Spartacus

Pierre Petitpierre colle ses pieds l'un sur l'autre ; des graviers minuscules et bouts de laine de chaussettes se noient dans la sueur du drap qui semble une mare de crachats où son corps est une barque ; et des boutons emmêlés dans ses poils lui arrachent de grands mouvements d'ongles forcenés. Se dressant d'un coup sec Pierre Petitpierre allume, il voit sa tête de cul dans le métal déformé du thermos sur la table, envoie une gifle et le café tiède se répand sur un amas de caleçons sales au bord du lit ; il soupire, tousse, se dresse sur ses jambes fatiguées. Pataugeant dans le café, ses pieds comme des anguilles couinant et glissant sur le plastique du sol, il pousse la porte de la cuisine où la fenêtre est restée grande ouverte sur une nuit caniculaire.

La tête dans l'évier sous un jet d'eau froide Pierre Petitpierre s'éveille, se délivre des fleuves de sueur pour tout à l'heure ne plus coller aux draps, ferme les yeux pour mieux sentir la fièvre s'apaiser, ses pensées s'adoucir, la soif de sa peau s'étancher. Par la fenêtre un klaxon retentit, une sirène de police, un coup de feu. Et tout semble lointain au crâne enfiévré de l'homme au fond de l'évier, et le filet si mince de l'eau qui claque sur le métal résonne autour de lui comme une grêle énorme qui lui perfore chaque tympan un à un ; une mitraille, obstinée, répétée, voix de la fièvre et crocs de l'insomnie.

« Tais-toi, mais tais-toi », soupire-t-il à l'oreille de sa fièvre, « faut qu'je dorme... pour demain... », et sa tête à chaque mot balbutié tangue, ses mâchoires font remuer des herses dans sa tête, et malgré l'eau qui chute et sur ses joues ruisselle il meurt de chaud.

Trempé de sueur et d'eau il sort du bac à vaisselle, s'avance vers le dehors muet par la fenêtre ouverte, se cramponne au rebord bétonné de son 8e étage. Sous le chambranle dans la cuisine, posé en boule sur le métal un peu frais du radiateur, un chat se tient endormi. Sentant dans ses poils la main consolante de son maître l'animal s'éveille, ses grands yeux jaunes de libre amour élargis par l'obscurité.

Spartacus le chat noir est une bête molle faite de calme et de sommeil, ses poils sont longs et les jours de détresse son maître aime y plonger ses doigts jusqu'aux deuxièmes phalanges, et s'y penchant, collant son nez aux muscles moussus et graisseux, respirer l'odeur de miel du félin lymphatique.

Se sentant ainsi caressé le chat gonfle le dos, soulève ses pattes arrière et de l'oreille se frotte aux doigts du maître, clignant des yeux ; et ses paupières baissées viennent regonfler ses joues de mousse. Attendri l'homme à son tour s'abaisse, dans la bedaine vivante et chaude enfonce son visage aux sens ouverts, entend le calme lentement s'introduire en lui.

Une nouvelle caisse de flics passe dans l'avenue en contrebas, et dans le ciel un autre coup de feu, un cri de femme dans une rue éloignée. Alors comme si ce bruit totalement extérieur avait déclenché en lui un mécanisme inconnu, le chat encore ronflant d'amour se glisse hors de l'emprise de son maître et saute au bas du radiateur, se lèche l'anus, puis s'asseyant, les yeux clignés, pousse un cri imperceptible de cordes vocales inhibées.

Marchant d'un pas lent mais certain, la ductile créature s'avance lascive vers la réserve fétide de bouffe, puis en caresse le sac de ses moustaches. Un bruit désagréable de plastique froissé chiffonne l'air de la pièce. La lune fait briller sur le front de Pierre une goutte de sueur réapparue.

« Vénale créature, la peste soit de tes entrailles ! » s'énerve l'homme à bout de forces, rendu fébrile et irritable par l'approche inéluctable du lendemain et les pieds de nez du sommeil indompté. Mais Spartacus demeurant sourd à ces paroles mate sans faillir son maître aux yeux crevés de cernes, d'un regard jaune d'enfant qui ne comprend pas et qui attend.

« Tiens, la voilà, ta bouffe ! » lance le maître tremblant en renversant une dune de puante nourriture dans la gamelle du chat. Sans attendre mais avec la grâce d'un prince conscient que toute précipitation donnerait de lui une impression d'être vulgaire et sans éducation, le félin plonge sa gueule innocente et candide dans le cloaque de croquettes crépitantes.

S'étant élancé à toutes jambes hors de la cuisine dans le couloir vers la chambre, Pierre Petitpierre s'effondre sur le lit. Tombant de tout son poids au creux des draps défaits, l'homme se fait mal. Sa chute n'a pas été celle d'un homme fatigué qui se laisse happer par l'appel du sommeil, mais bien celle d'un homme violent et volontaire, brusquant ses forces, comme un aimant tenu par un être borné et qui, cherchant à embrasser le côté égal d'un autre aimant, s'en trouverait violemment repoussé, alors qu'en se tournant vers son côté contraire, il aurait été attiré à lui avec évidence.

« Faut que je dorme, pour demain ! »

Dans la tête de l'homme tanguent des souvenirs de rêves, grossiers et vagues comme le visage idyllique que l'on donne au sommeil, des morceaux qu'il rassemble en un patchwork lâchement cousu qui aussitôt se rompt et qu'il jette à ses pieds. L'obsession du sommeil le gagne tout entier. Il s'envisage le lendemain, vacillant sur ses jambes, le regard gris, n'ayant pas pu dormir, en face de l'occasion de sa vie qu'il n'aurait plus l'énergie de saisir ; cette vision l'effraie. Il se relève d'un bond, s'essuie les mains, les pieds, refait son lit, se recouche. Mais le drap sent la sueur, ses jambes tremblent, son esprit danse comme attiré par mille sensations et pensées, bondissant et s'écrasant avec douleur sur chaque mur de la pièce. Pierre surveille le rythme de sa respiration, ferme les yeux avec une légèreté forcée, et l'illusion d'une léthargie s'immisce aux frontières de son corps, une torpeur douce et étrangement pesante qui lui fait soupirer : « enfin ». Mais cette conscience même de l'endormissement ramène ses sens à la vie, comme effrayés par l'hypothèse d'un coma perpétuel ; les battements de son cœur gagnent à nouveau en vigueur, déterminés à maintenir coûte que coûte l'organisme aux aguets. Une mouche passe dans la pièce. Silence. L'atmosphère se fait lourde, et l'âme de Pierre s'envole, rêvasse, s'égare.

Un miaulement presque imperceptible ricoche dans son oreille. Comme un fusible qui jusqu'ici aurait tenu, conduisant le courant d'une intensité pourtant déjà trop forte, d'un seul coup se mettrait à fondre à la suite d'une augmentation imperceptible de l'ampérage, Pierre Petitpierre se dresse tout tremblant sur ses jambes, descend du lit avec une rudesse solennelle, saisit la grande batte de base-ball posée à son chevet parmi les cadavres de livres épandus dans le café, et la levant à l'adresse du plafond s'écrie : « Merde ! Faut que je dorme, pour demain ! »

Le geste est court, précis, pas même une goutte de sang. La tête du chat, tout juste maintenue par un lambeau de fourrure maigre, traîne à côté du petit corps inerte et mou. Dans la pénombre offerte par une pleine lune lointaine, la scène semble s'effacer. La vue de Pierre se trouble, ses jambes le lâchent et sa main lâche la batte, il s'écroule sur le lit. « Hmf », résume-t-il.

L'éveil survient comme après une immense nuit d'ivresse. Le crâne empli de dynamite humide, Pierre Petitpierre s'accroupit sur le bord du matelas, enfile trois chaussettes imbibées de café, se lève. Repoussant d'un coup de pied le cadavre spongieux de Spartacus, il l'expédie en l'y glissant dans un grand sac poubelle trouvé dans un placard. L'homme enfile un pantalon, revêt une chemise et attrape une banane pour s'en nourrir sur le chemin.

Trois arrêts de bus plus tard, pousser la porte, monter trois marches. Pierre n'est pas en avance. La banane lui a donné une haleine nauséabonde qui l'inquiète. Il souffle dans sa main et aussitôt en respire l'odeur, se rassure. Séparée de lui par un bureau de plus d'un mètre, la personne qui l'attend ne percevra rien de cet effluve. « Monsieur Petitpierre ? Entrez s'il vous plaît ». Son retard lui aura du moins épargné le supplice de l'attente. Le voilà dans un bureau austère et plastifié, grand et vide, au fond duquel poussent une plante verte et un placard de pin à porte coulissante. Une femme vive et jolie lui désigne la chaise en souriant. Elle tient des papiers dans sa main, pliés à trois reprises et légèrement froissés. « Installez-vous, monsieur. J'ai bien reçu vos papiers et votre motivation semble sincère et déterminée, cependant je suis au regret de vous annoncer que vous ne correspondez pas au profil attendu pour ce poste. Je vous prie d'accepter toutes les excuses de notre entreprise pour l'espoir que l'annonce de cet entretien a pu susciter chez vous. Je vous ai envoyé un courriel hier soir vous prévenant de l'inutilité de votre déplacement ; il est regrettable que vous ne l'ayez pas lu à temps. Bonne journée. »

Silencieux, l'air hagard, les yeux secs, l'homme quitte la pièce d'une démarche claudicante mais sûre d'elle, en direction de la rue. Il pousse la porte. Le soleil lui éclaire le visage, brièvement. Sans conviction, un nuage vient assombrir la scène.

EPILOGUE

Rentré chez lui Pierre Petitpierre saisit le sac poubelle avachi dans l'entrée, appelle l'ascenseur et descend l'enterrer dans le square le plus proche.

FIN