoute plus dehors, je n’écoute plus dedans, de peur de ne rien y entendre. Je ne sais même plus si je pense. Vaguement des images passent. Je revois mon enfance par endroits dans ma tête et je souris avec cynisme. Moi qui m’ennuie de mes rêves, c’est une autre vie que j’arpente. Mon enfance…

Réverbères, souvenirs qui grésillent… enfin des lueurs s’allument tout au bout du tunnel ; mais ces lumières sont derrière moi et je marche dans l’ombre, et devant moi le tunnel n’a pas de fin.

4h du matin (horloge du crédit agricole). Je suis au pied du mur dans la rue des Tanneurs, sous la fenêtre orange. Je monte sans sonner. Le digicode, 1935. Je m’en souviens. Mort de Fernando Pessoa.

C’est au cinquième étage, sous la toiture, là où les murs sont des pentes, là où l’hiver, la neige s’entasse sur la lucarne ; et le soleil de midi, en passant au travers, apparaît bleu à ceux qui s’éveillent.

Les marches de bois résonnent comme un tambour à l’aube. L’escalier est baigné de cette fausse clarté qui tombait dans la rue. La porte est entrouverte. Il fait tiède.

— Tu n’as croisé personne en venant ? C’est pas très sûr dans le quartier, à cette heure…

— J’ai croisé des hommes en bas, dans la rue. Ils ont craché un peu. Je les ai laissé faire. Je me suis essuyé.

Silence. Du vent dans la charpente.

— Taciturne, encore ?

Je m’allonge sur le lit, près de la lampe tamisée — presque une bougie — qui jette des ombres de préhistoire sur le plafond.

Soupir.

— Que veux-tu que je dise ?

Je voudrais allumer une cigarette mais je ne trouve plus le briquet. La femme se tait. Je la regarde. La femme s’approche.

Je ne l’aime pas. Non, ça, je ne l’aime pas. Je la vois qui se penche par-dessus moi. Elle me serre dans ses bras. Je regarde à bâbord, à tribord, dans la chambre aux lumières presque éteintes. Tout est paisible. Mon cœur s’est tu ; mais pas le sien. Ma main posée contre son sein, doucement je le sens qui respire, qui demande encore de la vie, encore, encore, jusqu’à plus soif. Et cette musique m’ensorcelle, et je la sens vibrer entre mes doigts comme les cris d’un nouveau-né. Je la regarde. Elle me regarde. Je ne l’aime pas. Non, ça, je ne l’aime pas. Et je réponds à son étreinte. De peur que le tambour s’arrête.