Mon portable indiquait 5h, mais je n'étais pas certain d'être réglé sur le bon fuseau horaire. Il faisait presque jour déjà, suffisamment pour voir le vol des mouettes tacher le soleil rouge, et encore assez sombre pour que mes yeux s'ouvrent en grand aux lumières des gratte-ciels qui brillaient tout autour par les vitres du bus. Je m'extirpais lourdement de ma migraine comme un ours de sa tanière. Les séquelles de trois nuits plus ou moins blanches fermaient ma boîte crânienne comme le couvercle d'une marmite. Souvenirs et choses présentes bouillaient en moi, bébés qui chialent et musique orientale dans les enceintes, odeur de vomi et d'orange, douleurs aux jambes après les heures passées debout à attendre dans la neige, au poste de douane.
Les Turcs et les Roumains me regardaient sans rien dire. Certains me souriaient comme à un frère, d'autres cherchaient à se donner un air dur. Certains craignaient pour leurs papiers, pour leur famille laissée derrière, dans ce port de Roumanie où ils tenaient un commerce. Certains dormaient. Mes côtes me faisaient mal et je regrettais d'autant plus mon marché avec le conducteur : une ristourne sur le prix du billet en échange du passage en contrebande de deux bouteilles de Jack Daniel's, coincées derrière mon dos à l'intérieur du siège. J'étais fébrile, à fleur de peau comme on l'est quand on arrive dans une grande ville inconnue dont on ne parle pas la langue, et où personne ne nous attend. J'ai repensé aux mots que m'avait dits cet Allemand dans un bar en République Tchèque : « dans ces cas-là soit on a peur, soit on se laisse aller à une sorte de joie sans limite, à une forme plus légère de vie. »
On s'était arrêté. La foule braillait, et les muezzins, et les bagnoles. La porte s'ouvrait sur la mer, le chauffeur dormait déjà, et je n'avais pas peur.