Mercredi 8 juin - 11h
« Non mon vieux, c'est un billet de cinq euros que tu me donnes là », lançait Romain d'un ton moqueur. Encombré de sa douzaine de boîtes de poissons surgelés et d'une énorme botte de carottes qu'il avait nouées entre elles par le cordon de son blouson et qui pendaient le long de sa manche, Salomon restait immobile. « Arrête de m'emmerder Romain, je sais ce que je te donne comme pognon, ne joue pas avec moi. »
Sentant que la situation ne se débloquerait pas sans le secours de témoins, l'épicier haranguait la foule des clients, les prenant à parti. « Messieurs-dames, chantait-il d'une voix forte et amusée, y a-t-il quelqu'un ici pour mettre en doute la parole d'un honnête commerçant ? Hmm ? Le billet que j'ai dans la main, combien vaut-il ? Cinq euros ? » Les clients acquiesçaient, malheureux de priver un infirme de son repas, mais trop couilles molles pour oser mentir à un marchand du temple. Les paupières de Salomon se soulevèrent et ses orbites blancs apparurent. Romain n'eut pas le temps d'en être effrayé. De rage l'aveugle avait fait tournoyer sa canne au-dessus de sa tête, manquant arracher le ventilateur qui virevoltait mollement au plafond de la boutique ; il frappa l'épicier au visage et prit la fuite en faisant tinter violemment la clochette de la porte.
Un brouhaha timide de voix d'accent bourgeois avait envahi le magasin. Le visage ensanglanté, les jambes pendantes, Romain était étendu inconscient sur le tapis déroulant au milieu des boîtes de poisson pané abandonnées par son agresseur. Des ménagères effrayées s'affairaient autour de lui, ne sachant que faire, n'osant ni toucher le corps de la victime, ni appeler les secours dont elles prétextaient ne pas connaître le numéro, ni partir à la poursuite du coupable qui s'était déjà dérobé à leur vue en bifurquant au coin de la rue.
La botte de carottes toujours accrochée à sa manche, Salomon courait presque, d'une foulée ample et lente, l'air grave, répétant dans sa tête les notes humbles de la sonate en la majeur de Schubert, empli de ce sentiment d'étrange liberté qui accompagne les victoires durement acquises.
« Cette liberté me pèse cette liberté est éphémère on viendra me chercher je les entends d'ici ces sales moustiques autour de moi qui m'assaillent et je l'entends encore la foule pusillanime des mégères à cabas oui cinq euros c'est bien cinq euros qu'en sais-je mensonge ou pas qu'importe les salopes et salauds ça se répand comme cancer ça m'écroule littéralement ça traverse mon cœur pourtant né philanthrope la rue m'oppresse je presse le pas je sens autour de moi tant d'horreurs qui me matent je cours et je me perds et je sens ces carottes pendues à moi qui battent une cadence lancinante cette cadence c'est mon cœur c'est mes jambes sur la route lancées en longs méandres à bâbord à tribord je perds mes mots dans des obstacles je ne sais plus que croire à Dieu ou à la terre je l'entends à nouveau ce clin d'œil trop bruyant à ses clients idiots quand je passais avec l'air con et mes vivres étaient pauvres je les portais négligemment du bout de mes doigts nobles je l'entends cette alliance dégueulasse du maître et des esclaves mégères salopes salopes je les hais et l'oiseau sur ma tête me répond c'est vrai c'est la fin du printemps c'est vrai l'air s'alourdit c'est un air plein d'orage voici la rue voici la plaque en relief de l'immeuble vite ma canne vite frapper ce code de l'enfer et s'enfuir. »
Ouvrant à la volée la petite porte de sa petite boîte aux lettres, dans le petit hall mal éclairé de l'immeuble, Salomon eut la surprise de découvrir du bout des doigts, dispersés sur la paroi inférieure du casier, dix billets de banque parfaitement lisses et neufs, sans même une pliure à la médiatrice. « Dix billets, c'est minimum cinquante euros », pensa l'aveugle, le visage rendu méfiant par les récentes péripéties que ce genre de morceau de papier à la noix avait engendrées dans sa vie. Les sens aux aguets, palpant et reniflant son butin, l'homme reconnaissait au toucher la taille de 12 cm par 6 qui caractérisait les billets de cinq euros. « Comment ai-je pu confondre ça avec un talbin de 50 euros de 14 cm par presque 8 ? Je me suis laissé avoir comme un bleu. Finalement ce détective n'est pas un voleur. C'est juste un vrai professionnel. Quoi qu'il en soit, il a découvert le pot aux roses. Je ne suis pas un voyant, je n'ai jamais rien vu. Je suis un raté. »
***
Passage des heures
***
Fenêtres de ma chambre,
de ma chambre dans la fourmilière humaine unité ignorée
(et si l'on savait ce qu'elle est, que saurait-on de plus ?),
vous donnez sur le mystère d'une rue au va-et-vient continuel,
sur une rue inaccessible à toutes les pensées,
réelle, impossiblement réelle, précise, inconnaissablement précise,
avec le mystère des choses enfoui sous les pierres et les êtres,
avec la mort qui parsème les murs de moisissure et de cheveux blancs les humains,
avec le destin qui conduit la guimbarde de tout sur la route de rien.
Je suis aujourd'hui vaincu, comme si je connaissais la vérité ;
lucide aujourd'hui, comme si j'étais à l'article de la mort,
n'ayant plus d'autre fraternité avec les choses
que celle d'un adieu, cette maison et ce côté de la rue
se muant en une file de wagons, avec un départ au sifflet venu du fond de ma tête,
un ébranlement de mes nerfs et un grincement de mes os qui démarrent.
Un accouchement clandestin
un souvenir de ce qu'est la lumière
un pic luisant lancé vers mes yeux et un lent apprentissage de l'obscurité
En m'écorchant je cherche à revivre ce mal
la lame fermement tenue dans ma main droite
le bras gauche déployé sur la table
je me vide de tout cauchemar et de toute remembrance
comme les patients pestiférés de ces anciens médecins au visage de corbeau
au temps des rites merveilleux et des superstitions
Je me vide de tout mal et des images défilent
dans la lumière née de ma douleur
Je pousse des cris
et ces cris ressuscitent dans la pièce des souvenirs d'enfance
Un accouchement clandestin
un souvenir de ce qu'est la lumière
un pic luisant lancé vers mes yeux et un lent apprentissage de l'obscurité
Fenêtres de ma chambre
vous vous ouvrez sur des vagues d'autres vies tonitruantes
demeurer en repos dans une chambre
demeurer et effacer toute peur de toute chose extérieure
je guette la survenue d'une sirène de police
j'enfonce la pointe dans mon muscle palmaire
et les cris mettent le feu à la fourmilière
unité ignorée
unité effacée
ma vie repasse au premier plan
Un accouchement clandestin
un souvenir de ce qu'est la lumière
un pic luisant lancé vers mes yeux et un lent apprentissage de l'obscurité
Salomon, mon pauvre vieux, né de ce père cocu qui te creva les yeux. Alors votre Oedipe vainqueur, terrassant ses aînés, votre jeunesse victorieuse, vous vous la carrez où je me touche. Faute de tuer le père, je l'ai effacé. A jamais obscure, la figure paternelle, à jamais dans les limbes de l'à-peine existence, de cette vie lumineuse qui s'arrête à ma peau, frontière opaque parcourue de sirènes légendaires, ma peau terre de superstitions, de sensations expliquées par des rêves, ma peau hameçon de tant d'orages, perçus comme lézards des murailles glissant lentement parmi des replis d'épiderme, ma peau gardienne de mon sommeil, gardienne de l'univers qui doucement s'est forgé sur ce big-bang ancien, un accouchement clandestin, un souvenir de ce qu'est la lumière, un pic luisant lancé vers mes yeux et un lent apprentissage de l'obscurité.
Dans son poing gauche fermé l'aveugle tient un verre d'alcool brisé. Des éclats de verre sont plantés dans ses doigts et son bras scarifié s'étend inerte sur la table. Avec lenteur l'homme retire la lame de la longue plaie, s'imaginant Arthur ôtant Excalibur de son rocher, et le sang court comme ruisseau calme de haut en bas du membre ; avec amour il retient en son âme cette douleur qui l'éclaire, et le bruit du poignard lâché sur la table sera le dernier qu'entendront ses tympans avant leur léthargie.