[Sensation 1]
Le château de cartes de ta chair lentement s'écroule
je le regarde comme je regarderais
les vagues de la mer
Ce papier qui se froisse
cette peau qui se dérobe
c'est avec calme qu'ils se meurent
Ils glissent
comme une eau sur leur tréfonds d'os et d'épaves
Ma langue bateau mes doigts requins y font naufrage
je me noie dans ton vieillissement lent je le bois
ma bouche embrasse des galaxies de lépreux
chaque parcelle moribonde de toi vivante
Faire l'amour
au fond
c'est lécher des plaies
[Pensée charnelle 1]
Renoncer à la vie pour écrire
le corps vissé sur une chaise de bureau pivotante
à la recherche de la parole sacrée
qui n'est pas encore née
La fumée gravit des montagnes d'ongles
le verbe suit des routes d'eau pure sous les égouts
qu'est-ce que j'aurais gagné à poursuivre
leur cours jusqu'à la noyade ?
tu es vêtue de fièvre douce
te toucher
c'est éprouver la rage de la matière
la rage de l'esprit tombe
je deviens pierre
je deviens feuille
posé sur toi comme le corbeau je te tache de noir
tu es le saint accord de tout ce qu'on respire
en un seul corps
en une seule voix
la musique suprême de la glaise
Je t'effleure
et je tue toute pensée
tu es plus tendre que la nuit sur une fenêtre ouverte
en plein été quand les chats dorment
plus tendre que la prière soufflée à la bougie
par l'enfant qui veut être immortel
Et mes caresses sont des prières
à ta face dormante d'arbre
des prières matérielles sans vie ni mort
des glissements
et notre sueur mêlée devient le fleuve sacré d'Inde ou d'Egypte
celui où l'homme se baigne pour croire à d'autres vies
celui qui n'est que pisse et terre
et poisson mort et cuir de vache
[Nourriture 2]
Je comprends à présent pourquoi les vaches sont sacrées sur le Gange
de berge en berge leur lait nourrit
de grands roseaux grimpant vers des soleils-lézards
Et descendant le fleuve comme un grappin je garde
à tes deux faons jumeaux ma gorge suspendue
Mère Soeur Nourrice
tu tiens mes intestins en ta sainte possession
comme des offrandes fumantes
posées sur ton autel aimant et tiède
je me mets à genoux
je me prosterne
et quand sur moi par charité tes yeux se posent
mon coeur botté de terre s'assoit à une généreuse table de ferme
où des mouches lentes bénissent le plat divin de tes mamelles
gorgées de lait
et d'eau de vie
Quelle engeance de vie circule en notre fleuve
elle a le goût amer des premières bouffées d'air
hurlées
par cet enfant expulsé du vagin
dans la vie neuve et sèche qui lui tend ses ongles
et l'embrasse
d'écorchures
De mon rêve à ta peau un long chemin s'étire
- mes rêves je m'en branle c'est ma main
te caressant qui m'ouvre le passage
faire de nos corps nourriture
et d'un même geste abolir tout besoin
de boire de croire de respirer
ailleurs qu'en notre alcôve
nous refermons sur nous notre autarcie de chair
et je creuse mon sillon
le cycle se poursuit
nous approchons du paradis perdu
[Erotisme 5]
Pigeon perché sur ta lucarne ovale
qui bois dans la gouttière
du sang de poupée blonde
j'égrène un à un comme une chair de pêche douce
tes poux dans mon gosier
Ta viande contre ma viande
sales enveloppes de chair bègue
voilà l'ambiance
avec la glaise je nous invente des ailes de fées
et je te rêve un corps d'étincelles tournoyantes
Ton ventre
un mystère qui descend des hautes terres dans la nuit
et l'orage
et la neige
portent en eux une douce atmosphère de feu de bois
comme le souvenir d'anciennes peurs domptées
Tu ressembles à la mère
que j'aurais pu avoir
tu ressembles au sommeil
qui ne vient plus
quand je l'appelle pas même un écho ne répond
pas même ma propre voix
perdue dans la chambre aux fantômes
ne peut défaire sa jugulaire
tu es mon mors aux dents
une cigarette qu'on serre en soi
pour s'assurer que cette vie
est toujours là
pareille qu'avant
qui s'était juste
un peu assoupie
Toi qui portes la mort en toi
distribue-moi de tes caresses de vie
de singe hurleur je deviens vague
aux dents longues à la langue parfum
lentement naissant et renaissant d'elle-même
de son propre mouvement
Mais au plafond des mouches m'appellent
mon oeil ta peau les monstres sur ma tête
jamais je n'arriverai
à habiter l'instant
l'éternité n'est plus il faut laisser
se forger le souvenir
de ces lumières déjà passées derrière l'épaule
déjà il faut laisser
ton corps paisible sur la mer endormie
et plate
ton ventre île violée ruisselant de neige chaude
comme un trésor dans une flaque d'eau
[Paradis terrestre 1]
Lentement s'ennuyer dans la glaise
mouvante et chaude de son amour
qui a pris forme dans ce corps de fille
qu'on connaît depuis mille ans
à côté de qui l'on peut s'asseoir sans lui parler
seulement la main dans ses cheveux dormant
et nos yeux au plafond fixent une tache de mouche morte
car dans la contemplation de cette tache
nous enfouissons toute notre raison d'être
et le temps passe
[Psychose 1]
Elle se serre contre moi, elle est toute petite
je la vois je l'entends
elle rit dans ma poitrine elle la soulève
je respire enfin je respire
dix minutes je respire
elle doute elle n'y croit plus
elle a tout oublié
elle enfouit son visage dans une cagoule pour me masquer son rire
j'emporte les bons souvenirs
je n'emporte rien
[Solitude 0]
j'emporte un peu de ressac dans l'oreille
je suis une conque de vieille mémoire
d'éclats de miroir
et d'éclats de voix
j'ai dans la tête ton dernier geste
et l'électricité qu'il m'arrache
fait vibrer toute ma peau hérisser tous mes poils
sur mes mâts j'ai hissé des voiles en patchwork
morceaux cassés de ta figure à présent morte
tu n'es plus là
tu es sous terre
et tu ressembles à Dora Maar
j'ai la tête pleine de riz
je troue mon jean pour faire pitié
dans la rue des volets se ferment
une tête de bois à chaque fenêtre
j'arpente les caniveaux je compte toutes les lumières
tous les trous dans la tombe d'où je peux m'échapper
j'y reste
je m'endors
Les vers de terre qui courent
entre mes dents
et sous mes ongles
me balancent de l'or au visage
je suis un clochard assis sur sa propre tête
qui compte ses poux et qui compte les étoiles
combien de poux filants combien de lunes fendues
je les compte et je les oublie
J'ai la vie devant moi
- âme, ma soeur âme, ne vois-tu rien venir ?
- à l'horizon une grande bobine de fil à pêche
où s'accrochent quelques bouquets d'algues sans odeur
Ne retenir que les bons souvenirs
ne rien retenir
j'ai la tête vide et des baisers y dansent
sans s'accrocher à aucune bouche connue
j'ai mis mon torse à nu
et d'un tonneau fictif j'appelle le soleil et les chiens
mais rien ne vient mais rien ne vient
[Pourriture 1]
la recherche du bonheur ne serait plus
qu'une chasse aux coquillages
dans une prairie grillagée où il fait grand vent
les feuilles d'été m'étreignent et le pampre des vignes
de loin me sourit
mais où es-tu
bouche qui t'ouvrais à chaque chose
toi qui te caches en un visage défiguré
comme une peinture rupestre sur la paroi interne de mon crâne
Cagoule
ô cagoule
mitrailleuse de ma face je te hais
visage ancien tu es au bout du monde
dans un pays où les yeux sont d'argent
où la mer te secoue
cheveux blonds d'herbe cheveux aimés
j'aurais voulu baiser vos remous dans les algues
et des mains te caressent
des mains t'embrassent
des mains te hument
que jalouser de plus beau qu'une odeur
je les sens je les hais ces vers crochus dans tes cheveux
je les hais
je les hais
et encore je les hais
[Psychose 2]
Attendre encore pour vivre
de tous côtés la vie m'appelle et ma face dans la glace
me ferme le passage
ô femme ô douce entre les douces
j'entends ta voix d'ici
toujours trop tôt toujours trop tard
ta gueule
ô douce entre les douces
ta gueule
de loin entre mes lignes qui forment une immense grille je te caresse le souffle
ton odeur est celle de la vigne en automne
ton odeur n'est pas celle du feu ou de la foudre
en toi je vois un grand paysage parcouru d'insectes somnolents
des buissons de lierre doucement fleurissent et des chats s'y prélassent
dire que ce sont ces chats et ces fleurs qui déchirent
d'heure en heure ma vie patiente d'arbre sans feuille
Et je pense à ce corps offert pour rien
dans un pays né de l'angoisse
pour un bras un peu large pour une voix un peu grave
pour une envie
pour un hasard
dieu devenu balle anti-stress
au profit des gorilles
je jongle dans mon crâne avec des images de toi
comme avec des figures faites de lave en fusion
et tu te tais dans mes souvenirs
tu ne dis rien tu parles avec les yeux
tu as des yeux comme des aurores du bout du monde je les revois en rêve
je vois ta face dans le ciel noir
et cette face empeste le mépris et l'oubli
tu as des yeux comme des aurores et je me roule dedans
je les écrase
je pisse dessus comme un clébard sur un réverbère
tu ne parleras plus
tais-toi je connais ta parole
et ton silence
je le devine
il dit qu'il n'y a plus rien
que pourrait-il dire d'autre
je me cache dans ton nouveau mutisme
je m'y terre je l'embrasse
je le serre à pleines dents
je le broie
à plein coeur
[Dégoût 13]
et ce bruit qui secoue
la double herse de mes lèvres
c'est le rire de l'idiot qui ne comprend pas
où sa vie passe
et qui se sent floué
devenu boue pour une fille qui ne valait peut-être pas grand'chose
passée un soir dans un café
[Souvenir 4]
et qui avait surtout de très beaux seins que l'on voyait dormir
au fond d'un col profond comme une combe de neige
qu'elle avait entrouvert pour fumer
sans avoir à gêner le mouvement de sa nuque
de sa main à sa bouche
de sa bouche à son tube de désir
[Souvenir 5]
sur le quai de cette gare de grandes bandes de fumée montaient autour de nous
et nous étions assis chacun au bord d'un rêve
sous la nuit allumée pour nous
par de lointains extraterrestres
Dans le dernier wagon du train de dernière classe
dans des labyrinthes d'arbres morts et de tôles
tout contre mon épaule
c'est ton souffle qui dort
[Sensation ∞]
voilà
dans ma mémoire prenant forme et couleur
le froissement vert de notre corps dormant
sur le torse d'un pré parcouru par les mouches
dans ma mémoire et devant moi
s'offrant à ma vie en tous sens
la douceur rajeunie de tes deux frêles épaules
comme des galets serrés
dans chacune de mes mains
le nez planté dans l'herbe
allongés
au soleil