BARDAMU LE RETOUR
(et encore le départ et encore le retour et peut-être encore le départ)
« Pour une surprise, c’en fut une. À travers la brume, c’était tellement étonnant ce qu’on découvrait soudain que nous nous refusâmes d’abord à y croire…
– Attends, je t’arrête ! Tu nous l’as déjà racontée un bon millier de fois, cette histoire, Ferdinand ! Les villes ont bien changé depuis… » Voilà ce qu’il m’a répondu, comme ça d’un coup, Arthur Ganate, comme on se retrouvait encore une fois place Clichy, un soir de ces dernières semaines. Le café où on se retrouvait du temps qu’on était carabins avait disparu… On n’y trouvait plus que de ces restaurants pour porte-monnaie, entremêlés de commerces à dorures comme des bijouteries ou des boutiques de lingerie fine dont on aimait à regarder les vitrines quand le volet de fer était ouvert, ostensiblement pour déranger la foule dans sa promenade en ligne droite. Mais peu importe, c’est toujours sur cette place qu’on se retrouvait, la nuit, dans une grande brasserie pleine de lampes où on commandait juste une salade ou une bouteille de picrate avec du fromage, quand il faisait trop froid dehors pour exister et qu’on n’avait plus rien à dire à la solitude. « À t’entendre, on croirait que tout est étonnant, que tout est incroyable, et qu’on a tous les yeux lumineux comme des bougies de Noël », qu’il a continué… Il faut dire qu’il n’avait pas bu qu’un peu. Toute une caisse de mauvais vin y était passée, ce soir-là, comme c’était l’hiver et que les rues étaient toutes gelées comme des étalages de poissonnerie. D’un côté il avait bien raison, le père Ganate : l’histoire de l’arrivée onirique dans le port de New York était bien loin derrière, à présent ; et les bougies de Noël voilà longtemps qu’elles n’étaient plus dans nos yeux...
Je sais plus combien d’heures on est restés attablés dans cette salle, à picoler comme des adjudants-chefs, mais une chose est sûre c’est que quand le serveur nous tira par la manche pour nous mettre dehors la nuit était tombée depuis longtemps, lourde et humide comme un grand couvercle d’autocuiseur… Et le ciel blanc tout craquelé annonçait des chutes de neige. Y avait en tout et pour tout que nous deux là-dehors, pauvres exilés dans la rue grise. C’était pas un temps pour les promeneurs, voilà tout. Les hommes n’aiment pas le froid. La chaleur encore moins. C’est ainsi... « Il pèle », a fait Ganate en prenant un air persifleur à la manière d’Alexandre de Macédoine, comme pour rappeler à la ville qu’il était là et qu’il s’en fichait pas mal de tout ce qu’elle pouvait lui balancer comme ères glaciaires et comme déluges… À ces mots il a vissé une sorte de galurin au-dessus de ses pellicules, et nous sommes partis dans les rues glacées vers le bout de la nuit qu’on s’était résigné à ne jamais atteindre.
Faut avouer, il nous arrivait plus grand-chose, à Ganate comme à moi comme à n’importe quel crétin de la ville ou d’ailleurs, et ce soir-là pas plus qu’un autre, c’est pas la peine de s’inventer des histoires… On se rendait à l’abattoir et puis c’est tout.
Comme on ne savait pas vraiment par où aller pour rattraper le fil de nos jours, on s’enfonça dans la nuit et dans la première rue qui s’offrait à nos pas, à droite du vieux manège endormi au milieu de la place… Pour se réchauffer on se mit à marcher très vite sur la petite pellicule de glace qui s’étendait au-dessus des rues, mais le monde était si casse-gueule ce soir-là que nous dûmes nous résoudre dare-dare à ralentir l’allure… De toute façon, nous n’étions attendus nulle part et ça valait mieux comme ça, on était peinards. Le bruit de nos semelles en caoutchouc se mit à produire un petit couinement ridicule sur le goudron gelé. D’abord comme on n’avait rien de mieux faire on s’est mis à rigoler comme des cornichons, et puis ce bruit nous accompagna pendant tant de kilomètres qu’au bout d’un certain temps nous ne l’entendions plus.
Bien vite, les grandes bicoques bourgeoises de Clichy et des Batignolles laissèrent place à des immeubles beaucoup plus grands, tout noirs comme des cheminées d’usine, et percés de trous lumineux comme des yeux de mouches, de haut en bas, depuis le trottoir poisseux sur lequel nous faisions les équilibristes, jusqu’à la grande bâche du ciel qui commençait à faire pleuvoir des régiments de flocons de neige, tous bien rangés en ordre de bataille. Comme il neigea une quinzaine de minutes cette nuit-là sur la ville, nous fûmes seuls dans les rues désertées pour contempler ce spectacle la bouche ouverte comme des mouflets ébahis, tout désabusés qu’on était depuis cent berges qu’on se heurtait à la vie... À la voir tomber comme ça d’en haut la neige, on se sentit soudain comme blanchis de l’intérieur, avec sa griffe molle qui nous attrapait le visage et qui nous montait aux yeux comme un feu d’artifice de lenteur… Peu à peu Ganate et moi, comme les quelques passants égarés qui se glissaient çà et là au coin des rues, nous cessâmes de parler, et alors le bruit de la neige sur le béton vint alimenter la conversation de l’homme avec la ville. En repensant à ce que je m’apprêtais à lui dire une demi-heure plus tôt à Ganate, dans la salle pleine d’odeurs de graisse de ce restaurant de la place Clichy, je me dis que finalement tout ça ressemblait de plus en plus à ce que j’avais rapporté comme images de l’Amérique, et que sans le vouloir c’était comme si j’y étais retourné un peu moi-même à New York. Nos villes aussi maintenant elles commençaient à se dresser, sur leurs pattes arrière, doucement, vers le ciel, comme des chiennes qui voudraient voir plus haut, quelque chose qui les dépasse. Mais même couchées comme elles étaient dans les quartiers bourgeois, elles n’étaient plus très baisantes, les villes, même ici. Je dis « les villes », mais ce qui conviendrait mieux ce serait de parler de « la ville », cette manière d’entité large et noire, jamais finie, ce grand sac d’ordures, de routes, de tambours et de commerces radoteux qui fait le tour du monde en le recouvrant comme un gigantesque système pileux intercontinental.
Depuis près d’un siècle que je les parcourais je peux vous dire que je les connaissais les routes, et les villes, et les visages des hommes. Mais malheureusement la forme de la ville avait changé plus vite que nos cœurs à nous autres… Il avait fallu s’habituer… Et puis pour s’habituer ils s’étaient endormis les hommes… Anesthésiés… Maintenant ils s’en foutent. Les trois types que nous avons croisés cette nuit-là sur le boulevard étaient éméchés comme des pièces d’artillerie... C’est tout. En trois heures on n’a vu personne d’autre sur les trottoirs, hormis une demi-douzaine de clochards échoués ici et là sous la couche de neige… Ils étaient tous parqués dans les étages les hommes, au-dessus de la rue, derrière leurs milliers de fenêtres anonymes qui clignotaient comme des zéros dans un annuaire téléphonique. Les bagnoles, de toute façon, ne pouvaient plus passer nulle part à cause de toute cette glace étalée sur le macadam… C’est à peine si de temps à autre le passage d’un métro sous les égouts faisait vrombir l’ensemble… On a marché longtemps au milieu de tout ce décor et de ces publicités lumineuses qui nous cachaient le ciel sans qu’il n’y eût personne d’autre que nous pour les voir. Tout en marchant, pour réchauffer l’air glacial qui valdinguait autour de nos cache-misère, on grillait clope sur clope, des mauvaises, avec beaucoup de papier et presque pas de tabac, et nos ronds de fumée on les lançait comme des bouées de sauvetage dans la nuit noire.
Au bout d’un moment Arthur Ganate et moi-même nous ne savions plus où nous étions. Et bien que nous marchassions depuis déjà un paquet d’heures nous ne ressentions ni la fatigue, ni aucune de ces douleurs qui vous mangent les pieds et les godasses après des heures de déambulation, mais seulement le goût de l’alcool qui venait taper comme un bourdon de cathédrale contre nos tempes, et puis la nuit qui s’enfonçait en nous bien plus encore qu’on ne s’enfonçait en elle… Aux alentours de la 55e Rue on entendit le bruit d’un TGV qui s’amenait en sifflotant… Alors on le suivit ce sifflement comme des petits poucets, jusqu’au grand portail de la gare Beloruskaïa qui ressemblait à un gigantesque poulailler grillagé, avec une grande horloge qui pendait du plafond comme un crucifix. D’ailleurs dans le grand hall, tout le monde avait les yeux fixés dessus, assis qu’ils étaient les voyageurs sur leurs valises ou bien agenouillés par terre comme en prière, les mains jointes sous le menton dans un demi-sommeil verdâtre qui leur sortait jusque par les oreilles.
Entre les plantes vertes couvertes de crasse et d’épines nous nous dirigeâmes vers les auvents pisseux qui enveloppaient les quais, tout résonnants du fracas des trains qui partaient pour tous les endroits du monde mais surtout pour le bout de la nuit. Dans l’obscurité comme ça on en voyait des voies et des rails qui s’entrecroisaient et se superposaient sur d’autres voies et sur d’autres rails, et on les regardait partir dans tous les sens à travers la ville, s’élançant vers la mer dans un grand ramdam métallique et puis revenant en vagues successives de tortillards toujours plus noirs de monde, qui vomissaient sur le béton des quais leur sauce toujours plus dense et toujours plus uniforme d’hommes de taille standard, fabriqués à la chaîne qu’on aurait dit, portant veste grise sur chemise blanche, tout courbés en avant sous le poids de la nuit. La grande marmelade des hommes sur les quais. Un quai c’est pire qu’un trottoir, que je me suis dit en les voyant claudiquer comme ça dans la nuit, avec leurs valises moches et leurs souvenirs sous le bras… Et dans la nuit étroite, toute froide et aphone comme un tympan crevé, il s’en allaient les paupières closes — ces paupières qu’ils n’avaient d’ailleurs jamais vraiment ouvertes —, ils s’en allaient comme des petites nappes de saleté dans le siphon d’une baignoire, sans plus croire à ce qu’ils faisaient qu’à ce qu’ils n’avaient déjà plus la force de faire, et puis au fond, ils s’en foutaient. Leur lucidité elle s’était perdue en route dans le ballast et y avait plus personne pour la retrouver avec tous ces trains qui passaient de minute en minute pour vous engourdir la cervelle par les oreilles… Toute cette vérité je l’ai trouvée tellement importante à dire que je l’ai glissée tout de suite sans réfléchir et sans prendre le temps de lui donner forme, dans l’oreille d’Arthur Ganate qui se trouvait à côté de moi avec son mouchoir. Il éternue. Devant nous toujours les gens continuent à descendre de leur grand corbillard articulé, le visage tout foireux et cavalant comme des légionnaires. « Ouais », qu’il me dit, une fois qu’il a recraché dans son mouchoir ses sinus et toutes les autres saloperies qui vous traînent dans les narines en hiver. « Ouais, t’as raison ». Sur le quai, il y a un grand bruit qui s’éteint… Les derniers voyageurs des derniers wagons passent en trombe avec leurs téléphones portables et leurs toux grasses, leurs voix s’enfuient dans la gare, et le train reste tout seul comme une épluchure de légume… Après, tout est fini. Seulement le froid et le silence, et puis parfois deux ou trois papiers crasseux qui s’offrent un rigodon dans les bourrasques...
Alors il se mit à cailler tellement dans le mutisme ambiant que le Ganate, quand il eut fini de fourrer son mouchoir dans les abysses de son futal, me proposa d’aller chercher le bout de la nuit dans son appartement qui se trouvait au-delà du périph, dans une banlieue, n’importe laquelle. Il me dit qu’en venant il avait laissé sa tire devant l’entrée de la gare, et qu’en se pressant un peu l’arrière-train on pourrait s’y attiédir les arpions avant d’être complètement gelés. On retraverse le grand hall, on repasse devant les mêmes plantes vertes et devant les mêmes tronches de navet en contemplation devant l’horloge du plafond, et puis on va, presque en courant tellement qu’on avait froid tout d’un coup, vers le « parking », comme on appelle cela, n’est-ce pas, où la neige toute gluante s’entasse tellement par endroits qu’on manque d’y laisser nos godasses. Là, entre le portail de la gare et la petite supérette « 24/24 » pleine de boîtes de conserve, on entend les convulsions de deux individus qui enfantent toute une nouvelle génération de consommateurs sur la banquette arrière de leur Peugeot... « C’est ici », me dit Ganate en montrant d’un geste de porte-clés sa vieille Merco rapetassée. On entend le petit couinement crétin de l’ouverture centralisée, et puis les feux de détresse clignotent deux fois avant de s’éteindre… Il me laisse m’asseoir à la place du mort… Nous partons aussitôt, après qu’il s’est installé au-dessus des pédales, qu’il a bidouillé je ne sais quoi dans la boîte à gants et allumé son moteur.
Pour dire vrai, je ne l’avais jamais vu conduire, le père Ganate. J’avais la trouille. Tout ça s’était fait tellement vite avec le bruit des trains et des hommes sur les quais que je n’avais pas vraiment eu le temps de piger dans quoi il m’entraînait… Je vous rassure, il ne m’entraînait dans rien, je vais pas faire durer plus longtemps le suspense… Tout ce qu’il m’emmenait faire c’était seulement un tour de périph, et une visite des banlieues que je connaissais déjà pour y avoir exercé la médecine du temps de mes grandes odyssées. Il conduisait mal, Arthur Ganate, et pas toujours comme il faut, surtout avec la caisse de vin qu’on avait descendue et les engelures qui nous bouffaient le bout des doigts, alors ça je préfère pas vous le raconter, après tout vous êtes peut-être de la police.
On s’arrêta dans une espèce de cité miteuse plus muette encore que les boulevards du centre-ville. On descendit de la bagnole. « Quelle heure il est ? » que je demandai à Ganate, histoire de faire résonner quelques mots dans tout ce désespoir qui s’étalait sur les murs, sur la route et jusque dans les flocons de neige grise qui tombaient piteusement un peu partout autour. « Qu’est-ce que j’en sais, qu’il me dit, il fait nuit… ça te suffit pas ?… »
C’est là qu’il habitait Arthur Ganate, depuis trente ou cinquante ans qu’il était seul, dans une de ces barres d’immeubles qu’étaient assemblées comme des cubes pour moujingues de bonne famille. Ça ressemblait à ces cités soviétiques qu’on avait vues à la télé ou ailleurs, ces choses de la « Guerre Froide ». En fait, la nuit et l’alcool avaient tellement brouillé les pistes au fond de ma caboche que je n’avais même plus notion du pays dans lequel on était parachutés… Ce que je peux vous dire c’est qu’en tout cas l’odeur du siècle était là et bien là… On la sentait sur toutes les façades et sur les pare-brise des guimbardes qui traînaient autour du square. Devant nous les grilles du square elles bâillaient comme des corbeaux, et nous on était plantés là à regarder les deux ou trois arbres qui poussaient au milieu du béton. Ça avait quand même une drôle de gueule. Surtout avec la statue du type au milieu qui ressemblait comme deux gouttes à ce foutu général des Entrayes… De loin il avait fière allure, le général, de marbre qu’il était, raide comme une hampe de drapeau, imperturbable, indifférent au roucoulement des pigeons qui se laissaient aller sur son bicorne rocailleux… Indifférent aussi à la ville qui montait dans les airs et au sacré boucan que faisaient dans le ciel les zincs de l’aéroport tout proche.
Au-delà du truc en ferraille de l’entrée il y avait une allée et du gazon entre les buis. On marcha droit devant nous. Mais on n’allait plus nulle part. Je le sentais bien, moi. Notre voyage avait beau s’allonger toujours plus autour de la terre et tout au fond des villes, le bout de la nuit nous nargue avec son œil noir mais jamais on ne l’atteint vraiment, il recule toujours plus à chaque pas qu’on fait dans l’ombre, et quand on croit y être arrivé enfin on s’aperçoit qu’on peut encore plonger plus loin dans la nuit. On n’a qu’une seule vie, on nous l’a assez dit ; et heureusement qu’il n’y a que cette vie, et que cette vérité-là elle crève les yeux, puisqu’on ne peut pas s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci. Alors à quoi bon se la compliquer cette vie. Au fond tout ce qu’on pouvait faire c’était continuer à marcher pour rester sur nos jambes, et puis ne jamais espérer aller plus loin que le bout de notre blase, parce que la nuit est bien plus grande que nous.
« C’est quand même drôle cet endroit », que je finis par dire au Ganate qui commençait à roupiller debout sur ses arpions. « On se demande comment tout ça tient encore la route… Et puis t’as beau te taire je sais que tu le penses aussi ! » que je lui lançai à Ganate, en gueulant presque ; et je soupirai comme il ne disait rien. « Enfin… C’est pas la peine de leur demander aux hommes ce qu’ils en pensent. Ils se planquent le portrait au fond de leurs pognes. La vie aussi elle leur cache tout aux hommes. Dans le bruit d'eux-mêmes ils n'entendent rien. Ils s'en foutent. Et plus la ville est grande et plus elle est haute et plus ils s'en foutent. Je te le dis moi. J'ai essayé. C'est pas la peine. »*
À ces mots, Bardamu éternua, et tous deux franchirent le petit portail rouillé qui barrait l’entrée du jardin public, dont les troncs enneigés des arbres, tondus comme des brebis en ce début d’hiver, reflétaient la lumière encore jaunâtre du soleil naissant ; et les premiers travailleurs du quartier, traversant les pelouses du square pour rejoindre leurs autos aux vitres couvertes de givre, éternuèrent eux aussi ; et la foule grossissant se déversait en silence depuis les halls béants des immeubles, et chacun des maillons de cette innombrable chaîne se jetait dans la ville, enfermé dans sa tête, enfermé dans la nuit.
Bardamu et Ganate continuaient à parler en s’avançant entre les grilles du square, d’une voix toujours plus faible, et tandis qu’ils s’éloignaient au milieu de ce ramassis d’indifférence que l’on nomme la foule, on voyait leurs deux formes diminuer graduellement et se perdre parmi les ifs taillés et les buis nains.
* L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Folio page 209, pour ces deux lignes en italique.