Algérie
Le voyage d'Alger à Djelfa
La gare d'ALGER dont les quais, sous l'éclatant soleil de la Méditerranée, sont ombragés par des plantations d'eucalyptus ou d'acacias qui atténuent quelque peu l'action directe des effets solaires. On s'y sent bien, sauf que pullulent des militaires de tous grades et d'armes ce qui nuit à la rêverie et impose une vigilance pour ne pas manquer de témoigner ses "civilités" à un supérieur et de rendre le salut à quelques novices qui plus tard oublieront le salut aux sergents.
Quelques musulmans, drapés d'une djellaba et coiffés d'un turban de couleur, encombrés de paquets volumineux, s'insinuent timidement parmi les militaires indifférents. Certains ont à la main une grappe de volailles pendues par les pattes, les ailes déployées par la position renversée. Le bec ouvert, elles semblent souffrir de la soif. Ces autochtones sont aussi du voyage et demeureront regroupés tout le temps du trajet dans un coin du wagon. Je remarque qu'ils montent en seconde avec les militaires et les civils européens, car il n'y a pas de troisième classe comme cela subsiste encore au MAROC. Les Marocains étaient parqués dans des compartiments démunis de leurs attributs de confort et faisaient le voyage assis par terre ou sur de trop rares banquettes de bois.
Le petit train, tracté par un diesel, est précédé d'un wagon plat chargé de sacs de sable qui nous promène à petite vitesse à travers un décor sans cesse changeant. Ce wagon plat sert à provoquer l'éclatement des éventuelles mines ou pièges mises à dessein par les rebelles, épargnant ainsi la traction ou les wagons de voyageurs. À la condition que la mise à feu ne dispose pas d'un dispositif à retardement ou ne soit pas commandé manuellement par un salopard. Le convoi poussif s'arrête à toutes les gares, très rapprochées, vomissant son flot de voyageurs et en absorbant d'autres en attente sur le quai. À cette vitesse, je me demande s'il est possible d'effectuer les 300 km avant la tombée de la nuit.
Je n'ai pas d'autres loisirs que d'admirer le paysage, d'abord semblable à des petites villes du midi. Passé la plaine de la Mitidja, quadrillée de plantations d'orangers, des fermes isolées remplacent peu à peu les villages. Nous entamons, après BLIDA, les fameuses gorges de la CHIFFA avec ses ravins impressionnants et ses roches abruptes couvertes d'une inextricable végétation composée de chênes rabougris. Des singes chapardeurs s'agitaient sur les abords de la route et de la voie ferrée en poussant des cris déchirants. La route ne nous quittait pas, nous la longions constamment et pouvions apercevoir les convois routiers des militaires. Les deux voies sont protégées par des postes surmontés d'un imposant mirador construit en pierre ou en béton, parfois aussi en bois. Dans ces citadelles incongrues s'affairent des soldats blasés aux mouvements des convois routiers ou ferrés. Seules les sentinelles semblent vigilantes comme les préposés au contrôle à l'inévitable point de passage obligé des ensembles routiers qui doivent s'y affranchir. Les fellagas se sentent assurément à l'aise et réalisent de temps à autre de bien jolis cartons à partir des sommets inaccessibles couverts d’une dense végétation qui les protège de la vue.
Plus loin, des montagnes s'arrondissent, c'est plus banal et moins impressionnant. A MEDEA, nous atteignons l'altitude de 1100 m. Il y fait chaud, sans plus. Dans ce type de relief, nous passons BERROUGHIA et BRAZZA, que je connaîtrai plus profondément lors de mon deuxième séjour. Puis vient BOGHARI, au pied de l'OUARSENIS, le relief toujours montagneux change, il devient plus aride, la température s'élève d'un coup mais reste supportable. Toutes les vitres sont baissées et un vent d'enfer nous souffle son haleine brûlante. Nous sommes à la moitié du parcours et les heures succèdent aux heures. Une torpeur envahit le compartiment. Les yeux mi-clos des voyageurs laissent à penser que les esprits sont engourdis. Je me sens également baigné d'hébétude et je ne fais rien pour m'en défaire.
A BOUGHZOUL, c'est la parfaite aridité, nous sommes sur un plateau à 500 m d'altitude. Les gourdes sont vides, la soldatesque se jette à l'assaut des petits arabes en haillons qui proposent des jus de fruits en bouteille, franchement imbuvables après des heures d'exposition au soleil. Qu'à cela ne tienne, ils sont vite avalés en 2 ou 3 gorgées puis aussitôt transpirés. Ces boissons trop sucrées suscitent davantage notre soif. La quête d'un verre d'eau ou d'une bière devient obsessionnel et tient aussi du miracle.
Les deux ou trois stations suivantes sont dévalisées systématiquement par les plus féroces qui usent des coudes, voire même des poings pour payer au prix fort une canette auprès d'un négociant Pied-noir installé à même la petite salle d'attente de la gare. Le stock est masqué sous une table à tréteaux, pompeusement appelée bar, recouverte d'un drap qui n'a jamais connu la lessive. Point de frigo ou de bac à glace, c'était assez bon pour les bidasses qui de toutes les façons devaient en passer par là. Une demi-baguette de pain relativement sèche d’où s'égaraient deux fines tranches de saucisson, se payait à prix d'or et sans vergogne. J'observais la scène en m'abstenant d'acheter ou d'intervenir par une boutade désobligeante. Au fond de moi, je domptais une envie de donner un ordre aux malheureux soldats pour qu'ils dévalisent ces exploiteurs, je m'en abstins car il est difficile de maîtriser une foule en révolte.
Le décor change, encore plus d'austérité, nous sommes dans le SAHARY, remarquable par ses rides de sables en perpétuelle errance. La chaleur a encore augmenté. Le ciel étonnamment lumineux est devenu presque blanc. En été, il faut voir des grappes de militaires s'agglutiner sur les marches-pieds des wagons, accrochés les uns aux autres, la gueule ouverte pour pomper l'air goulûment. Débraillés à la limite de la décence, les cheveux collés par la sueur, ils ne sont pas beaux à voir les conquérants de la République. Resté assis dans un compartiment devenu vide, j'observais la cocasserie de la scène. Ma tenue réglementaire tranchait sur celles de ces soudards. Je dois sans doute ce stoïcisme à mon précédent séjour dans le grand Sud Marocain allant de la Vallée du DRAA à la limite permise du territoire d'IFNI alors sous le Protectorat espagnol.
Dans ce désert écrasé de soleil de plomb, la pente se raidit. On aperçoit au loin des horizons bleutés : les crêtes boisées du Djebel SAHARY. Tout au long du trajet, alterne à droite ou à gauche la RN 1. (Alger-Ouargla). La voie est bordée de poteaux télégraphiques surchargés de fils, une vraie toile d'araignée. Sa fixité occasionne une fatigue oculaire. L'Oued MELAH jette des reflets d'argent et amplifie notre soif. L'envie d'un bain court dans nos têtes, quelqu'un l'exprime à haute voix dans l'indifférence générale. L'altitude augmente, il fait plus frais, chacun reprend sa place et corrige sa tenue. Le compartiment est presque vide, y demeurent encore quelques tirailleurs et des légionnaires que j'ai négligés. Nous franchissons des déblais rocheux surprenants, on pourrait les toucher de la main tant c'est étroit. Cela va devenir mon décor au quotidien.
Au débouché d'un coude apparaissent, comme des fantômes, des hommes en armes qui semblent attendre le passage du train. Ce dernier franchit d'un bond l'ultime passage à niveau avant de s'arrêter enfin dans la gare terminus. Une pancarte défraîchie indique le nom de la station du « Chemin de Fer Algérien » : DJELFA.
Djelfa
Chef-lieu d'arrondissement peuplé de 11.000 habitants, altitude : 1200 m. La Nationale n° 1 la coupe en deux parties. Une courte voie conduit à CHAREF à travers le Djebel boisé du SENABA et longe le sud du Djebel SAHARY puis s'ouvre vers l'Ouest. Une autre route plus ou moins carrossable la désenclave par le Nord-Est et aboutit à BOU- SAADA. Deux chaînes de montagnes situées respectivement au Sud-Ouest : le Djebel AMOUR qui culmine à 1500 m. et au Sud-Est : le Djebel BOU-KAHIL, plus faible en altitude. Au Sud séparant DJELFA de LAGHOUAT, les Monts des OULED-NAÏL, arides et désertiques où, dans des portions de terrains relativement plats, courent des Oueds asséchés qui ont creusé des sillons aux pentes verticales de plus de deux mètres. Ces ravines, invisibles à plus de cent mètres, sont des cheminements naturels qui protègent les déplacements des rebelles des vues et des coups. Ils sauront en user et le prouveront à nos dépens.
La ville européenne de DJELFA a été tracée au cordeau. Les rues relativement larges se coupent à angle droit, créant ainsi de jolis quartiers aux maisonnettes à toit rouge, serrées les unes aux autres, formant des citadelles qui enclosent des courettes et des jardins intérieurs. La rue principale s'anime de commerces divers. Comme la majorité des villes d'Afrique du Nord, elle a aussi sa médina un peu à l'écart, du côté de la gare. On eut dit, un amoncellement de pierres blanches, surmontées d'un minaret étriqué. Djelfa est le siège d'un secteur militaire commandé par un colonel qui dispose du 4° Régiment de Tirailleurs, du 2° Étrangers de Cavalerie, d'un Régiment du Train et de quelques Services comme l'Intendance et le Matériel. Une base aérienne est excentrée de quelques kilomètres au Sud-Est.
Je fréquenterai presque quotidiennement cette cité sans âme grâce aux missions dévolues en liaison avec le PC. et les différents services. Les rares jours de repos, je m'en abstiendrai tout simplement en l'ignorant tant elle est suffisante et sans intérêt. Je n'aurai aucun contact avec les Européens qui d’ailleurs, nous évitaient.
Seul un photographe deviendra mon ami. Monsieur Sonnemann, ancien de la Wermacht ayant combattu en Normandie, blessé et prisonnier, avait souhaité servir dans la Légion étrangère dont il fut en fin de contrats nommé sergent-chef. Nous avions beaucoup d'affinités en partageant la même passion de la musique classique dont il possédait une ample collection de disques. Il me les faisait découvrir à l'occasion de chacune de mes visites qui ne duraient pas plus d'une demi-heure chacune. On s'arrogeait un concert improvisé dans sa boutique ouverte aux quatre vents. Ces instants nous les savourions d'autant que les lendemains étaient incertains. Il était aussi un propagateur de bonnes et mauvaises nouvelles, très au courant de ce qu’il se passait dans cette sous préfecture du sud.
Premiers contacts
À la gare de DJELFA, nous n'étions pas nombreux à descendre du train. J'interpelle un calot bleu-ciel pour lui demander de m'indiquer la direction du PC du 4° RT. La valise à la main et le sac marin sur l'épaule, j'entame gaillardement les 2 km indiqués, à pied. Je grommelle mon insatisfaction de ne pas être pris en charge à la gare par un moyen de locomotion quelconque : "Foutu régiment qui néglige ainsi les règles les plus élémentaires de réception !". Sur ma droite j'observe le quartier arabe avec son minaret d'où s'époumone cinq fois par jour le mufti appelant les fidèles à la prière. Il diffuse à l'aide d'un haut-parleur, des notes nasillardes, inintelligibles. Je laisse sur ma gauche, une entreprise de transport dont le nom est à consonance juive. J'aperçois un joli minois dans la cour qui me regarde intensément." Pas froid aux yeux la bougresse !". Je n'ai guère le temps à consacrer à des civilités et je poursuis mon chemin. Plus loin, sur la droite, sur un mont, prône un quartier militaire, siège du PC de l'état-major du régiment et d'une compagnie des services.
L'entrée du camp Barraqué siège de la CCAS du 4e RT
On y est ! Je suis immédiatement pris en charge, c'est-à-dire sustenté et hébergé pour la nuit. Un grand adjudant, très jovial, m'invite à me présenter le lendemain matin pour accomplir les formalités administratives d'usages et de percevoir mes attributs de tirailleur. D'une fenêtre ouverte sort un flot d’injures, y apparaît furtivement un colonel manifestement en colère ; vaut mieux éviter le coin, c'est plutôt malsain et je n’aime pas les grandes gueules. Au mess, après la réglementaire présentation au président des sous-off., j’ingurgite mon repas dans l'indifférence générale. Du sergent à l'adjudant-chef, tout le monde se tutoie singulièrement. Sur la poitrine de certains brillent sur la croix de guerre 39/45, quelques palmes gagnées au cours de la campagne d'Italie, en particulier au Monte Cassino où le régiment a excellé. Il est le seul de toute l’armée à porter dans les plis de son drapeau la bataille du Belvédère. Je note au passage que peu d'entre eux on fait la campagne d'Indochine. Par contre des adjudants plus jeunes, qui n'ont pas fait cette guerre, ont la croix de guerre des TOE, bien chargée. Apparemment je suis bien tombé dans une unité prestigieuse, je m'en réjouis.
Les Ruines Romaines
Ruines Romaines, vue prise du Kef OURROU. A gauche : l'EM 1er bataillon et la CA, à droite : la 2e Cie de combat. La RN 1 traverse la garnison en son centre et conduit vers Djelfa à gauche. (Lt. Ch. Latournerie)
Le lendemain, on m'affecte au 1er Bataillon que je rejoins le soir même en empruntant le convoi de fermeture de route. Ce bataillon siège à quelque 12 km au Nord de DJELFA, au poste des "Ruines Romaines". Par la route, j’aperçois à nouveau la ligne de chemin de fer qui joue à cache-cache dans des déblais rocheux taillés par les coups de sabre d’un géant besogneux ayant creusé un étroit défilé. Enfin la voie apparaît pleinement en surélévation avant de se tordre sur la gauche, abandonnant au passage la route qui pénètre franchement dans les limites d’un quartier militaire. Le passage à niveau, trop proche de la garnison, est inexistant.
La dernière grimpette nous fait apparaître le poste d'un coup, la RN 1 le traverse, du Sud au Nord. Après le franchissement des chicanes de protection et des chevaux de frise, notre regard embrasse rapidement le site. Rien ne signifie que c'est un casernement, à part un faible réseau de barbelés qui l'enserre. Des deux côtés de la chaussée, des bâtiments en dur s'érigent sans étage. Ceux de gauche sont protégés par un mur blanchi à la chaux, ce sont les installations du PC du Bataillon et sa zone vie. Par la route, on y accède par un trou d'homme qui crève le mur en son milieu. C'est là que les véhicules déposent les hommes qui empruntent, un à un cette étonnante ouverture s’ouvrant sur une vaste place où, à gauche, s'alignent des baraques "fillod". En face, des anciens gourbis et à droite les bâtiments vie et le Mess des Officiers, le tout adossé à un mur de grande hauteur. Juste derrière se dresse un rideau d’arbres monumentaux. Sur la droite de la RN1, un piton rocheux, abrupt, surmonté d’une tour de pierres sèches qui sert de mirador ; il domine l'ensemble de la garnison et ses alentours. Un ruisseau coule à ses pieds et traverse le cantonnement en alimentant au passage une piscine creusée par les tirailleurs et réservée aux officiers, puis il va gonfler l'Oued MELHA, plus à l'Ouest en contrebas, près de la ligne de chemin de fer. Ce ruisseau fait office de limite entre la Compagnie d'Appui et la 2° Compagnie de combat qui loge dans des fillods, des gourbis et sous tentes. Un cercle-Mess, réservé aux sous-off., assure la partie commune sur la droite de la route ainsi que l'ordinaire et le poste de police. Un peu avant cet ensemble se positionnent le service technique auto et le générateur d'électricité. À gauche en accédant au poste, un vaste plateau sert de terrain de sports et aussi d'accueil aux unités étrangères en renfort en y aménageant des toiles de tentes. Voilà, le décor est planté ! Et pendant plus de sept mois j'y vivrai une aventure extraordinaire.
A gauche : la 2e Cie de combat. La RN 1 traverse le poste en son centre et longe le mess des sous-officiers. Le kef OURROU domine l'ensemble protégé par un mirador .
Implantation des 4 compagnies du 1er bataillon siégeant aux Ruines Romaines en 1959
La déception
À peine suis-je débarqué du véhicule, au débouché du trou dans le mur, que l'on me conduit sur la placette, en face, dans l'une des pièces d’un gourbi : c'est ma chambre ! Après une petite remise en condition, la présentation est faite auprès du capitaine commandant la Compagnie d'appui, plus communément appelée : la CA. Dans le bureau, plastronne un grand gaillard de sergent qui me dévisage avec un sourire équivoque. Pas d'échange de propos. Le capitaine, suivi d'un sergent-chef faisant fonction d'adjudant de compagnie, m'accueille froidement. Il est pressé. Je recevrai mon affectation le lendemain.
Au cours d’un bref entretien, sur sa demande, j'étale mes états de service et surtout mes spécialités acquises. En particulier, j'insiste sur mon brevet d'instructeur commando-choc. L'officier ayant au préalable étudié mon dossier s'étonne que je ne fasse pas mention de ma spécialité de mortiers lourds et de canons d'infanterie. Bafouillant l’excuse qu'au MAROC j'avais, à mon goût, fait le tour de la spécialité, j'escomptais servir en Algérie dans une compagnie de combat, et par cela même, espérer une place dans un commando.
- C'est moi qui décide, dit-il sur un ton rogue et hargneux, je vous nomme chef de section aux mortiers lourds, un point c'est tout et comme vous n'allez pas crouler sous la charge vous êtes aussi le vaguemestre du bataillon ! C'est tout... rompez !
Le sergent, secrétaire, Landréa, riait sous cape car son gros ventre en se bidonnant trahissait une hilarité mal contenue. Plus tard, je sus qu'il était d’une nature rigolarde et qu'il ne possédait pas une once de méchanceté. Enclin à la plus joviale convivialité, c’était un excellent compagnon des bons et mauvais jours, quoique à mon goût un peu trop facétieux. Il possédait une science infuse, grâce à une scolarité plus longue que la moyenne de ses condisciples de même grade. À trente ans, après un séjour en Indo, il se cantonnait dans le grade sergent, ce qui ne manquait pas de nous poser des questions à son sujet sans toutefois oser les lui soumettre. En sortant du bureau, il me lance sans ambages :
- Tu sais, ici, tu vas en chier étant donné que tu es le seul sergent à posséder le CIA (1) alors on ne te ratera pas !
Puis, après un temps d'arrêt, il poursuit :
- Faut savoir, mon vieux, que ton intégration auprès des autres sergents sera difficile, la majorité d'entre eux ont effectué un séjour en Indo, voire deux pour les sous-off musulmans et sans le CIA en poche.
(1) Certificat Inter-Armes, diplôme indispensable pour la promotion au grade supérieur.
Le sergent Landréa dans sa chambre.
Je n'étais nullement impressionné, j'avais déjà subi ce genre de situation en particulier au 6° Régiment de Tirailleurs Marocains et au 1 er Tirailleurs ; comme caporal, je commandais alors pour la première fois, une équipe de 5 chibani (vieux, anciens), vétérans de la campagne d'Italie, je leur ai prouvé mes qualités de meneurs d'homme et à l’occasion de notre séjour dans le Rif avec d'autres plus jeunes.
Landréa et les sergents Genon, faisant fonction d'officier d'ordinaire et des mess, Tampeix, de la 2° compagnie feront fi de cette situation en m'acceptant tel que j'étais avec mes qualités et mes défauts. D'autres, plus tard, agrandiront le cercle. Et puis il avait grandement exagéré sur la participation des cadres en Indo.
Chef de section "Armes lourdes"
Qu'elle est grande ma déconvenue ! En inspectant le matériel d'armement de ma toute nouvelle section, je constate que j'ai affaire à un type de mortiers lourds qui m’est inconnu. Ce sont des mortiers de 120 m/m sur roues ; ma formation et mes pratiques sont essentiellement sur mortiers de 4 pouces 2, c'est-à-dire : 106 m/m sur plaque de base. Un autre handicap s'y ajoute, les servants sont affectés à différentes tâches, difficiles de les regrouper pour les instruire sans en demander l'autorisation à l'autorité de tutelle qui les emploie. Je n'ai pas de véhicules de transport attribués pour les tracter, là aussi une demande est nécessaire à l'autorité supérieure. On m'apprend que je dispose d'un peloton de mulets affectés à cet effet avec le matériel de bâts pour arrimer les armes, les munitions et les accessoires. Et bien me voilà beau ! Je ne connais strictement rien à la psychologie animale, ni à leurs soins et à leur entretien. Enfin il faut faire sans, j'en ai l'habitude.
Le soir, j'étudie les notices d'emploi des mortiers de 120 m/m de façon à donner les ordres à une équipe pour quelques exercices d'entraînement. J'ai élaboré un organigramme pour l'utilisation des équipes tournantes, ce qui m'a été accordé sans trop de difficultés. Pour les brêles, je verrai les muletiers plus tard.
J'inspecte néanmoins les positions de batterie des mortiers installés sur place dans des alvéoles protectrices. Un seul 120 et plusieurs 81 battent des objectifs préparés. Je m'arrange pour avoir une équipe en permanence, de manière à être prêt dans le cas d'une intervention urgente et j'en profite pour vérifier leur acquis. Ça va, ce sont des musulmans bien rodés qui ont du métier, j'en suis satisfait. J'ai une pensée respectueuse envers mon prédécesseur, que je n'ai pas connu, qui a bien fait le travail. Je dispose également d’un caporal-chef et de deux caporaux européens, tout trois bien formés et compétents qui seront mes adjoints à tour de rôle.
Au centre de la photo, le mortier de 120m/m dans son alvéole.
Je consacre du temps à faire plus ample connaissance avec les muletiers dirigés par un sergent musulman qui connaît bien son affaire. Ses hommes sont logés dans des tentes modèle 46, sur le flan Ouest du poste. Dans le prolongement, un mur de 2 m 50 supporte un toit de tôles où sont abritées les mules. C'est rudimentaire, mais cela suffit à les protéger des coups tendus par des armes d'infanterie. Devant les tentes, sur le glacis, un muret d'un mètre de haut assure également la protection des hommes.
Quelques jours après d'âpres préparatifs qui assurent une capacité à réagir, je suis interpellé en pleine cour par le chef de Bataillon, patron de la garnison. À force de moulinets avec sa canne, il m'invite à le suivre rapidement. Pointant son bâton sur un objectif invisible, il me donne l'ordre de tirer quelques obus de 120 m/m dans la zone interdite que l'on voyait se découper à l'horizon. Forêt de chênes rabougris garnissant une chaîne de montagne au Sud-ouest du poste, interdite à toute pénétration humaine pour des questions de stratégie définie par le chef de secteur. L'ordre est donné d'encadrer la corne LEKHOUL suspectée d'abriter un élément d’ALN à pied. De la pièce, je ne voyais pas l’objectif répertorié au préalable sur la table de tir par mon prédécesseur. Je me fiais à l’observateur de circonstance, l’homme à la canne. Trois obus suffisent. Il faut attendre que la fumée se dégage pour une nouvelle observation confirmant l’éventuel coup au but. C'est alors que je remarque le commandant, mon capitaine et mon adjudant de compagnie, ces deux derniers étaient venus nous rejoindre, qui me regardent avec une satisfaction évidente. Je venais de faire mes preuves, tout au moins dans ce domaine.
Aussi spontanément qu'il est apparu, l'officier supérieur court gueuler des ordres à un chef de section pour aller aux résultats cependant que nous remettons le mortier et ses accessoires en ordre et pratiquons son nettoyage. Le lendemain, mon capitaine qui avait gagné en humeur en ce qui me concerne, tout en poursuivant son chemin, me jette la phrase suivante : "Votre tir a été efficace, j'en prends note me dit-il sur un ton railleur". J'ose une réplique spontanée : "Eh bien ! Ça n'a pas été pour moi un bien grand risque ! " Son regard en coin m'a fait comprendre que j'aurai dû fermer ma gueule.
Au cercle, les supputations sur l’événement du jour allaient bon train. D’aucuns parlaient d’un troupeau de moutons qu’il avait fallu écarter de la zone interdite pour éviter de ravitailler les fells en viande sur pied. « Eh bé mon cochon, tu les asservis tout cuits et sur un plateau ! », me lance l’adjudant « Pâtes-la-lune » : surnom donné grâce à sa bonne bouille bien ronde à l’image de la réclame sur les pâtes en question. Landréa, forcément au courant de la version authentique, grand amateur de dérision, en a rajouté une brochette au point que je n’ai jamais su l’objet de cette intervention. En tout cas, j’ai gagné la confiance du commandant de la garnison et ça vaut plus que toutes allégations douteuses venant de mes congénères. La rapidité de l’action et la précision du tir m’ont donc confirmé dans la poursuite de la spécialité, à mon grand regret. Je n’ai pas su tricher, et je n’ai jamais su tricher !
Plus tard, une deuxième intervention de nuit, avec cette fois les pièces de 81 m/m, a été nécessaire à l'appui d’un détachement en embuscade. Ce sont les seuls cas d'utilisation de ces armes au cours de mon 1 er séjour qui ont été pratiqués depuis le poste même.
Le reste du temps, ce seront les longues errances en opérations, allant d'une compagnie à une autre selon les ordres du commandant. Les mulets, bâtés réglementairement, les muletiers indigènes, attentifs à la fatigue de la bête, ont été l'objet de mon principal souci avec, bien évidemment, la sûreté rapprochée et l'étude de la carte, car nous étions fréquemment livrés à nous-mêmes. Nous apportions plus un soutien moral, en distribuant un complément d'eau aux hommes harassés par le crapahut, qu'un véritable appui feu. Dans ces régions accidentées, l'aviation assumait avec efficacité l'appui demandé par les biffins au sol. Elle l'a prouvée plus d'une fois. Nous avions une base aérienne, stationnée à la périphérie de DJELFA, à la disposition du secteur. Le célèbre pilote de guerre, Clostermann, auteur de : « Le grand cirque », y a séjourné et fait campagne dans la même région.