Les événements s'enchaînent

Les événements s'enchaînent

La grande Zohra

Le soir du 16 septembre, fin du repas, la ruche comme à l’accoutumé ronfle en bavardages où chacun émet une opinion sur un sujet futile. La chaleur de la pièce, les bières ou les anisettes ont rendu les visages plus ou moins rubiconds selon les tempéraments et la dose absorbée. Les hommes présents sont de repos et savourent ces heures de communication et de décontraction. À 20 heures, la table des adjudants-chefs suivie de celles des adjudants et des chefs, se vident dans un vacarme de raclement de chaises. Les sergents les regardent tout étonnés de cette manifestation inhabituelle et les voient s’installer dans la salle du bar en réclamant le silence général à grand coup de gueule.

« Allume la radio ! », braille l’un d’eux sur un ton péremptoire qui ne souffre aucune contradiction. Puis le silence règne enfin et l’on entend une voix reconnaissable jaillir du poste de TSF.

« C’est la grande Zohra ! », précise enfin Landréa, tout heureux d’avoir élucidé l’énigme de ce mouvement de foule. « La grande Zohra ? » lui dis-je, perplexe. « Ta gueule Petit-Louis ! Vient donc écouter les conneries du chef de l’Etat ! », s’esclaffe, hilare, Landréa. Un tollé général invite les sergents à plus de retenue et à venir écouter en silence le discours radiophonique.

Il est question en ce qui concerne le domaine de l’Algérie :

« d'autodétermination… De consultation des citoyens, d’une part des Algériens dans leurs 12 départements sur ce qu’ils veulent être en définitive et d’autre part, de tous les Français pour entériner ce que sera ce choix… Choix d'une sécession pour la dictature belliqueuse des communistes… Choix de la francisation complète en devenant partie intégrante du peuple français de Dunkerque à Tamanrasset… Choix d’installation d’un gouvernement algérien appuyé sur l’aide de la France… ».

Une réflexion prudente s'élève dans la salle :

« Eh bien ! On brade l’Algérie française, si c’est ça ! Qu’on arrête immédiatement les combats et que l’on vote de suite, après on verra ! ».

« Pourquoi ça ?, ose une autre voix, plus ferme encore. On ne s’est pas cassé le cul en réduisant cette année les effectifs du FLN par deux, grâce à la détermination du général Challe ».

« Ouais !, poursuit une autre voix plus ironique que polémique, c’est livrer sur un plateau la gloire aux vaincus et de donner raison au terrorisme ! On sait faire ça aussi en France ! Plus on casse, plus on déstructure et plus on est reconnu comme interlocuteur valable. »

Un adjudant-chef se lève et invite les cadres à plus de réflexion, car le sujet est grave et il dit connaître de Gaule, qu’il n’est pas l’homme à brader quoi que ce soit de ce vaste empire français, sinon il l’aurait fait en 1945. L’orateur est interrompu par « Pâtes la lune » qui dit bien connaître aussi de Gaulle pour avoir fait la campagne d’ Italie, « Il n’est pas homme à s’emmerder avec ce guêpier qu’est l’Algérie, il devient vieux et a d’autres ambitions pour la France, vous verrez, il nous lâchera à la première occasion, l’image de la grandeur de la France dans le monde, la puissance d’une armée moderne et de l’arme atomique sont plus attrayants que nos rivalités de colonialistes attardés. »

Chacun va à ses préoccupations et ne cherche plus à en savoir d’avantage, le problème politique le dépasse ou le lasse.

Landréa me tire par la manche et m’invite à sortir. La soirée est belle et douce, le ciel se drape d’un voile sombre piqué de quelques étoiles précoces. Les terres à l’horizon ont gardé des couleurs encore vives qui peu à peu se ternissent et agrandissent les ombres démesurées. C’est une nuit d’espoir, une nuit rare qui apaise et pourvoit l’âme de sérénité. Toutefois, j’ai le pressentiment que l'avenir ne sera pas si engageant que cela. Au Maroc, après l’indépendance du pays, une liesse générale laissait entrevoir un avenir radieux. Cela n’a pas été le cas, des problèmes nouveaux, quasi insurmontables, proliféraient de jour en jour, aussi bien pour les autochtones que pour les Européens, à plus forte raison pour les militaires pris entre les tirs croisés des belligérants et le respect des accords imposés par des politiciens, éloignés de la scène, neutralisant toutes initiatives urgentes pour temporiser les ardeurs de quelques excités. Il eut mieux valu quitter le pays et laisser le Gouvernement marocain devant ses responsabilités puisqu’il en était capable selon ses revendications. Je fis un large étalage de mes impressions à mon compagnon.

- Je crois que tu as raison, ce n’est pas si simple d’arrêter une guerre ! À quoi sert de détruire les katibas s’il reste dans le pays une organisation extérieure qui nourrit le terreau au terrorisme ! Les Musulmans veulent leur indépendance malgré les apparences, il faut la leur donner, même au prix du sang, à eux ensuite de choisir le modèle qui leur convient. Si des Français veulent faire un bout de chemin avec eux qu’ils se naturalisent Algériens et qu’on n’en parle plus. La France doit entretenir pendant un temps préétabli des relations économiques et puis basta ! Pour solde de tout compte.

Après sa tirade, Landréa devient aussi songeur. Au bout d’un temps, il m’avoue, presque en secret, qu’il ne croyait pas à la cessation des combats, les adversaires sont coriaces et trop fanatiques pour signer la paix sans une contrepartie outrancière. Cela mènera loin ! Des tués il y en aura encore chez les humbles, tout cela pour quelques voyous de décideurs plus imbus les uns que les autres.

La consternation

En ce début de deuxième quinzaine de novembre, la pluie ne cessait de tomber et le froid humide commençait à s'installer. J'étais heureux de rejoindre mes compagnons installés bien au chaud dans la salle à manger. Ma mission, plus longue que prévue, était la cause de mon retard. La tablée avait terminé le repas, je constate alors la mine prostrée des convives qui ne se sont pas donné la peine de jeter un œil sur le nouveau venu. Je saisis Landréa par les épaules et le secoue violemment en l'interrogeant sur cette veillée d'armes inhabituelle. En tant que secrétaire, il est forcément documenté sur les événements. Sans même se retourner Landréa me jette, comme à lui-même, qu'il y a quatre blessés à la 2 ème Compagnie et Panteix est parmi eux. Ils ont été évacués par hélicoptère sur BOU-SAADA. La compagnie est encore sur le terrain dans les DJEBELS SAÏFOUR et CHEMS. C'est tout. Je n'en tirerai rien de plus, le mutisme est de règle. Je n'insiste pas et remarque que la place de Pantaix est vide ainsi que celles des sous-off de la 2 ° compagnie. J'ai une impression de malaise, mon esprit tourne à vide, je devine que mon teint doit être livide à l'image de celui de mes voisins.

Le sergent Panteix de la 2ème Compagnie de combat

Je m'assieds près d'eux, le couvert est servi par notre habituel serveur qui lui-même est atterré et ne dit mot. Il affectionne particulièrement la table des sergents dont il partage, en fin de service, les conversations et les plaisanteries moins grivoises que celles des anciens. Il est également convié à nos raisonnables libations sous l’œil critique de Panteix qui ne manquait jamais de nous rappeler à l'ordre en ce qui concerne l'abus d'alcool. C'est un sobre qui sirotait sa traditionnelle "Orangina" imité par les sergents musulmans. Néanmoins, ils profitaient de l'enjouement général, sorte d'exorcisme effaçant les affres du quotidien.

Pour meubler le silence, le sergent Ameur, ancien du 1 er Bataillon de Tirailleurs de BOU-SAADA, s’autorise à raconter, pour l’énième fois, sa participation aux opérations des 26 et 27 mars dans ce secteur très prisé par les rebelles où Panteix a payé de sa personne :

- 136 fells d’abattus, 62 prisonniers, fallait voir les paras venus à notre rescousse se jeter dans le paquet pour avoir leur part du gâteau. Fallait voir les avions piquer et repiquer dans la zone staffant tout ce qui bougeait et tirant des roquettes meurtrières. Un vrai cirque. Le lendemain, avec des éléments plus important encore, sous les ordres du colonel chef de secteur, nous avons ratissé plus à l’Est et mis plus de 70 rebelles sur le tapis et fait prisonniers une quinzaine. Parmi les cadavres, Amirouche, le chef de la Willaya III et Haouès, celui de la Willaya VI, et….

- Qu’est-ce qu’ils foutaient ensemble, ces deux là ?, se hasarda Bongiorno l’esprit ailleurs.

-Manarf ! répond le sergent Ameur, visiblement mécontent d’avoir été interrompu.

- Pressé par les opérations plus au Nord, Amirouche avait souhaité rejoindre la Tunisie par le Sud et s’était associé à Haouès le chef de la région pour y parvenir. Le faisait-il avec ses hommes ?, cela reste une question !, précise le chef Kempf, très au fait des déroulements des opé dans le Sud de par sa fonction à l’état-major du bataillon.

Dans le fond, tout le monde se foutait bien d’Amirouche et d’Haouès et restait indifférent aux propos tenus par les trois bavards. Dans la pièce, à leur table, les adjudants, habituellement prolixes et bruyants, conversaient à voix basses comme à l’église. C’était sans doute pour respecter le tourment des sergents qu’ils n’osèrent pas être plus naturels, mais ça sonnait faux. Mais ces derniers n’en avaient cure, perdus dans leurs pensées créant une ambiance incommodante.

J'observe la tablée, Bongiorno, Genon, Landréa, sont décidément muets, il y manque les sergents de la 2 ème compagnie, c'est normal, ils sont encore sur le terrain. Mes deux sergents adjoints musulmans, plus aguerris que moi par leurs campagnes d'Indo, devisent à voix basses comme pour mieux respecter l'atmosphère. L'un d'eux, le sergent Bouchakor, celui à qui je dois mon surnom de : MOUSTACHE KAKI, à cause de sa blondeur souillée de filets bruns par la fumée de cigarette, interpelle son camarade Ameur et lui demande de se taire, car la suite « On la connaît… c’est à qui a tué Amirouche, les spahis, les légionnaires, les paras du 2 ème, les paras du 6 ème colonial ou le Bataillon de tirailleurs 184 ou du 1 er ! On s’en fout !…». C’est vrai que la lutte entre les unités engagées avait été âpre, voire indécente pour s’approprier les honneurs. Il en est toujours ainsi des coureurs de citations qui veulent s’afficher, comme si la mort de son ennemi était d’une nécessité vitale.

Le sergent Landréa, depuis son retour de permission passée chez ses parents à REIMS, était devenu taciturne, plongé dans une mélancolie proche de la dépression. C'est souvent cela après un retour d'un autre monde, superficiel. Il s'était livré un peu en nous avouant une rencontre féminine qui l'avait touché, on n'en savait pas plus.

Soudain au milieu d'un silence insoutenable, Landréa, les yeux exorbités, me dévisage un instant puis me lance sur un ton péremptoire : " Tu vois Louis, la prochaine fois, c'est toi ou c'est moi, voire les deux qui serons sur la liste de la faucheuse ! " D'un bond il déplie sa lourde carcasse et quitte la pièce nous laissant dans un embarras douloureux. Je ne l’avais jamais vu dans cet état et cela me chagrinait.

Le lendemain, les nouvelles parvinrent rassurantes. Panteix est légèrement touché à la bouche, la balle lui a traversé la lèvre supérieure et la joue, lui fracassant les dents au passage. Un sergent, témoin du drame, l'avait vu tournoyer sur lui-même au moment du coup puis porter ses mains à la bouche, crachant le sang et les débris dentaires. Comme toujours le combat a été bref, les traqués en meilleure situation que les rabatteurs purent ajuster leurs coups et réaliser une hécatombe. On n'a pas de plus amples informations sur les trois autres tirailleurs blessés.

Landréa, toujours taciturne, resta muet plusieurs jours encore. Décidément cela ne lui ressemblait pas ce qui mettait quelque peu les convives dans un certain embarras. L’ambiance était infecte.

Il en fallut de peu pour que nous n'en venions aux mains, énervés par cet abcès qu’on ne pouvait crever. Finalement le boulot nous sauva de cette hébétude et nous nous y plongeâmes sans vergogne.

Récit de Panteix sur cet épisode :

"18 novembre 1959 : Djebel Saïfoun.

Assez rapidement éclatent les premiers coups de feu. A nos pieds un thalweg très prononcé, en face, une barre rocheuse composée d’éboulis et d’anfractuosités. J’aborde cet obstacle en suivant les courbes de niveau. Les GV (Grenadiers Voltigeurs) fouillant la falaise, la pièce FM (Fusil Mitrailleur) au dessus. Nouveaux coups de feu, un des GV est blessé à l’épaule, le tireur FM à la cheville. Deux Fells (Fellaghas) se dressent sur la falaise. Ouverture du feu, l’un reste sur le terrain, l’autre réussit à franchir la crête. C’est alors que je suis blessé à la face. J’obtiens ma seconde citation. L’évacuation par hélicoptère n’aura lieu qu’à la nuit. Une impulsion me poussa à retourner aux véhicules pour prendre mon paquet de pansement. Second pressentiment. Il n’est pas question de rester dans l’axe de la progression. Il flotte dans l’air une odeur de gens mal lavés ou ayant dormis vêtus. Arrive un T-6 (avions utilisés en Algérie pour la lutte anti-guérilla) qui cherche à comprendre, debout je gesticule en agitant mon chèche (foulard d’environ 4 à 8 mètres). Il effectue une ressource, je vois sur son fuselage l’immatriculation "KK" et là je me dis : « oui tu es dans la merde ! »

"Transporté à Bou-Saada pour les 1er soins, puis à Alger par le vol régulier, émoi de l’hôtesse de l’air. Le 17 décembre, sortie de l’hôpital Maillot. Pris en charge par le Lieutenant-colonel Rollet (EMT 1 du 4e RT). « Nous faisons tous deux des gueules cassées » me dit-il. Merde ! Il a un bec de lièvre et de plus, plus âgé, moi je n'ai que 23 ans, et les filles alors….

En décembre 1959 : Après un court séjour à Djelfa où je rends visite au sergent Louis (sous-officier à la CA du 4e RT) blessé, lui aussi, suite à une embuscade. Nanti d’un congé de convalescence et d’un titre de permission, je rentre à la maison pour une période de deux mois. Pour Louis, sa convalescence sera bien plus longue, il reprendra son service à la C.A qu'en juillet 1960. "

Voir aussi le site du 4e RT : rubrique : Ruines romaines

Le chouf

Au retour de DJELFA, nous empruntions inévitablement un passage le plus délicat du trajet routier. Un déblai taillé dans la roche forme un coude avant d'accéder au pont franchissant l'oued dont le lit est à 10 m plus bas. Landréa dit "Gégène", dans un souci de donner un nom à tout ce qui le touche, l'avait baptisé le pont de la mort. Je le soupçonnais de posséder un don de voyance prophétique et il l'avait le bougre. À droite, une barre rocheuse retient un plateau désertique, le kef DECHRA, de là, on pouvait observer le moindre déplacement de jour comme de nuit. De jour, par la vision, de nuit par les bruits inévitables qui portent de bas en haut. À gauche, un accessible glacis rocheux, à découvert, offrait, en cas d'attaque du kef, une tentation de fuite inévitablement mortelle. Une seule possibilité, la protection des deux déblais successifs, maigre consolation qui nous piégeait sur place et nous rendait inopérants. Point donc de solution de rechange, c’est la seule voie et nous avions épuisé toutes les ruses. En outre, le pont pouvait faire l’objet d’un piège, nous n’avions pas le temps de l’examiner consciencieusement pour le sécuriser. À chaque franchissement, j’y pensais, sans le dévoiler à mes hommes, je serrais un peu plus les fesses en passant dessus, attendant l’explosion, comme une fatalité. Une autre souricière que ce pont pouvait aussi receler : un blocage avant arrière et hop ! "Coincés, nous étions sous le feu ennemi, comme des lapins", m’avait avoué un jour Landréa.

Vers le 20 novembre, la température n'était pas tendre avec nous. La jeep, sans portes, m'obligeait à supporter le manteau avec le col relevé pour garder le maximum de chaleur ou du moins pour ne pas en perdre. Dans ce passage obligé, j'avais toujours un œil en direction de cet arrachement rocheux et j'aperçois, droit comme un I, la djellaba flottante au vent coulis du sommet, un berger qui visiblement ne se cachait pas d'être là, à nous observer. Après tout, c'est une coïncidence, le plateau aura vite fait de se raréfier en végétation. Le berger cherchera une pâture plus généreuse ailleurs.

Quelques jours après, je le vois encore campé sur son observatoire. Comme à la première fois, mais sans ses moutons cette fois. J'arrête le véhicule et le surveille quelques instants. Il ne bouge pas et continue à nous observer. N'ayant manifestement pas le temps et les hommes sous la main pour aller le surprendre car l’accès réclamait du temps et des moyens, je repris la route avec dépit.

Le lendemain, l'homme est encore là, dans la même posture. J'avais pris soin d'emporter des jumelles et je le détaillais, c'était en fait un adolescent. En fouillant scrupuleusement les abords de l'arête, des moutons se déplaçaient nerveusement en bêlant. Etait-ce la preuve que le plateau ne recelait plus de nourriture et que ce berger avait une mission précise de renseignements ? Plus aucun doute, j'avais affaire à un chouf. Il y avait danger de laisser cette situation perdurer et j'en rendis compte à mon capitaine. Les autres sergents l’ont-ils fait également ou tout simplement ignoré la présence du pâtre ?

Je profite d'une fermeture de route et du temps que je disposais avant de former le convoi pour aller avec deux tirailleurs inspecter le plateau par le Sud. De ce côté, le chouf ne pouvait pas déceler mes faits et gestes, la surprise serait totale. Cela m'a pris du temps et demandé de la peine, cet itinéraire n'était pas aussi aisé que je l'avais imaginé. Une fois en haut je suis confronté à un relief lunaire, très accidenté et à une observation limitée. Nous fouillions méthodiquement le coin et constatons l'absence de la végétation. Aucun indice de présence de l'individu à part de rares déjections laissées par les moutons. Je me suis attardé à détailler le panorama que m'offrait l'emplacement du chouf. C'était fabuleux, du regard, je suivais la voie de chemin de fer jusqu'au poste du bataillon vers le Nord, et vers le sud, la gare de DJELFA. La RN1 était pratiquement visible sur toute sa distance à part quelques passages masqués. À mes pieds l'oued se frayait un chemin dans des gorges encaissées, le pont de la mort, légèrement en biais obligeait la route à former deux coudes comme un S à l’envers. Un point stratégique unique qu’avait sans doute négligé le commandement. C’est à cet emplacement-là que j’aurais mis un poste en sentinelle. Nous, les ouvreurs de voies, étions aussi responsables de l’avoir négligé, cela s’expliquait par le manque de moyens et de temps.

J'ai l'intime conviction que ce berger renseignait la bande armée qui causera des pertes humaines lors de l'embuscade du 26 novembre 1959. À proximité du lieu de la tragédie, une ferme tenue par un régisseur arabe, faisait l'objet de toute mon attention. J'ai souvent soupçonné ce dernier d'héberger, par contrainte ou non, les rebelles de passage et de les sustenter tout en les renseignant sur nos activités. Ce régisseur était fréquemment convoqué par l'autorité militaire. Étant donné que je n'étais pas dans le secret des Dieux, ce n'est qu'une simple déduction qui n'engage que moi. Sans preuves tangibles, on ne peut accuser ! Mais enfin, mettons-nous à la place de l’ennemi qui rayonne en toute impunité la nuit dans ce vaste secteur à la recherche d'armement et de munitions qui leur font défaut depuis les mesures offensives et constantes du plan Challe. À mon avis, nous effectuions peu de patrouilles et d'embuscades aux alentours du poste, à moins que la 2 ème Compagnie se soit réservé ces missions de sûreté et de recherches de renseignements.

L'accrochage du 26 novembre 1959

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Le cas est rare pour qu'il soit signalé. Habituellement je n'avais nullement besoin des services de la fermeture de route, car les missions de l’après-midi à DJELFA me permettaient de rentrer au poste des Ruines avant l’heure de la formation du dernier convoi. Exceptionnellement j'avais tardé à cause des perceptions de films auprès de l'aviation, de l'échange de matériels de transmission à réaliser au PC, et enfin, de pièces autos au service du matériel. J'avertis le sergent Landréa, responsable de la fermeture de route, de m'attendre et nous nous donnâmes rendez-vous à proximité de la gare qui jouxtait le service du Matériel. C'était la seule fois que nous nous trouvions ensemble dans la même mission. Le temps sans doute lui a semblé long et il m'a rejoint au service des approvisionnements. Le sous-officier du matériel, préposé aux écritures, nous invita à prendre un pot, nous acceptâmes spontanément afin de nous désaltérer d'une bière et de maintenir les bonnes relations avec les différents services. Cette pratique était courante au mess, lieu de convivialité où les contacts avec les différents responsables étaient aisés et facilitaient les prochaines démarches administratives. Cela ne gêna en rien notre obligation et le délai à y consacrer ne déborda pas sur l'horaire.

Après concertation, Landréa me propose de prendre la tête du convoi avec ma jeep. J'avais embarqué avec moi : le caporal-chef Joffrin du service des transmissions des Ruines, responsable du C 9 que nous venions de percevoir, mon adjoint vaguemestre, le 1er classe André Ponson et notre chauffeur Franzi dit Fangio, virtuose du volant. Landréa, en camionnette Renault 4X2, me suit à une distance de sûreté, cabine fermée et dans la caisse débâchée se tiennent huit tirailleurs assis dos à dos, le fusil coincé entre les jambes. En fin de convoi, le half-track surmonté d'une mitrailleuse lourde, prête à la riposte comme à l'accoutumé, est commandé par un caporal-chef dont j'ai oublié le nom, son chargeur-approvisionneur à ses côtés.

À 18 heures environ, nous quittons DJELFA, le jour ayant laissé la place à une nuit particulièrement sombre. La température est encore élevée et je n'éprouve pas le besoin d'enfiler le manteau qui reste plié sur le dossier du siège. Comme à chaque déplacement, nous sommes concentrés sur la sûreté, sans empêcher l'esprit de vagabonder. En quittant le passage à niveau, je jette un œil sur la gauche pensant un instant à la piste que nous laissons, cet hypothétique chemin de repli de l'embuscade tendue par nos soins quelques temps auparavant. Les fells peuvent déboucher de ces rochers et nous coincer dans l'étroit défilé taillé dans la roche. Puis sur notre droite le massif DECHRA, l'observatoire du petit berger, qui domine la voie ferrée et la route de toute sa hauteur. On n'y voit rien, ni de notre position, ni, à plus forte raison, du sommet de la falaise, donc tout va bien.

Fangio, à l'approche du petit défilé qui précède le pont de l'oued, ralentit afin de négocier le coude du pont et d'aborder le suivant dans le sens opposé. La lumière jaune des phares éclaire fugitivement la falaise rocheuse que déjà Fangio négocie le deuxième coude. S'ensuit une ligne droite qui autorise l'accélération. À gauche un profond talweg, à droite un léger plateau surélevé d'un mètre par rapport à la route.

Brusquement, du plateau, une multitude de lueurs brèves accompagnées de claquements de fouet sonores, significatifs de projectiles qui nous sont destinés, entrent en scène. Nous sommes copieusement arrosés. Fangio, avec un juste réflexe, donne toute la puissance à la jeep pendant que je me concentre sur le faisceau lumineux pour détecter à temps l'obstacle qui provoquerait notre arrêt et chercher une parade afin de ne pas bloquer le reste du convoi dans l'embuscade. Pendant ce court instant la mitraille n'a pas cessé. Soudain, je perçois une violente douleur au niveau des reins et un choc brutal au genou droit. Sur le capot, je remarque un trou boursouflé, ainsi que dans le porte-gants. Le véhicule a atteint sa vitesse maximale. Tant pis pour un éventuel obstacle, à cette allure, on ne peut l'éviter, mais c'est indispensable de gagner en distance pour que les véhicules suivants sortent du piège. Je perds un moment la notion du temps et reprends mes esprits seulement à l'entrée du poste à quelques minutes de l'attaque.

Près du mess, la jeep s'arrête. Un groupe de cadres nous entoure rapidement, ne nous pose aucune question, cependant je sens des bras qui m'extirpent du véhicule et me portent en direction de l'infirmerie. Dans le même temps, l'adjudant Pique-boyau 1 s'applique à me tordre le poignet pour m'arracher le pistolet, cette arme futile qui n'a pas servi.

1 Pique-boyau : Maître d’armes dans le jargon militaire.

Allongé enfin, sur une table d'auscultation à l'infirmerie, j'éprouvais une sorte de réconfort. L'infirmier chassa d'un coup de gueule le monde présent. Genon était resté. J'osais, dans un souffle et entre deux grimaces, lui demander des nouvelles du convoi. Il détourna le regard et je n'en sus pas plus, d'ailleurs ma volonté tant soit peu s'amenuisait. Les genoux repliés en position antalgique, j' haletais de plus en plus. Mes douleurs devenues confuses se déplaçaient en se localisant dans l'épaule gauche et les testicules. J'invitai Genon à me tâter, ce qu'il fit et me rassura d'un sourire. L'infirmier, après une superficielle auscultation conclut à un choc nerveux et alla se renseigner sur la venue de l'ambulance.

En redressant péniblement la tête, je vis dans le fond de la pièce mal éclairée, Ponson, assis sur une chaise, la mine prostrée se tenant le bras droit. Sa manche était maculée de sang. Il m'adressa une grimace en guise de sourire, puis il se replongea dans ses pensées.

L' ambulance de l'EMT2, une semblable était affectée à l'EMT1 dont j'ai bénéficié du transport

On prend place enfin dans l'ambulance, destination DJELFA. Il m'a fallu intervenir de la voix car les brancardiers n'arrivaient pas à positionner le brancard. Un claquement de porte, nous voilà, Fangio, Ponson et moi abandonnés dans cet espace clos et mal odorant. Qu'avait-t-on transporté avant nous? Une succession de marche avant et de marche arrière permit de prendre enfin la route que l'on devinait. Un arrêt, des éclats de voix firent que nous supposâmes avoir franchi les chevaux de frise du poste. Nous voilà dans la nuit, escortés ou non, je ne le sus pas. Dans une pensée fugitive, j'étais heureux que nous ne soyions que tous les trois, cela voulait dire que les autres s'en étaient tiré.

Me revient en mémoire le conseil d'un adjudant-chef qui m'avait dit un jour : « En cas de blessure, il faut s'accrocher et ne pas se laisser aller dans un instant de bien-être, c'est le piège dans lequel il ne faut pas tomber, sinon, c'est la fin. » C'est vrai, cela aurait été facile de fermer les yeux et de m'abandonner un tant soit peu en ouvrant la porte à l'inconscience et par cela même au néant. Alors je m'accrochais en fixant intensément le plafonnier du fourgon sanitaire, détaillant les quelques défauts et salissures. Sa lumière blafarde suffisait à peine à détailler tout l'intérieur. Les corps de Fangio et de Ponson, assis côte à côte sur la banquette, se balançaient au gré des mouvements du véhicule. Pas un mot échangé. Chacun avec sa conscience. Néanmoins, j'avais une pensée envers ces deux appelés, qui s'en tiraient à bon compte. Leur séjour raccourci, par ce fait, leur permettrait de rentrer chez eux après les soins d'usage. Ils termineront en effet leur service actif en métropole, honorés et considérés. Quant à moi, plus le temps s'écoulait, moins je sentais les blessures et plus je donnais raison au diagnostic de l'infirmier qui, psychologiquement, m'avait choqué. Dans mon état de gisant dépourvu de stimulus je n'avais pas réagi. En d'autres circonstances la réplique aurait été cinglante !

Immanquablement, nous refaisions le trajet inverse, il n'y avait pas d'autre issue. Je devinais le parcours par les efforts du véhicule à négocier les virages. J'ai cru entendre le rugissement du moteur significatif d’une automitrailleuse. C'était la Légion qui devait nous escorter en garantissant notre sécurité. Je n'étais pas pour autant plus serein ; la mitrailleuse était blindée, à l'épreuve des balles d'infanterie, alors que nous n'avions qu'une simple tôle comme protection, autrement dit : rien. À moins que ce fut notre half-track resté près du pont qui manœuvrait.

Notre arrivée à l'hôpital civil de Djelfa semblait être attendue. Beaucoup de remue-ménage et des bruits de voix. De ma civière, je vis dans le grand couloir que nous n'étions pas les seuls blessés. Je cherchai du regard Landréa parmi ce fouillis et ne le vis pas. Cela me rassurait quelque peu en pensant qu'ils n'avaient pas buté "Gégène". Après un rapide tri effectué par un homme d'âge mûr, je vis disparaître rapidement mes compagnons d'infortune ainsi que les autres. Un moment, je fus seul et je trouvais le temps terriblement long. Je repliais davantage mes genoux car j'avais l'impression que mon ventre gonflait à éclater. Rien n'y fit pour soulager la tension, des douleurs abdominales devenaient de plus en plus intolérables. Esseulé dans ce couloir, j'eus une impression d'abandon et que mon heure était arrivée. Dans mon for intérieur, je les remerciais d'avoir eu un peu de pudeur pour me laisser, à moi seul, mes derniers instants d’intimité. On m'avait dit : « à la fin, on voit défiler tout le film de sa vie » Rien ne venait ! Je ne pensais qu'à trouver une position qui m'aurait soulagé et cela m'aidait à ne pas me poser trop de questions sur mon devenir. J’eus tout de même quelques pensées morbides que je chassai d’un rire intérieur. Je remerciais ma mère de m’avoir ondoyé évitant ainsi à mon âme l’errance éternelle dans l’espace mal défini des limbes et à mes restes de pourrir en paix en terre bénite. J’en étais pas là !

Des pas précipités et un roulement de chariot attirent mon attention. C'est pour moi ! D'un geste coordonné je quitte la civière pour le chariot. Et vlan! Je suis dans la salle de radiologie confronté à deux brutes qui sans un mot, m'ôtent ou plutôt m'arrachent les vêtements et déplacent un énorme appareil. Manipulé de cette sorte, je ne peux retenir un vomissement qui semble me soulager, la tête me tourne et je me sens au bord de l'évanouissement, trempé de sueur et claquant des dents. Je remarque au passage un troisième homme qui pose une radio sur un écran, et je vois comme eux une tache blanche sous la côte flottante gauche. J'entends : « C'est une balle de 9 m/m qu'il faut extraire » Voilà pourquoi je respirais à petites doses saccadées. Pas le temps d’en savoir davantage que déjà l’on me conduit dans une pièce fortement éclairée. Installé sous les projecteurs, on m'entoure et on discute, pendant que l'on finit de me déshabiller. Un ciseau crochu, manipulé par une femme sur lequel elle a fixé une lame de rasoir. Du cou aux cuisses, je suis rasé en un temps record, ne subsistent que des coupures à peine ensanglantées. Un homme masqué tout en préparant une seringue m'interroge sur ma vie privée et me demande si j'ai une fiancée, sans attendre ma réponse négative, m'invite à compter jusqu'à trois... à deux j'ai glissé vers le néant...

Réflexions après l'embuscade

Il est illusoire de vouloir changer le cours des événements passés. Néanmoins, il est aussi nécessaire d'y revenir pour analyser les fautes commises et faire le deuil de ses propres reproches quant il y a eu mort d'homme. A la suite d'une épreuve difficile, lorsque la situation vous échappe ou que vous assistez, impuissant, à son déroulement inéluctable, on se doit une réflexion sur ses actes.

L'accrochage a été brutal et n'a duré que quelques instants. La totale obscurité, le choix du terrain par les rebelles est sans nul doute remarquable. Cela aurait pu se passer sur d'autres portions de la route entre le poste et le passage à niveau avant DJELFA, sur le pont aussi qui s’y prêtait bien, les emplacements ne manquaient pas. C'est là, un peu en avant du pont, que nous pressentions une éventuelle attaque. Je m'attendais à cette dernière hypothèse, car cet endroit était masqué des vues de la ferme Abd Al Rahman et nous obligeait à réduire considérablement la vitesse dans l'étroitesse du défilé rocheux et ne nous laissait aucune possibilité d’intervention ni de manœuvre.

Le premier emplacement, celui choisi par les rebelles, nécessitait qu'ils mettent des guetteurs durant le jour, au risque d'être vus de la tour du KEF de notre poste et surtout de la ferme, plus bas, masquée de la garnison. À mon avis, les terroristes ont bénéficié d'un l'hébergement et se sont installés dès la tombée de la nuit en franchissant l'oued, en gravissant ensuite la pente raide pour rejoindre le plateau de l'autre côté de la route de façon à faire face à la ferme et à la route en se retournant. Un parcours accidenté de 200 m, vite parcouru. L'installation demandait donc peu de temps. Un chouf sur le piton de gauche suffisait à les prévenir de l'arrivée du convoi, malgré la nuit et grâce à la lumière et aux bruits inévitables des véhicules. Derrière eux, un passage sous la voie ferrée était tout choisi pour disparaître après coup sans être vus du Kef. Une simplicité inouïe, pas besoin de recueil, les ravines et l’opacité de la nuit leur permettaient de quitter la zone sans être inquiétés. Ils ont probablement employé tous leurs hommes à l'embuscade pour obtenir le maximum de chances de nous bloquer grâce à une intense boule de feu sur cette partie de route qui ne nous laissait peu de chance à la réaction autrement que par un très difficile assaut. Encore fallait-il que nos hommes soient valides et regroupés en un instant très bref. Nous avions alors, dans le dos, un ravin abrupt, et 10 mètres plus bas, l'oued.

Au sujet de notre hypothétique réaction par un assaut, il aurait été plus psychologique qu'efficace. Au mieux, 4 à 5 hommes, avec pour armement des fusils, confrontés à un ennemi tapi et étalé sur un large front, avec des armes automatiques... autrement dit : un suicide. Les autres, entravés dans l'arrière de la jeep ou dans la cabine de la camionnette, à trois mètres de la boule de feu, n'avaient aucune chance. En outre, les ténèbres étaient peu favorables à l'appui de la mitrailleuse lourde qui aurait, dans l'ignorance de notre mouvement, arrosé copieusement les antagonistes.

Rien de tout cela ne s'est passé ainsi, mon véhicule n'a pas rencontré d'obstacle, j'ai franchi, malgré la fusillade soutenue, tout le front de l'embuscade, sans être touché. Mon pistolet, dégainé, n'a pas été utilisé à cause de la rapidité de la jeep et de mon attention toute accaparée sur l'éventuel obstacle qui devait nous bloquer sur place. C’est la règle ! Un pistolet : en voilà une arme offensive pour abattre des rebelles plaqués au sol en vous surplombant. Ils ont toutefois commis une erreur : une simple branche ou quelques blocs rocheux auraient suffi pour que nous soyons dans la nasse, entièrement à leur merci.

Ensuite la blessure reçue, pratiquement à la dernière rafale, tirée par un ou plusieurs pistolets mitrailleurs, m'a laissé sous le choc et m'annihilé l’esprit de décision jusqu'au moment ou j'ai réalisé que nous étions sur le point de franchir les chevaux de frise du poste. Dans tous les cas, mon rôle se devait de dégager la route coûte que coûte afin de ne pas bloquer le convoi dans l'embuscade. S'arrêter après que tout danger était écarté aurait été inutile et Fangio l'avait fort bien compris. C'était prendre le risque de se faire rentrer dedans par le 4X2. De plus, deux des occupants de la jeep étaient encore valides avec seulement un fusil et un pistolet automatique, éloignés de 200 à 300 m du lieu de l'embuscade. Prendre à revers les agresseurs en nombre, bien positionnés, étaient inutile, voire suicidaire. C'était aussi se mettre sous le feu de notre mitrailleuse. Cette mitrailleuse salvatrice qui a eu pour effet de faire décrocher les fells et de les empêcher de se jeter sur la camionnette bloquée contre le parapet pour achever les occupants et récupérer l'armement. L'action des tirailleurs de la caisse a été aussi prédominante, ils ont contribué au décrochement grâce à la position élevée du plateau du véhicule qui les positionnait à la hauteur des rebelles. Ils s’en sont donné à cœur joie en les arrosant avec seulement des fusils. Quelle connerie ! Nous étions très pauvrement armés, comme toujours !

Concluons que dans ce piège, avec l'engagement irrémédiable de véhicules pris sous le feu, il n'y avait pas d'autres issues que de se dégager. Aucune autre alternative n'était possible. D'ailleurs le commandement ne m'en a pas fait le reproche. Ce genre de combat est frustrant pour les victimes car l'effet de surprise et la puissance de feu laissent peu l’occasion de réagir à la hauteur de l’événement. C'est la règle du jeu semblable à tous dans son équité scrupuleuse.

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