1929 : crise poétique

En 1929 paraissent coup sur coup deux affirmations apparemment antithétiques, et qui resteront célèbres par la suite dans l’histoire de la littérature française comme les emblèmes des deux différentes voies qu’a suivies la poésie à partir du début du vingtième siècle : la voie de la poésie dite « construite », respectant la syntaxe, raisonnée, ou encore poésie dite « de l’intellect », incarnée par les néoclassiques et notamment par Paul Valéry, et la voie de l’écriture automatique, de la poésie a-logique, incarnée par les dadaïstes et les surréalistes.

Ces deux affirmations sont les suivantes :

« Un poème doit être une fête de l’intellect. Il ne peut être autre chose. » (Paul Valéry), affirmation aussitôt réfutée par André Breton et Paul Eluard : « Un poème doit être une débâcle de l’intellect. Il ne peut être autre chose. »

Plus qu’une antithèse, nous voyons avant tout dans l’affirmation des jeunes Breton et Eluard une démarche de révolte contre l’ordre établi, contre la poésie réglée et traditionnelle, incarnée par l’homme de cinquante-huit ans qu’était Paul Valéry en 1929. Il apparaît d’ailleurs que Breton et Eluard prennent ici exemple sur celui qu’ils considéraient comme « le grand prophète des temps à venir » : Isidore Ducasse (ou le Comte de Lautréamont). Dans ses Poésies II, parues en 1870, Isidore Ducasse entreprenait en effet, à plus grande échelle, de prendre l’exact contre-pied des Pensées de Blaise Pascal en inversant de manière systématique les maximes du penseur du XVIIe siècle : à titre d’exemple, je citerai le célèbre « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature » de Blaise Pascal, transfiguré par Isidore Ducasse en « L’homme est un chêne. La nature n’en compte pas de plus robuste. »

L’entreprise d’André Breton et de Paul Eluard est ici similaire : il s’agit pour eux, au moyen d’une parodie ironique (en reprenant la même structure de phrase et le même ton assertif qu’utilisait Paul Valéry) de contester l’autorité des partisans du maintien de la forme poétique traditionnelle, en affichant une opinion radicalement opposée.

Cependant, si l’on dépasse cette simple querelle entre les deux tendances du début du XXe siècle, on observe que ces deux affirmations, si elles se veulent antithétiques, ne sont en réalité pas si éloignées l’une de l’autre. Les termes de « fête » et de « débâcle », qui ne sont pas à proprement parler des antonymes, ont en effet en commun l’idée de rupture avec la vacuité de la réalité quotidienne, avec la condition quelconque, banale, habituelle, médiocre, conventionnelle, terre-à-terre de l'homme au quotidien ; et ces deux citations s’approchent selon moi de la vérité en ce sens que la poésie réside dans l’exubérance, la démesure, et la fuite – qu’elle soit chute ou élévation. Hugo Friedrich écrit à ce sujet, dans sa Structure de la poésie moderne, que « la poésie intellectuelle rejoint la poésie a-logique dans la même fuite loin de la condition humaine, dans le refus de la normalité objective ». Qu’elle soit « fête » ou « débâcle », la poésie ne poursuit finalement qu’un seul but : fuir. Fuir l’affreuse monotonie du regard, la platitude du réel objectif. Ce qui oppose finalement ces deux conceptions, c’est l'idée selon laquelle cette fuite doit se réaliser vers le haut (« fête de l’intellect ») ou vers le bas (« débâcle de l’intellect »).

Selon la conception de la poésie défendue par Paul Valéry, un poème doit relever de l’intellectualité, car c’est bien l’intellect, la pensée, qui doit élever l’homme au-dessus de sa condition d’animal et de mortel. Cependant, on sait que Valéry se réclamait de la poétique de Stéphane Mallarmé, considéré par beaucoup comme l’un des poètes les plus hermétiques de la littérature française ; aussi ne faut-il pas confondre « intellect » et « entendement », car si Paul Valéry défend le fait qu’un poème doit être écrit en toute conscience, construit avec rigueur, et que chaque terme doit y être motivé, il n’en demeure pas moins que nombre de ses poèmes sont difficilement compréhensibles par l’entendement. Ce qu’il prône, c’est avant tout l’idée que l’auteur se doit de dompter son écriture, de ciseler ses vers, de réfléchir à la place de chaque mot et de chaque sonorité, de manière à créer une œuvre esthétique dont il pourra se réclamer l’auteur : « J'aimerais infiniment mieux écrire en toute conscience et dans une entière lucidité quelque chose de faible, que d'enfanter à la faveur d'une transe un chef-d'œuvre d'entre les plus beaux », affirmait-il clairement.

André Breton et Paul Eluard, quant à eux, n’opposent pas à la conception néoclassique celle d’une poésie plus obscure, plus hermétique dans sa signification, mais plus libre, plus chaotique dans sa forme : se voulant les héritiers de Rimbaud et de Lautréamont, les jeunes surréalistes (en 1929, André Breton s’apprêtait tout juste à publier le Second Manifeste du Surréalisme) cherchaient à s’affranchir du carcan de la versification, voire de celui de la raison : pratiquant l’écriture automatique, ils produisaient des écrits dictés par leur inconscient, et auxquels leur propre entendement, leur « intellect » n’avait parfois pas accès. Tel me semble être le sens que les deux poètes cherchèrent à donner à l’expression « un poème doit être une débâcle de l’intellect ».

À présent que nous avons donné sens aux deux citations sur lesquelles nous nous appuyons, qu’elles ont été développées et éclaircies, je suis en mesure de présenter mon propre point de vue sur ces deux conceptions de la poésie, et de me situer par rapport à elles.

Je m’appuierai tout d’abord sur un poème d’André Breton, « Pour Lafcadio », paru en 1919, avant d’élargir l’étude à d’autres poèmes et à d’autres auteurs, afin de dégager le plus précisément possible ma propre conception de la poésie.

Le poème est court, citons-le :

POUR LAFCADIO

L’avenue en même temps le Gulf Stream

MAM VIVier

Ma maîtresse

Prend en bonne part

Son diminutif Les amis

Sont à l’aise

On s’entend

        Greffier

        parlez MA langue Maternelle

        Quel ennui l’heure du cher corps

        Corps accort

        Jamais je ne gagnerai tant de guerres

Des combattants

qu’importe le vers le lent train

l’entrain

Mieux vaut laisser dire

qu’André Breton

receveur des Contributions Indirectes

s’adonne au collage

en attendant la retraite

Au premier abord, ce poème paraît totalement hermétique à l’entendement, aucune signification précise ne semble en émaner. Il consiste, du moins dans ses premières strophes, en une juxtaposition de thèmes, de termes, voire de lettres (« MAM VIVier ») hétéroclites. La police elle-même varie : les mots de la troisième strophe sont en italique, et les vers y sont décalés, comme pour contraster avec le reste du poème, aligné à gauche et en typographie ordinaire. La présence de certains termes côte à côte ne semble motivée que par une certaine parenté phonétique (« cher corps / Corps accort » ; « le lent train / l’entrain »), ou semble parfois relever de l’arbitraire (« Des combattants / qu’importe le vers… »).

Si l’on pousse plus loin l’analyse, on relève dans la troisième strophe une référence au poème d’Arthur Rimbaud « Enfance », extrait des Illuminations : la première partie de ce poème en prose s’achève en effet sur cette phrase : « Quel ennui, l’heure du « cher corps » et « cher cœur » », que l’on peut facilement interpréter comme un rejet de la poésie romantique, dans laquelle le poète, pris de mélancolie, s’adressait à son « corps » et à son « cœur ».

Cette référence aux Illuminations suffit seule à prouver que « Pour Lafcadio » constitue une tentative d’émancipation d’André Breton et des poètes dadaïstes par rapport à la tradition romantique et symboliste. On trouve par ailleurs dans le poème des éléments qui font de lui une sorte de déclaration de guerre : il est question de « combattants », et le poète présente le combat entre partisans du modernisme et partisans du maintien de la tradition comme une véritable guerre (ou même une masse de guerres, du fait de l'accord du substantif au pluriel : « Jamais je ne gagnerai tant de guerres »).

Nous pouvons donc interpréter ce poème comme un cri de révolte, un cri de liberté contre les règles étriquées de la versification (« qu’importe le vers », lit-on dans la dernière strophe). De plus, quand on connaît la personnalité du personnage de Lafcadio, à qui est dédié ce poème, on serait tenté de qualifier ce poème d’« acte gratuit ». Lafcadio, personnage principal du roman d’André Gide Les caves du Vatican, est en effet le symbole même de ce que la philosophie appelle l’« acte gratuit », c’est-à-dire d’un acte commis en-dehors de toute motivation, de toute raison, hormis celle de prouver sa liberté : dans le passage le plus célèbre du roman, Lafcadio précipite un vieillard dans le vide par la fenêtre d’un train, sans qu’aucun mobile ne justifie son crime.

Aussi ce poème d’André Breton se présente-t-il comme une manière de prouver sa liberté dans l’écriture, mais il est important de dire qu’alors une telle forme de poésie ne s’avère bénéfique qu’à son auteur.

De mon point de vue de lecteur, ce type d’écriture, fruit d’un nihilisme facile et sans issue, ne peut aboutir qu’à une impasse, à une rupture de communication entre l’auteur et le lecteur. Le poème ne produit chez ce dernier qu’une sensation d’incompréhension, tout juste de surprise, à peine de malaise, et exclut toute sensation d’ordre « poétique » (sensation que je tâcherai de définir ultérieurement). Nous pouvons en conclure que, si le carcan de la versification peut brider la liberté du poète et, de ce fait, entraver la qualité de ses écrits, une liberté de création infinie n’apportera pas à elle seule plus de substance poétique à un texte. Selon moi, la poésie se trouve ailleurs que dans la simple affirmation d’une liberté : n’importe quelle suite arbitraire de mots et de syllabes ne peut pas prétendre être de la poésie.

Il est d’ailleurs possible qu’André Breton ait senti, dès 1919, avant même d’abandonner le dadaïsme pour le surréalisme, que cette forme d’écriture nihiliste aboutissait à une impasse : peut-être les derniers vers de « Pour Lafcadio », subitement accessibles à l’entendement, constituent-ils une sorte de prise de recul de la part du poète sur ses propres créations, qui ne consisteraient finalement qu’en une sorte de « collage » composite de mots et de lettres, simple passe-temps « en attendant la retraite ».

On sait que Breton lui-même finira par renier cette conception de la poésie : après avoir fait table rase de toutes les règles et de tous les topoï hérités de la tradition, il se consacrera avec les surréalistes à une poésie qui, bien qu’irrationnelle, sera le fruit d’une certaine recherche esthétique. Prenons pour exemple le poème « L’Union libre », paru en 1931 : cortège d’images superbes (je tâcherai par la suite d’expliquer en quoi je trouve de telles images superbes), il ne relève déjà plus de la poésie décadente ou provocatrice.

Pour parler de débâcle ou de fête de l’intellect, je pense qu’il est bon de distinguer le point de vue de l’auteur de celui du lecteur : est-ce de l’intellect de l’auteur ou de celui du lecteur qu’il s’agit ? Je suis plus porté à penser que l’important dans une poème reste l’effet qu’il produit sur le lecteur, peu importe que le poète ait ou non construit son poème avec rigueur, et peu importe que le poème obéisse ou non à des règles strictes. Par conséquent, il apparaît que le procédé d’écriture utilisé par le poète (écriture automatique ou recherche rigoureuse de la perfection) a finalement bien moins d’importance que le résultat obtenu sur l’esprit du lecteur, qui pourra tout à fait éprouver une sensation de débâcle, de faillite de l’intellect à la lecture d’un poème versifié : certains sonnets de Mallarmé, ou le poème « Les assis » de Rimbaud, pour ne citer que quelques exemples, donnent au lecteur la sensation que la raison se dérobe sous ses pieds, par la créations d’espaces irréels et totalement illogiques. Aussi le fait que le poème rime ou non, et que les vers qui le composent soient ou ne soient pas réguliers, n’a-t-il finalement que peu d’importance ; la capacité à faire des vers respectant des règles strictes ne fera jamais le génie d’un poète, pas plus que sa propension à refuser systématiquement toute norme, et il serait absurde de s’arrêter à ce clivage entre la forme libre et la forme versifiée.

Alors, d’où vient cette « sensation poétique » que j’évoquais plus haut ? L’intellect y a-t-il sa place ? Pour Rimbaud, l’homme qui veut être poète doit tenter d’« atteindre l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. » Le poète doit s’essayer à des expériences d’« encrapulement » (« je m’encrapule au possible. Pourquoi ? Je veux être poète », écrit-il à Georges Izambard), tel un homme « s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage. » Aussi l’expérience de la poésie comme fuite en dehors du réel tire-t-elle l’homme vers le bas, en le conduisant à une sorte de destruction de sa personnalité. « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes », écrit-il dans « Adieu », le dernier poème d’Une saison en enfer. La conception de la poésie comme une expérience aussi violente se rapproche de l’idée de « débâcle de l’intellect » soutenue plus tard par les surréalistes.

Pour moi, le contact avec la poésie doit en effet produire l’effet d’un choc. Cependant, ce concept même de choc induit l’idée d’une communion entre le lecteur et le poème. Celui-ci doit être accessible au lecteur – non pas à son intellect, mais à quelque chose que nous pourrions appeler (c’est le terme utilisé par Pierre Reverdy dans son essai intitulé Cette émotion appelée poésie (1950)) l’« âme. » Le poète Reverdy parle en effet de « soudure d’âme à âme dans le choc-poésie », pour qualifier l’effet ressenti à la lecture de la poésie. Le poète et son lecteur, contrairement au philosophe ou même souvent au romancier, ne communiquent donc pas d’intellect à intellect, mais plutôt d’âme à âme, ce qui induit un contact plus profond, plus primitif que celui de la pensée. Un poème ne doit donc pas être nécessairement compris par le lecteur, il ne doit pas être nécessairement porteur d’un sens accessible à l’entendement, mais plutôt d’une signification secrète, souvent inexplicable, qui réside dans sa sonorité et dans son souffle, c’est-à-dire plus simplement dans la sensation presque physique que l’on ressent à sa lecture – et ce parce que la sensation du mot nous vient avant la signification du mot.

René-Guy Cadou, dans son poème « Art poétique » (1947), exprime lui aussi ce « choc » ressenti au contact de la poésie :

« […] Tu as perdu la direction

Le Nord l’étoile les feux de position

Et tu sens soudain un grand choc

Tu es couché tout près de toi dans la verdure

Tu es comme mille petits trous de serrure

Qui regardent dans ta tête éclatée

Les éléments épars de la beauté […] »

On pourrait ici rapprocher le vers « Tu es couché tout près de toi dans la verdure » (outre la référence flagrante au « Dormeur du val ») de l’expression « Je est un autre » de Rimbaud : il ressort de ces deux images que la poésie est un moyen pour l’homme de s’affranchir de sa personnalité sociale pour retrouver son véritable « moi », en remontant à la source de toutes les sensations et en bouleversant les barrières et les repères du monde connu (« Tu as perdu la direction »). Finalement, la force de la poésie réside justement dans le fait qu’elle permet au lecteur de s’émanciper de son intellect, afin de retrouver la part d’imaginaire et d’irrationnel qui siège en lui.

Quand on dit vulgairement d’un poème (ou d’une musique, ou d’un tableau) qu’il nous « prend aux tripes », on cherche à exprimer qu’il éveille, en la projetant brusquement au-devant de la scène, la partie la plus profonde de notre être, la plus primitive, enfouie bien au-delà des limites de notre intellect et de notre conscience ; car par nature une sensation ne relève pas de la raison mais bien de la bestialité.

Dans tous les cas, ce que nous pouvons appeler l’émotion poétique ne constitue en aucun cas une jouissance d’ordre intellectuel, et c’est justement ce qui distingue la poésie des autres genres de littérature : elle n’est pas faite pour être comprise (du moins ce n’est pas son but premier), mais pour être ressentie.

Il est d’ailleurs à noter que Paul Valéry lui-même, qui prônait la « fête de l’intellect », se trouvait déchiré entre l’intellectualisme et cette conception plus primitive de l’art et de la vie : « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! », lit-on dans la dernière strophe du « Cimetière marin ». Sa maxime « parfois je pense et parfois je suis », parodie de Descartes, résume de manière remarquable le déchirement de l’homme entre ces deux pôles.

Je considère personnellement que l’un des hommes à avoir exprimé avec le plus de force et de justesse l’idée de la poésie comme art de la sensation et non de la compréhension est Aimé Césaire, parlant de la poésie de Lautréamont-Ducasse (cité par André Breton dans sa préface à l’édition Bordas de 1947 du Cahier d’un retour au pays natal) (tiré de « Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont », Tropiques n°6-7, février 1943) :

« Il [Lautréamont] entasse en jonchées lyriques et pâles – comme chutent dans la gangrène du soir les doigts du poirier tropical – les trompettes de mort de comique philosophie qui élèvent à la dignité de merveille d’un univers hiérarchisé, l’homme, pieds, mains et nombril – gueulée de poings nus contre le barrage du ciel… Le premier à avoir compris que la poésie commence avec l’excès, la démesure, les recherches frappées d’interdit, dans le grand tam-tam aveugle, jusqu’à l’incompréhensible pluie d’étoiles… »

Les mots surlignés illustrent les principales caractéristiques de la conception de la poésie que j’ai cherché à dégager tout au long de cette étude : Césaire nous présente la poésie comme une forme d’expression dont la portée se situe au-delà de toute compréhension intellectuelle. Cette forme d’expression se révèle inaccessible à l’entendement, et ne peut être perçue que par la part de bestialité ou d’irrationnel qui réside en chacun de nous : la « pluie d’étoiles », si elle est « incompréhensible », n’en demeure pas moins un spectacle magnifique et éblouissant.

Dans la recherche d’une expression relevant plus de la sensation primitive que de la compréhension par l’entendement, et par laquelle le poète arrache le lecteur à son intelligence pour l’amener à une sensation vraie, pure et libérée de tout conditionnement et de tout préjugé imposé par la raison : c’est selon moi en ce sens que la poésie doit être comprise comme une « débâcle de l’intellect ».