La première fois que j'ai posé le pied en terre bulgare, c'était sur une aire d'autoroute, quelque part entre la frontière turque et les plages de Sunny Beach, nom publicitaire de la bourgade de Slantchev Briag où les touristes du bloc soviétique venaient se pavaner en slip de bain avant la chute du Mur. La première fois que j'ai posé le pied en terre bulgare, c'était un pied nu, blanc et frigorifié, aux ongles habités de résidus d'algues vertes : ma première rencontre avec la Mer Noire avait malencontreusement coïncidé avec mon involontaire premier bain de l'année, et mes chaussures terminaient de sécher dans l'allée du bus.
Toute chose est première fois quand on voyage. En Bulgarie il faut même réapprendre à lire. Déchiffrer le cyrillique peut être une question de survie, coincé dans un dépôt de province où personne ne parle anglais, avec nulle part où dormir et une banane dans le ventre, les pieds nus sur l'asphalte, l'air d'un con, les yeux vagues.
Et puis nous y voilà, des jours plus tard dans un appart' du centre de Sofia, bercé par la musique et par les voix qu'on comprend à moitié. On a réussi à rallier la capitale, on ne sait pas trop comment, et on fume des pétards avec la jeunesse sans emploi qui fait pousser la beuh dans les placards. On a l'esprit qui volette quelque part en soi, comme un
insecte indolent dans une serre chaude. Le temps est lent, la vie s'est réfugiée dans les bruits, dans la musique. On se lève pour rejoindre les gens qui dansent. On tape du pied à en saigner. A mille lieues du besoin de sécurité. Et comme les mots ne suffisent pas pour se comprendre, chacun sourit et se tape sur l'épaule. Pierre est le nom le plus étrange qu'ils aient entendu, personne ne sait le prononcer. De mon côté c'est le langage du corps qui me parvient pourri d'interférences : les hochements de tête inversés pour dire « oui » ou « non », spécificité bulgare, me font prendre pour ironique ce qui en fait est franc, et inversement. Les gens que tu rencontres en voyage, tu dois les entendre parler entre eux dans leur langue, essayer de deviner de quoi ils parlent, leurs relations et l'état de leurs vies dans lesquels tu te retrouves parachuté. Le voyageur, comme l'écrivain, est avant tout voyeur.
Il y a Panchev, le dealer, dont le tatouage encore inachevé à l'effigie de Morphée et du royaume du rêve, a envahi le bras gauche et ronge chaque semaine un peu plus la peau de sa poitrine ; il y a aussi Stefan, l'écrivain aux 300 exemplaires, sorte de punk médiéval en pantalon de velours râpeux et lunettes sales qui me parle de Damien Saez comme s'il l'avait connu, et puis Petya, la boxeuse qui porte des bracelets faits de fils électriques. Ici personne ne paie ses impôts, chacun cuisine ses combines illégales, tout le monde est au courant et la vie suit son cours, douce et patiente dans les bras d'une démocratie qui, ici comme ailleurs, meurt lentement, pour le meilleur et pour le pire.
La Bulgarie est le pays des lumières tamisées, des rues calmes et silencieuses, éclairées au minimum. On n'a pas la thune mais l'espoir, des lumières jaunes dans nos façades noires, et puis des BM' flambant neuves, des monuments à la gloire du communisme reconvertis en skate-park, et des églises orthodoxes qui poussent entre les blocs comme de gros champignons à la crème. Sofia, brocante géante, ville sans touristes où il n'y a qu'un semblant de rivière, s'est vidée à cause du premier mai. Les gens ont fui la ville et dressent des tables sur des tréteaux dans les campagnes, et les rares citadins qui n'ont pas de famille hors de la ville investissent les avenues comme des places de village, on danse dans des robes à volants, on écoute du punk croate sur des lecteurs CD à piles, et on fume de la weed. Ceux qui se connaissent se croisent par hasard et se sourient, on parle du printemps comme d'un combat entre l'été et l'hiver, dont le champ de bataille serait Sofia.
Un autre jour encore. J'avais dormi très tard puis j'avais fui la ville, ayant fraudé le tram avec une insouciance enfantine. Le vieux minibus Mercedes filait dans la campagne bulgare, la seule d'Europe qui ne se soit pas encore prostituée aux touristes, cap sur les montagnes de Rila et un petit monastère où je passerais peut-être la nuit. Je me souviens que le chauffeur portait le maillot de l'Atletico Madrid et qu'il sentait très fort la sueur et le rakija. Pendant que le fourgon nous emportait dans les montagnes, l'un des cinq passagers, parisien divorcé à qui les enfants ne parlaient plus, et qui se trouvait avoir fréquenté la même boulangerie que moi, au coin de la rue Pascal et du boulevard
Arago, m'a mis en garde contre la vie errante. Un avion l'attendait le lendemain pour la France, il retrouverait ses murs, son linge de lit et son cercle social. Je me souviens lui avoir serré la main en partant. Je n'avais pas aimé discuter avec lui ; mais je pense qu'il se souvient de moi, comme moi je me souviens de lui, et je pense que parfois en remuant son café dans sa solitude, il pense à la vie errante.
A la pause déjeuner je m'étais éloigné du fourgon. On s'était arrêté dans un hameau, il faisait beau, les hommes jouaient au tavla sur la terrasse du café. Je les regardais sans rien dire, je ne voulais pas qu'ils me voient, pas faire le moindre bruit. Enfin je me sentais étranger, et non colon. Les baraques étaient faites de bois et en amont de la route, au-delà du torrent qui courait à toute blinde à travers le village, il y avait un immense poulailler, et une vieille femme qui m'observait. Je me suis assis dans l'herbe pour manger mon sandwich. Pour la première fois peut-être je me sentais perdu, inconnu du monde, sans nostalgie et sans désir, sans compte à rendre non plus. J'ai regardé la vieille femme assise sur une souche parmi les poules, elle et moi on savait qu'on ne pouvait pas se comprendre, alors on a éclaté de rire.