J'aimais, en ces premières semaines passées à Toulouse quand je n'y connaissais encore personne, longer la voie ferrée près du cimetière de Terre Cabade. C'était encore l'été, et vers dix heures du soir, avec les dernières lueurs du jour qui traînaient sur la ville comme des vêtements sales oubliés par le soleil au pied de son lit, on sentait planer dans l'air l'haleine lointaine d'un orage.
Comme j'en avais pris l'habitude dans des villes inconnues où la solitude - et parfois la méconnaissance de la langue - me procurait un sentiment de détachement que je confondais souvent avec la liberté, je grimpais au grillage et m'élançais dans les hautes herbes qui bordaient la voie. Là comme ailleurs, près des rails de Sofia ou de Dimitrovgrad, les mêmes cadavres de bières qui brillent comme des étoiles en galaxie sur le ballast, les mêmes seringues sordides, les mêmes rouleaux de PQ étalés dans les ronces en guirlandes de Noël, les mêmes lumières oranges des trains qui détalent dans la nuit, dans un crissement de métal fou ; ici comme ailleurs, les mêmes déchets d'une ville où l'on vit et l'on meurt, comme les ossements fossilisés de notre époque. Après une courte errance près du tunnel où je m'attardais dix minutes à déchiffrer des tags, je repassais la palissade et descendais d'un pas lent vers le canal du midi.
La vie, qui s'était tue près du cimetière avec une sorte de respect mêlé de crainte, reprenait là son manège, vibrante, sale, bordélique, bourrée de rêves en toc et d'odeurs fortes, gonflée d'ennui bruyant et de néons fadasses, dégueulant dans les rues ses fêtards sans histoires, tous les footeux timides et les princesses boudeuses, les bancs de prostituées et les groupes d'alcooliques échappés des écoles d'ingénieurs, cravates dénouées, hurlant, portant avec fierté des panneaux de travaux volés sur des chantiers, tous les kebabs vendant tard à des schlags, toujours la même succulente merde qu'ils servent en transpirant, les jeunes quadragénaires en tailleur et pantalon de cuir, notaires ou femmes d'argent, fumant des Vogue et saturées de parfum, tous les trentenaires mariés se souhaitant la bonne nuit à la fin d'une soirée entre couples, amis d'enfance éloignés exhibant leur partenaire et leurs maigres signes de richesse, parlant du temps qui a passé - on a quand même pas si mal réussi, on peut se payer un restau à l'occasion - et les dealers tapis dans l'ombre devant chaque graff en forme de cœur, les mecs bégayant tout exprès, parlant avec de grands gestes dans un argot qui les cache et les rassemble, les amants pesant leurs mots et leurs gestes, jouant de leurs voix pour se séduire (sans doute ne se connaissent-ils pas encore physiquement), les commerciaux en costume pas cher grillant la dernière clope après un long dîner, la ville dégueule tout ça et l'air sent bon l'été, la nonchalance, l'odeur d'une ville qui bat doucement son plein à l'heure de la grand-messe de la fête, cette religion du samedi soir à laquelle on ne coupe pas sans être suspecté de paganisme.
Derrière les façades de pierre rose, comme en tous lieux des histoires tristes, des repas en famille, des soirées entre potes. A Toulouse on baise, on tousse, on mange à Mc Donald's et on subit la société, tout autant qu'à Sofia ou à Dimitrovgrad. Toulouse, une ville moyenne d'un pays moyen d'occident, peut-être un peu plus belle et un peu plus joyeuse, grossie grâce au commerce du pastel et des avions, lancée comme toutes les autres à toute vitesse dans notre époque, une ville qui dans ma pauvre vie s'est enrobée d'une symbolique particulière. Toulouse, ce nom qui aux oreilles de bien des européens ne sonne que comme un nom propre ou le rappel lointain d'une carte de géo, endormie dans sa poussière sur le mur d'une salle de classe, ce nom résonne en moi différemment de tous les autres, car il m'évoque le temps retrouvé, l'air enfin respirable, la fin des sables mouvants. Toulouse, ville du Dada et des potes, la ville de mon amour et des siestes autorisées, des douceurs pauvres de la vie sans travail, des nuits blanches, de l'insomnie sans conséquence, de l'écriture sans honte. L'incarnation géographique d'une liberté qui, si on lui donne le temps et qu'on me fout un peu la paix, pourrait m'amener enfin à pondre ce que je porte coincé en moi depuis deux décennies à la place du cœur, et qui bat des ailes pour sortir de sa cage. Alors je vais me resservir à boire, je vais vous dire merci à tous, et je vais lever mon verre en hommage à ce mot, « Toulouse », et à toutes les lumières qu'il allume.