Les punaises
Les punaises
Au bordj d'Aïn el Ibel, c'est dans la deuxième chambre que m'assigna le capitaine, entre le dortoir de la 1ère section et le local des radios, que je soutins le combat le plus terrible de tout mon service militaire.
La pièce était sordide, sombre, crasseuse, encombrée d'un merdier extraordinaire. Elle était "d'époque" comme disent les brocs ; mais de quelle époque ? Une corvée la vida, la nettoya à grande eau, installa sur le lit de fer réglementaire(1) un matelas correct, des draps et couvertures, ma valise d'aluminium. Je ne me souviens plus s'il y avait une fenêtre, s'il y avait un poêle dans la minuscule cheminée, s'il y avait un meuble quelconque ? Dans un coin, on réunit les armes collectives de la section, enchaînées (mitrailleuses des camions et fusils mitrailleurs), armes dont j'avais la responsabilité. Je me sentais très isolé dans cet angle de bâtiments.
Je ne sais plus si la première attaque eut lieu la première nuit.
Petit, j'avais bien sûr connu les puces et, durant l'occupation, la grande honte des poux ! La pire des insultes, à l'école, était d'être traité de pouilleux ? Avoir des poux était le signe d'une malpropreté épouvantable, le signe d'appartenance à une classe inférieure de la société. Dans les écoles primaires on n'acceptait pas les pouilleux ! À la Libération, on avait tondu, comme des pouilleuses, les petites amies des occupants. (2) Il faut que les lecteurs d'aujourd'hui comprennent cet état d'esprit. De plus, il était très difficile de s'en débarrasser. C'était les interminables séances de nettoyage au peigne fin, la chevelure imprégnée de Marie-Rose et enveloppée d'un torchon toute une nuit...
Mais, j'ignorais encore les punaises !
Lorsque je sentis les premières piqûres extrêmement douloureuses je ne compris pas. Je cru à des moustiques. Mais aucun bruit. De plus, le groupe électrogène qui nous fournissait l'électricité, était arrêté à 21 heures et je ne voyais plus rien ! Au petit matin, je pus observer des traces de piqûres, mais aucune trace de bestiole piqueuse. Le soir suivant, je m'armais d'une lampe de poche pour surprendre mes adversaires. À la première attaque, j'éclairai le champ de bataille. Rien ! Au bout de plusieurs attaques, je réussis à surprendre une petite bestiole plate qui se mettait à l'abri extrêmement vite.
Le lendemain, j'en parlais au capitaine ; il connaissait l'ennemi. Il fit appeler le Chef magasinier et lui confia la contre-attaque. A la tête d'une équipe, celui-ci vida ma chambre, passa le lit au chalumeau, le réinstalla en posant les quatre pieds dans de petites boîtes remplies de pétrole, me mit un matelas et des draps neufs.
"Voilà mon lieutenant, vous pourrez dormir tranquille !"
Deux ou trois nuits plus tard, ça recommençait ! Je m'aperçus que des punaises logeaient dans des fissures des murs où elles avaient évité la flamme du chalumeau. Dès que l'obscurité s'installait, elles grimpaient au plafond et se laissaient tomber sur leur proie... Des punaises parachutistes !
Pour en finir avec ces parasites, le magasinier, profitant de la jeep du vaguemestre, alla réclamer à Djelfa une arme plus sérieuse. Il revint avec une sorte de grosse bombe fumigène qu'il installa dans la chambre, posée au milieu d'un bac rempli d'eau pour éviter tout incendie. Il alluma la mèche et obtura toutes les fentes donnant sur l'extérieur.
" Mon lieutenant, il faut laisser agir au moins 24 heures... et puis aérer quelque temps..."
Je campais trois ou quatre nuits chez V...
Je réintégrais ensuite ma chambre enfin déparasitée. Les punaises avaient définitivement disparues. C'est la seule fois que je vis utiliser des gaz de combat.
J'ai rarement lu des récits dans lesquels il est question de ces ignobles parasites, puces, poux, punaises, morpions, qui ont dû torturer tant de militaires durant ces "événements". Mes hommes devaient en souffrir. Je me souviens avoir reçu un caporal FSNA dans ma chambre et, pendant qu'il se tenait au garde-à-vous, avoir vu une punaise sortir tranquillement de son blouson et s'y réfugier bien vite... Et, lorsqu'à ma libération, j'ai rempli deux caisses d'effets personnels et de souvenirs à envoyer en France, j'ai pris soin de noyer tout cela de produits insecticides, de peur de faire profiter mes parents de cette faune d'un autre âge.
Les historiens ne se préoccupent guère de ce genre de misères qui étaient le quotidien de nos ancêtres. Le seul qui en ait parlé dans ses remarquables romans moyenâgeux, selon mes lectures, est une historienne, Zoé Oldenbourg. Elle n'a pas peur de décrire ces nourrissons, enfants de seigneurs ou enfants de paysans, dévorés par les parasites, la peau couverte de traces de piqûres. Les historiens hommes et femmes sont naturellement très différents dans leurs constatations et leurs descriptions. Les premiers ont tendance à voir les choses de haut, noblement, à écrire avec leur esprit. Les secondes voient les choses telles qu'elles sont réellement, habituées depuis tant de générations à avoir les mains dans la farine ou dans la merde : elles écrivent, elles, avec leurs tripes.
(1) Exactement le même type de lit que ceux que j'avais connu au Collège Technique et à l'École Normale de Toulouse quelques années plus tôt.
(2) Dans les années soixante-dix, nous découvrîmes un jour que notre petit garçon avait des poux. Ma femme fut tellement choquée qu'elle en pleura. Dans mon école de Bellefontaine un jeune collègue fit la même découverte chez ses petites filles ; il nous les amena, le lendemain, tondues. Il s'en était chargé le soir même.