La maison de Macha

(truc vieux vieux vieux !)

Le jour, quand la lune, cette traîtresse, m'avait abandonné, je ne pouvais plus, comme dans mon enfance, marcher les yeux dans le ciel, trop occupé que j'étais à vérifier si je ne marchais pas dans des matières peu fréquentables.

Mais le soir, quand j'étais soûl, le simple retour chez moi, par ces rues étriquées, se présentait comme une véritable épreuve pour mes sens.

Le sol, le vent, le ciel n'étaient plus les mêmes ; j'étais ailleurs. Il me fallait tout réapprendre. Et pour cause, à cette époque j'étais encore novice dans le domaine du désespoir, n'ayant appris que très récemment à profiter des joies artificielles des liquides redoutables.

Ma première expérience remontait à deux mois à peine. Bien entendu, je n’avais pas décidé de mon propre chef de goûter à cette espèce de vie. On ne va jamais seul dans ces maisons de la détresse. C'est l'autre, là, ce type qui cause dans ma tête, qui m'y a conduit malgré moi. Cette voix, elle avait toujours été là, depuis mon enfance et même déjà avant, à me dire chaque jour ce que je devais faire ; souvent des trucs pas très propres, d'ailleurs.

C'est comme ça par exemple, en exécutant sa volonté, que j'ai tué Bérénice, la poule geignarde du voisin. Nous habitions alors, mes parents et moi, une grande baraque toute basse avec un toit moussu dans un petit patelin nommé Rougerie-les-Mines, quelque part au bout du monde.

Ce bout du monde, j'en suis parti bien vite, je crois, maintenant que j'y pense, et sans même m'en apercevoir. Parce que la vie m'y obligeait je suis arrivé à la ville, si vaste, si chaude, si envahissante, que la voix dans ma tête en est devenue comme inaudible, à force d'être recouverte par des couches et des couches encore de bruit, du sourd, du monotone, tout plein de fumée grise et d'enseignes resplendissantes à vous en donner des insolations. La ville ça fait peur quand on y arrive, mais une fois qu’on y est on en devient soi-même, du bruit, du froid, du monotone.

Passons. Comme je vous l'ai dit, cela faisait très peu de temps qu'elle était réapparue, la voix dans ma tête, toute boiteuse et claudicante comme après un naufrage. C'était le jour du grand licenciement dans l'entreprise. Moi j'ai toujours été mauvais en tout. J'y ai pas coupé, évidemment. Les Rouges du syndicat n'ont rien pu faire ; la moitié des crétins qui bossaient dans cette grande boîte de béton se sont retrouvés encore plus paumés, du jour au lendemain. Inutile de vous dire que j'étais parmi eux.

La vie, quand on se retrouve face à soi-même, ça devient tout de suite plus difficile. Dès que les journées ne sont plus orchestrées par les heures de besogne, la petite sarabande des jours et des nuits s'emballe et bien vite tout se dérègle, des fausses notes se font entendre, le chef d'orchestre peu à peu se démonte, la musique perd l'équilibre, et après ça devient franchement le bordel. Tout seul, quand le boulot nous a fait sa lettre d'adieu avec ses sales mots choisis dans le dictionnaire des mots choisis, on se voit obligé de penser, pour tromper l'ennui. Ca doit être ça, la liberté.

J'ai dû m'efforcer de trouver un exutoire à la nouvelle lenteur de mes jours. C'est durant cette période, profitant du silence vague qui renaissait lentement entre les murs de la ville, que la voix est revenue habiter mes instincts, cette voix rouge et hargneuse qui radotait comme une horloge : « Libère-toi, ô prisonnier des vastes léthargies ! Agis ! Ainsi, libre tu seras ! » C'est ça qu'elle me disait, la voix, solennelle comme un évangile et tout, au creux de ma tête. Ce n’est que progressivement que j’ai pris conscience de son retour, quand j'ai commencé à me lever pour ouvrir des canettes de bière, au lieu de rester affalé des heures entières sur le divan miteux de mon appartement. Peu à peu je réappris à marcher, à ne plus penser, et finalement à agir, par des actes modestes d'abord, puis en ouvrant la porte d'entrée de l'immeuble et en me jetant, corps et âme, dans la gueule béante et avinée de la nuit urbaine.

La nuit, il n'y a rien. À part la lune, cette grande éponge à larmes, cette figure jaune qui m'a bien souvent servi de confidente, à défaut de mieux. C'est toujours mieux que de penser, moi je dis, de parler à la lune. Mais quand la lune en avait marre de mes histoires et allait se planquer derrière un nuage, j'entrais dans un bar, enfin dans un lieu où il y avait de la lumière, pour ne pas être seul. C'est dans une boîte de lumière comme ça, dans une situation comme ça et à une heure comme ça, que j'ai rencontré Macha. Je ne vous dirai pas comment, ça serait trop long à expliquer, surtout à des couillons comme vous.

Peut-être qu'elle a eu un peu pitié de moi, ou peut-être qu'elle était ivre, elle aussi, en tous cas elle m'a ouvert comme qui dirait les portes du bonheur, si vous voyez ce que je veux dire. J'ai découvert sa maison, enfin une manière de maison, toute noire, toute cachée derrière d'autres et derrière des rues et des rues encore, toutes étroites et boueuses qui s'étalaient comme autant de fils barbelés et de bastions désolés devant chez elle. À l'intérieur, les murs étaient recouverts d'un papier rouge si vif, malgré sa sombreté (quoi, on ne dit pas sombreté, vous m'emmerdez à la fin, un type connu disait bien bleuités), d'un rouge si vif, disais-je, qu'il me marqua au premier coup d’œil. Ça m'a tellement marqué que je m'en souviens aujourd'hui encore. Ce n'est pas que j'aie une mémoire particulièrement défaillante, mais je me souviens rarement des détails ; même si, comme tout le monde, je suis bien obligé de les voir, les détails, parce qu'il serait impossible de ne pas voir la couleur des tapisseries des maisons à moins d'être aveugle, et j'ai bien dû en voir des couleurs de tapisseries dans ma vie, mais je ne me rappelle aucune autre que celle-là, ou alors si, mais alors tellement vaguement, et de façon si lointaine, que enfin bref, passons.

Toujours est-il que la demeure de Macha sentait tellement le meurtre que c'en était presque une caricature, tant la façade était noire et les parquets grinçants. Enfin ça ne nous a pas empêchés de faire l'amour, ni moi de lui offrir tout un tas de choses et des fleurs grosses comme le poing, et des roses jusqu'à devoir vendre mon porte-monnaie lui-même pour manger un peu et continuer à rentrer dans les boîtes de béton lumineuses la nuit.

Avec Macha, on est vite devenu un vrai couple, à partager notre solitude et puis la bouffe aussi et à remplir chacun le verre de l'autre à tour de rôle. Elle aussi elle était triste, Macha, d'une tristesse patente qui la rongeait depuis l'adolescence, venue on ne sait d'où pour on ne sait quelle raison, et qui lui creusait deux grands cernes sous ses adorables yeux dont j'ai oublié la couleur... peut-être qu’ils étaient rouges... ça ne fait aucun doute... non, c'est les murs qui étaient rouges... passons.

Somme toute nous étions tristes, certes, mais nous étions deux, et c'est tout ce qui comptait pour moi. J'aurais tout accepté plutôt que de me retrouver de nouveau seul face à moi-même. Aussi ai-je supporté bien des jours les quelques empoignades qui s'interposaient ici ou là entre nos âmes meurtries par les jours et les nuits. Cette vie ne me dérangeait pas. La maison, malgré ses aspects gothiques, trouée de courants d'air par où filtrait parfois l'angoisse, se révélait finalement être un lieu plutôt vivable, voire même agréable par endroits. Les grandes tapisseries rouges, durant les premières semaines que je passai là, rue des Géhennes, éduquèrent mon regard, habituèrent mon œil à leur couleur agressive, jusqu'à enrober peu à peu chacun de mes sens d'une sorte d'atmosphère de velours pourpre à travers laquelle chaque image, chaque son m'apparaissait comme lardé de cicatrices, et chaque odeur m'apportait avec elle le parfum du sang.

Je n'en ai pas eu peur. Après tout, on vieillit, et à chaque époque de la vie correspond sa propre perception : enfant, on voit tout d'un autre œil. D’ailleurs j'avais tellement peu été habitué à observer les choses alentour que, recouvertes de ce voile nouveau, elles attirèrent mon attention et semblèrent gagner en intérêt. Je commençais enfin, un peu tard peut-être, à découvrir à quoi le monde dans lequel on m'avait parachuté pouvait bien ressembler. Que des avantages, en somme.

Macha, elle, allait chaque jour un peu plus mal. Je m'en rendais bien compte. Elle portait le deuil de sa vie. Il arrivait même qu'elle passât des jours entiers allongée sur son lit, ne voulant plus voir personne (c'est-à-dire surtout pas moi), à noircir des pages et des pages encore de carnets illisibles qu'elle balançait ensuite à travers la chambre et qui venaient s'écraser contre les murs, éparpillant sur toute la surface du parquet des centaines de feuillets terrifiants, raturés de long en large comme autant de visages du Mal balafrés et sanglants. Elle voulait « extraire de son malheur la quintessence de la plainte poétique ». C'est ce qu'elle m'a dit, un jour, quand, énervée et, je crois bien, exaspérée par mes questions incessantes, elle s'est enfin décidée à m'ouvrir la porte de sa chambre.

Quelques années plus tôt, elle avait partagé sa vie avec un écrivain, un vrai, un grand, à chapeau et à écharpe, dont elle tapissait les murs de photographies rayées. Je n'en étais pas jaloux ; son absence me suffisait, d’autant plus qu'il avait laissé à Macha, en souvenir de son passage dans sa vie - qu’il avait quittée sans refermer la porte derrière lui -, une grande glace déformante encadrée d'or blanc drôlement ciselé qu'elle avait accrochée sur le mur de la salle à manger, et qui devait bien valoir une petite fortune : il la tenait de je ne sais quel vieil ancêtre, un comte ou un marquis, ou bien peut-être un baron ou un prince.

Plusieurs fois, quand nous manquions d'argent pour acheter notre alcool, j'ai prié Macha de la vendre, mais jamais elle n'a voulu me laisser le moindre espoir à ce sujet. Peu importe, elle était là, cette glace, toute prête à nous sortir de l'enfer si jamais on y plongeait.

Mais un soir, je me suis aperçu qu'on y avait bel et bien plongé, en enfer, depuis longtemps même, malgré tout mon bonheur et sans que je m'en fusse aperçu. À vrai dire, je ne m'étais jamais aperçu de rien dans ma vie ; tout s'était fait en douce, et dans mon dos, comme si ma présence était de trop jusqu'au sein de ma propre existence. Personne n'avait pour ainsi dire jamais prêté attention à moi, le pantin, l'homme-néant, celui qu'on laisse planté là sans rien lui dire, comme dans une mauvaise partie de colin-maillard où tout le monde s'en irait pour laisser le type au bandeau seul à chercher un corps ou une chaleur dans l’obscurité et le vide.

Je m'en suis aperçu bien tard, qu'on y était descendu, en enfer ; trop tard même. C'est arrivé ce soir-là, celui dont je vous parlais tout à l’heure. J'étais soûl, sans conteste, et le simple retour rue des Géhennes, par les réduits sombres et humides du centre ville qu'on appelait « ruelles », m'apparaissait comme une véritable épreuve pour mes sens.

Présage peut-être, ivresse sûrement, le monde était ce soir-là comme drapé de velours rouge. Au-dessus des toits noirs s'emmêlaient mille fumées empourprées que les cheminées crachaient sans relâche, comme pour se vider de toute leur chaleur, de tout ce qu'il restait de vie dans leurs maisons avant la grande cérémonie du sommeil. De part et d'autre de mes pas, les longs murs fissurés menaçaient de s'écrouler à chaque battement que faisait mon pitoyable cœur. Mais au fond de moi, il me restait assez de raison pour savoir qu'ils ne tomberaient pas : les murs d'une prison ne tombent jamais.

Sur la grande place sans nom au monument aux morts, là où les gosses viennent jouer, le dimanche, et pisser sur les gerbes fanées, de grands arbres mous et sombres s'agitaient paresseusement, indolents comme des chevelures, dans le vent rouge qui puait le sang et qui déposait partout ses bribes de mort, ses souffles courts, comme des dernières volontés qui prennent une allure bizarre, d'abord chuchotantes, puis discordantes et criardes. Tout un monde oublié ressurgissait des profondeurs des rues, à la lueur rougeâtre de mon ivresse. De vieilles apparitions mythologiques se dessinaient dans les feuillages, des manières de cadavres, des visages fugitifs, rouges comme la mort, s'extirpaient d'entre les murs et jaillissaient des étoiles. J'eus bientôt droit à un véritable carnaval de vampires et de petites horreurs impalpables comme des feux follets, qui tourbillonnaient là-haut, très haut dans le ciel étoilé, et tout autour de moi il en vint des centaines, des milliers même, macchabées cramoisis et illusions terribles ; ils envahirent bientôt la petite place, les pelouses, les fleurs, le monument aux morts, les arbres et tout l'espace jusqu'à ce le monde ne soit plus qu'un océan de rouge, profond, abject et étouffant, une espèce de marécage sans fond duquel montait comme un tonnerre le gémissement furieux de toutes les agonies.

Je m'enfuis, jouant des mains, tâchant d'agripper dans mon délire un objet réel, tangible, n'importe lequel, un panneau, un lampadaire, un câble, une auto, un dromadaire gonflable... Peu à peu j'émergeai du voile rouge, retrouvant en certains endroits des bribes d'air à avaler, des morceaux de trottoir à fouler. Je peinais pour garder l'équilibre. C'est fou ce que c'est casse-gueule, le monde.

Enfin, graduellement, mes yeux recommencèrent à former des images ; à retranscrire la forme des toits, puis celle des cheminées fumantes qui s'élevaient comme des oriflammes dans la nuit, celle des vieux murs obliques, qui étendaient sur la chaussée de grandes ombres macabres, celle des trottoirs, des caniveaux, et de centaines d'autres choses de plus en plus basses et de plus en plus vraies, jusqu'à ce qu'apparaisse enfin la petite porte sombre de la rue des Géhennes, qui s'ouvrait sur la maison de Macha.

Sans attendre un éventuel retour d’idées sensées au fond de mon cerveau, et poussé par l'envie de vomir au plus vite toutes ces images de l'enfer, barricadé entre quatre murs solides et rectilignes, je tournai la poignée. Macha ne m’a pas reconnu quand j’ai pénétré dans la chambre. Je la trouvai sur son lit, les bras lacérés de coups de couteau dans tous les coins, les veines grandes ouvertes et tout, comme pour se suicider. De ses blessures ne coulait aucun sang. Sa vie durant, elle s’était employée à s’en vider, que j’ai pensé tout de suite.

Personne n'a réclamé la maison. J'ai hésité un temps, puis je suis venu m'installer là, dans cette grande salle toute rouge où est toujours pendue cette glace ancienne, celle aux reflets tordus. Seul pour toujours désormais, seul avec les heures et les jours, je reste planté là, immobile, sans penser, à fixer ce visage barré de cicatrices, le mien, l’ignoble et méprisable visage, sans chapeau ni écharpe, celui que personne, ni Macha Chamraëv, ni moi-même, n'avait jusqu'alors jamais su contempler.