Épisode 01 : "Y'a plus de lait"
“Y'a plus de lait”
Aelian releva la tête, surpris.
Plongé dans les Éléments de non réponse concernant le flux du célèbre Kereris Touleille, il ne l'avait pas entendue entrer. Étonné, il ne l'était plus cependant : depuis quelques temps, Solférina ne se donnait même plus la peine de frapper avant d'entrer dans sa chambre.
Rien d'étonnant non plus qu'elle s'installe tranquillement sur son bureau, poussant sans ménagement grimoires et plumes.
“Y'a plus de lait”, répéta-t-elle.
Une telle catastrophe semblait mériter toute son attention.
“Tu as bien regardé dans le garde manger ?
- Évidemment, dans le garde manger, dans la cuisine et même dans la cale !
- C'est embêtant”, concéda Aelian, quelque peu distrait.
Son interruption lui avait fait perdre sa page. Et l'écriture brouillonne du copiste n'arrangeait pas son désarroi.
” Je suis certaine qu'Oskibar a fini la dernière bouteille ! Je l'ai vu ce matin en boire accompagné des croissants qu'on a acheté au marché de Sylwan. Tu sais, ceux aux amendes amères. Croissants qui ont eux aussi disparus, soit dit en passant.
- Je crois que Chouic les a finis ce midi, hasarda l'elfe.
- Quoi, le lait ?
- Non, les croissants aux amandes.
- Impossible, elle les trouve trop secs.”
Cela ne constituait pas une preuve mais il se garda bien de le faire remarquer. Solférina semblait avoir déjà condamné le pauvre Oskibar.
” Ce n'est pas moi, ce n'est pas toi, ce n'est pas Chouic. Pas besoin d'être un génie pour le comprendre ! affirma Solférina.
- On pourra aller en racheter”, suggéra alors tranquillement Aelian.
Le secret pour survivre sur ce bateau : le compromis.
” Ce n'est pas le problème ! C'est pour le principe, tu vois ! Quand il y a plus de lait, on le dit et on en rachète !
- C'est sûr…
- C'est comme les gens qui se désignent pour servir tout le monde à table sous couvert d'une grande générosité mais qui se gardent toutes les plus grosses parts ! Je déteste les gens comme ça ! Mon père est comme ça ! C'est insupportable, cette hypocrisie malhonnête ! C'était toujours la même chose aux repas familiaux ! Et que je vous sers de la tarte aux abricots maison et que je me garde les meilleures parts ! Celles qui ont le plus d'abricots, évidemment !”
- Évidemment…
- Pire encore, il y a ceux qui prennent la dernière part en faisant en sorte que personne ne s'en rende compte ! Et si quelqu'un émet une petite remarque, il s'exclame alors qu'il l'avait pourtant proposé et pire encore, il vous met la faute sur votre dos avec un : Oh! je suis désolé, il fallait le dire quand je l'ai proposé ! Mais ce crétin l'a proposé tellement doucement que personne n'entend jamais rien ! Je n'aime pas les gens comme ça ! C'est typique de mon frère aîné ! Pas étonnant qu'il ait fini avec les paladins ! Une sacrée bande d'hypocrites !”
Ce doux portrait familiale aurait presque fait sourire Aelian s'il n'avait pas eu peur d'agacer encore plus son amie.
“Bref, il y a plus de lait”, conclut Solférina beaucoup plus calmement.
Silence.
Aelian profita de cette accalmie pour récupérer ses grimoires et ses plumes violemment mis à l'écart par la jeune fille. Il utilisa un morceau de parchemin gribouillé pour marquer sa page. Il reporta ensuite toute son attention sur la jeune fille. Cette dernière, toujours bouillonnante, ne semblait pas vouloir bouger.
“Voudrais-tu que j'aille en chercher ?”
Solférina le considéra quelques instants, suspicieuse.
“Serais-tu en train d'essayer de me montrer que ma réaction est démesurée ?”
Aelian ne répondit pas tout de suite.
Les sentiments éprouvés par Solférina à son égard lui permettait d'éviter un bon nombre de dispute. Se taire était généralement le meilleur moyen d'esquiver les cris qui se dirigeaient alors immanquablement vers Oskibar. Le favoritisme de Solférina avait parfois du bon. Mais dans le cas présent, l'affaire se présentait ardue. Il était seul. Il était le centre de toute l'attention de la jeune fille. Réflexion faite, il était tout le temps le centre d’attention de la jeune fille.
“Je crois qu'il est possible que tu prennes les choses trop à cœur”, dit Aelian avec diplomatie - il n'était pas mage d'or pour rien.
Solférina cria alors son indignation par des beuglements incompréhensibles et Aelian regretta presque immédiatement ses paroles. Oui, définitivement, le favoritisme de Solférina avait du bon. D'habitude.
“C'est si important pour toi ?
- J'apprécie beaucoup mon thé avec un nuage de lait”, avoua finalement Solférina.
Elle expliqua alors que sa mère avait l'habitude de lui servir de cette façon, souvent accompagné de petits biscuits salés. Une recette familiale, précisa-t-elle, qu'elle n'avait malheureusement pas hérité parce qu'elle était partie de la maison avant même d'avoir eut l'occasion de l'apprendre. De toute façon, ajouta-t-elle, elle n'avait jamais apprécié cuisiner.
“Je crois me souvenir qu'elle m'en avait offert à notre dernier passage à Ivilir”, se rappela Aelian avec un léger sourire.
Sur une assiette en porcelaine. Les biscuits étaient accompagnés par un thé à l'orange qu'il avait prit plaisir à déguster, se souvint Aelian. Solférina fit alors la réflexion que tout devait être détruit aujourd'hui et que de toute façon, cela ne manquerait à personne parce que son père ne buvait jamais de thé. Il savourait plus volontiers un bon lait de chèvre.
Elle se replongea alors durant quelques instants dans ses souvenirs, dans cette enfance ponctuée de tartes aux abricots et de biscuits salés. Aelian appréciait généralement ces quelques moments de nostalgie. Solférina trouvait toujours une anecdote à raconter, un souvenir à évoquer.
Mais aujourd'hui, c'était différent. Son discours n'avait pas la même saveur. Dans sa voix, il ressentait une certaine amertume. Il comprit alors que ce n'était pas seulement l'ennui et l'agacement qui l'avait poussée à débarquer dans sa chambre. La culpabilité ne disparaît jamais. Sa réaction le prouvait. Relier une simple bouteille de lait vide à sa mère défunte aurait pu être étonnant. Aelian ne s'étonna pas. Venant de Solférina, plus rien ne l'étonnait.
“On ira en acheter à notre prochaine escale, rassura Aelian avec un petit sourire qu'il voulait réconfortant.
- Bah c'est pas demain la vieille, Chouic s'est encore trompée de cap”, marmonna Solférina.
Elle quitta alors brusquement le bureau pour s'allonger dans le lit, à la fois boudeuse et songeuse.
“Tu es sûre que ça va ?”
Déjà enfouie dans les draps, elle mit du temps à répondre.
“Elle me manque, c'est tout.”
Silence.
“Et y'a plus de lait.”
Piccadilly