Artillerie lourde, AMELINE Donatien, secteur de Sedan mai 1940
Retour obsessionnel sur un passé ardennais
Jean-Claude, mon conducteur, roule à grande vitesse sur ces belles routes et Le Mans est derrière nous, on l'a contourné. Et voilà la campagne à nouveau, les prés et les bovins sont remplacés par les grandes cultures de la Beauce, c'est riche. Les récoltes font de très bons rendements, ma curiosité est vite saturée car cela devient monotone.
On a beaucoup roulé, il est midi et on fait une étape chez Jean Gaillard, qui avec son épouse nous a réservé un bon accueil. D'abord une visite des lieux, et de suite, je juge la valeur de l'homme qui a une forte dose d'imagination. J'aime des gens comme cela, peu bavards mais qui se prouvent. La restauration est copieuse et de bon goût. On se relaxe un bon moment. Puis c'est le départ pour les Ardennes. La banlieue parisienne remplace les cultures de la Beauce et cela sur des kilomètres interminables. Trafic routier conséquent, défilé illimité de maisons et d'usines. Je suis égaré dans un monde qui me dépasse, cela m'effraye. Je reprends mes esprits quand enfin la campagne réapparaît, apaisante et bienfaitrice, ma curiosité est à nouveau à l'épreuve. Nous filons vers Reims abandonnant les vallons forestiers et les champs bien verts où nuls bovins ne paissent. Nous laissons la quatre voies pour une route départementale qui nous conduit à Vouziers à travers les collines boisées et les prés occupés par les vaches hollandaises à la robe blanche et noire. Dans ce secteur, je suis un peu comme chez moi. Toutes ces petites villes et villages que j'ai côtoyés en grande partie réveillent des souvenirs qui très longtemps dans ma vie active, parfois tourmentée, ont été un peu négligés. A la retraite, surtout depuis que je suis seul avec des débuts très durs, je revivais les Ardennes lointaines. Le soir, solitude plus insistante que de coutume, je rêvais de ma forêt, celle qui m'avait tant donné pendant ces temps difficiles de mon service militaire, là-bas près de la frontière. Cette forêt qui apaise et fait que l'âme se sente bien, en symbiose. J'avais envie de retrouver ma solitude vagabonde, c'était devenu obsessionnel. Malgré la raison qui me tiraillait en évaluant le pour et le contre, je lui cédais à contre cœur car la distance et l'absence d'un contact étaient bien réels.
L'auteur à 85 ans effectue un retour à Autrecourt (Ardennes) en 1998 dans cette forêt qu'il a fréquentée d'octobre 1939 au 13 mai 1940.
Alors un soir de novembre 1994, dans le plus fort d'une crise angoissante, j'ai tenté ma chance en adressant une lettre à la mairie d'Autrecourt dans les Ardennes. J'espérais avoir une réponse d'un combattant de ma période et je ne m'attendais qu'à cela. C'est une femme qui a répondu à mon message, elle était ma voisine pendant mon séjour ardennais et elle avait quinze ans. Sans me connaître, elle m'a proposé le gîte et le couvert. J'ai été très touché par ce geste. Dans ma réponse j'ai donné les détails de ma situation et nous avons échangé une correspondance nécessaire afin de mieux se connaître. Il fallait une certaine confiance mutuelle quand enfin notre rencontre fin septembre 1998, eut lieu avec madame Vernel Léontine en présence de son fils Hubert. Tous deux ont apporté toute l'aide nécessaire pour que ce pèlerinage soit une réussite. Et elle le fut. Mais n'anticipons pas !
C'est dans cette ville de Vouziers (patrie de Taine) que nous traversons en flânant un peu, j'y ai séjourné en 1940. Nous poursuivons notre périple sur une route bordée d'arbres dont les ombrages nous apaisent d'un soleil encore ardent pour la saison. Une intersection nous oblige à faire un choix, nous nous dirigeons d'emblée vers Stonne, centre des combats de 1940, c'est le but recherché, d'autant que madame Vernel m'avait offert le livre intitulé " Vaincre ou mourir sous le soleil des Ardennes". Je découvre les monuments du souvenir des drames franco-allemands et celui de la Fraternité, vaut mieux tard que jamais. Puis d'autres hauts- lieux comme Maisoncelle, ils sont nombreux. Je découvre sans surprise la réalité du relief accidenté et boisé. La journée est très avancée et le soleil décline, il faut écourter la visite pour se rendre chez notre hôtesse. A Raucourt, Annette, la femme de Jean-Claude, qui est aussi du voyage, profite d'une cabine téléphonique pour lui téléphoner de notre arrivée imminente.
Je connais les lieux et je suis ravi que ma mémoire n'ait pas failli. Avant Autrecourt, nous virons à gauche dans un virage très serré, la résidence des maîtres se dévoile à travers les marronniers bordant son accès, puis vient " le Laveau" c'est là ! Nous sommes enfin chez madame Vernel. Soirée très agréable. C'est l'heure du coucher et pour accéder à ma chambre j'emprunte un escalier un peu raide, fort bien astiqué donc glissant. La nuit fut très bonne, je me sens comme chez moi et savoure l'instant. Le petit déjeuner pris en commun est fort convivial. Les tartines généreuses en beurre et en confitures de toutes sortes, un régal. Le projet du jour : refaire le parcours de notre déroute en mai 1940 en particulier, Thénorgues et Autrecourt, route pleine de mauvais souvenirs. Je connais ces lieux et j'adresse quelques commentaires à mes invités. Je leur précise un fait pas très glorieux à un endroit entre Buzancy et Thénorgues où je me suis débarrassé de mon fusil. Un soldat n'a pas le droit de se séparer de son arme, je l'ai fait comme tant d'autres. A quoi bon porter une arme sans ses munitions, je n'en n'avais jamais perçu. Nos trois gros canons ont été pris par les Allemands, à quoi bon, nous étions devenus des militaires sans grande efficacité.
Nota : Le secteur de Sedan est défendu par la 55e DI, une division d'Infanterie de réserve d'Armée, composée de classes anciennes très mal instruites, possédant un armement incomplet. On déplore des déficits en matériel topographique et d'observation, en habillement et en approvisionnement. Toutes les transmissions se font par lignes téléphoniques enterrées et non par radio.
Précédemment, j'avais néanmoins récupéré quelques cartouches abandonnées pour tirer sur un petit avion volant lentement et à basse altitude. Cela n'a pas marché car le calibre ne correspondait pas. J'ai appris plus tard que ces avions d'observation renseignaient leur commandement sur tout ce qu'ils découvraient au sol. Nous étions donc bien démunis devant tant de technicité et d'ignorance.
La ferme où fut logé Donatien en septembre 1939, sa chambre est marquée d'une croix.
Dans ce village de Thénorgues, où j'avais séjourné quelques semaines en 1939, je revois la ferme où j'ai logé. A l'époque c'était une ferme modèle qui possédait une quinzaine de vaches laitières. Dans l'étable, l'hiver, les vaches étaient sur un seul rang, côté gueule : un abreuvoir automatique, côté croupe : un caniveau pour les déjections. Nous avions eu la possibilité d'occuper une partie vide pour en faire notre chambrée, les vaches étaient encore au pré. Chaque matin, les bidons de lait bordaient la route pour être ramassés par un collecteur pour la consommation des Parisiens. Cette production de lait récoltée m'étonnait par sa quantité.
A présent cette ferme est abandonnée, ça m'a fait mal de la voir ainsi. J'aurais tant aimé revoir ceux qui l'habitaient. Ils étaient gentils avec nous. Le mari était aussi soldat, c'est sa femme, madame Bourgeois et sa sœur qui l'exploitaient. Avant de repartir, j'observe intensément cette commune que je ne reverrai sans doute plus. Des tas de souvenirs enfouis resurgissent.
Demi-tour pour la poursuite du voyage à rebours. Arrêt à Buzancy pays du général Chanzy, pour se procurer des cartes postales. Une petite boutique est là, nous y entrons. La dame, assez jeune, n'est pas très causante au premier abord, nous lui précisons l'objet de notre voyage et en particulier mon hébergement en 1939 dans la ferme Bourgeois. Mais avant, nous lui avons parlé de Thénorgues et de son maire. C'était son grand-père qui avait plusieurs filles.
- Donc une s'appelait Odette ? précise Donatien
- C'est cela, c'est ma tante qui a maintenant 86 ans et qui perd un peu la mémoire.
- Si vous la revoyez, dites-lui que vous avez reçu la visite d'un camarade de Désiré Picaud et qu'il l'a reçu avec Odette en vacances près de Quimper.
Nous quittons Buzancy pour le retour au gîte. Mais avant cela, j'ai envie de revoir un lieu-dit qui m'avait profondément marqué : "Les Alleux". Il y avait à l'époque un dépôt de munitions, pendant la bataille des Ardennes, je m'y rendais régulièrement, souvent la nuit. J'ai en mémoire un immense parc ceinturé d'un muret en brique qui n'en finissait pas de longer la route sur une distance invraisemblable. A l'intérieur, une forêt dans laquelle erraient librement en grand nombre des cerfs et autres sangliers. Ce parc a changé depuis, une végétation masque l'ensemble et le mur est percé par endroit, rafistolé avec d'autres matériaux. C'est moins beau. Mais qu'elle émotion et du ravissement pour mes invités. Dans le chemin du retour vers les midi, on découvre un petit cimetière militaire très mal entretenu. C'est pitié de voir cela. Les routes sont étroites et sinuent dans une végétation sauvage de part et d'autre, la forêt est présente partout coiffant les vallons.
La maison Vernel en 1998
Au Laveau, je retrouve les Vernel. Tout est prêt pour un copieux repas concocté avec les produits des hôtes. Sans être une fermette, la propriété permet de réaliser une culture importante de fruits et légumes et un élevage d'animaux de ferme. Hubert nous montre avec fierté sa production de fraises succulentes qui s'alignent en sillons rectilignes sur une grande surface baignée de soleil et à l'abri des vents dominants. On mange, on boit, on bavarde et on fait des projets pour l'après-midi avec la complicité d'Hubert qui revient de faire son marché à Charleville. Il se propose de nous guider dans la partie forestière où nous avions notre observatoire non loin du Laveau. Je frémis d'aise pour cette expédition qui va réveiller en moi tant d'émotions et de paix intérieure comme cela fut dans cette forêt tant désirée.
L'Observatoire
Hubert se propose de nous y conduire avec son 4X4. En un temps record nous sommes à l'orée de la forêt, on y pénètre, des ornières importantes nous obligent à stopper. Notre guide nous explique le chemin à emprunter que j'ai tant parcouru, mais il y a quelques changements dans ces chemins forestiers, on peut toujours s'y perdre. Le bois est imposant et silencieux. Il est décidé qu'Hubert fasse demi-tour et qu’il nous accueille à la sortie avec son véhicule. Hubert est jeune et vigoureux, en plus cette forêt il la connait. A son départ, je prends la tête de l'équipe et je suis mon instinct en prenant ce qui me parait être la bonne voie. Nous forçons l'allure bien décidés à atteindre au plus vite notre observatoire. Annette et Jean-Claude suivent en m'accordant leur confiance. On marche depuis un bon moment à un rythme soutenu. Je prends sur la droite pour un changement de direction. En s'approchant, j'hésite et marque un temps d'arrêt pour m'assurer du bon choix, quand soudain déboule à vive allure le 4X4 qui surprend tout le monde par sa rapidité à avoir parcouru le contournement en un temps record. Le véhicule garé en bordure de chemin, nous poursuivons à pied en empruntant celui conduisant à l'observatoire et la lisière de la forêt où des champs de maïs sont en voie de récolte par une puissante ensileuse. En 1940, ce champ était en luzerne. Je reconnais ces lieux-là, jadis on les appelait : "Les Grands champ" et la partie boisée : "Le Bois des dames". Ce dernier est situé sur le versant nord. J'annonce que la vision va être tout autre...
Le panorama de l'observatoire en 1998
et oui ! C'est la Meuse qui est en vue avec un panorama qui malgré le temps lointain est toujours dans ma mémoire. Ces villes que j'ai tant observées, Sedan, Bazeilles, Balan, Douzy, Remilly-Aillicourt, Mairy et plus près de nous, le Petit-Remilly sont là comme dans le passé. L'emplacement de notre observatoire est dans un semis de pins, ils sont très grands maintenant, oui, j'ai dormi là... Puis dans une excitation fébrile, je leur désigne, à 200 mètres en retrait dans le bois, un fouillis de ronces. Hubert m'aide à retrouver les vestiges de la casemate que j'avais construite avec trois de mes camarades. Mon jeune hôte avait au préalable nettoyé le site et l'avait rendu plus accueillant. De cet emplacement défile les épisodes marquants de mon séjour que je commente avec une pointe d'émotion refoulée, en particulier lors de la décision d'abandonner l'appareil téléphonique. La situation qui évoluait sous nos yeux devenait catastrophique et nous avions eu une chance inouïe de nous en sortir, ce soir du 13 mai 1940 vers les 23 heures. On quitte les lieux pour retrouver à pied le parcours habituel, comme toujours à cette époque, pour se rendre à Villers devant Mouzon en traversant les "Grands champs".
Derrière Donatien se situe l'observatoire, c'est à cet endroit qu'ils ont rencontré les deux parachutistes.
A la sortie de ce village désignant l'endroit précis où nous avons croisé mes camarades et moi, deux parachutistes allemands, la mitraillette pointée sur nous. Au bout d'un temps ils nous font signe de passer. Pourquoi ce geste ? Pourquoi n'ont-ils pas tiré ? Quelle frayeur ! Puis l'émotion passée, on regagne le Laveau, satisfaits et fatigués. Dans ma tête défile encore plein de moments inoubliables que je dévoilai au moment du repas. La journée fut belle et prometteuse et au lit je m'endors repu.
Nota : Ce que Donatien oublie de préciser c'est qu'à l'aube de cette journée, les observateurs français voient de nombreuses colonnes allemandes apparaître à la lisière des forêts au nord de Sedan. L'artillerie française intervient efficacement en gênant un instant leur progression. La réplique ne se fait pas attendre sous la forme d'une intervention aérienne, plus massive que les jours précédents, 1500 avions ennemis bombardent intensément les abords de la Meuse et Sedan. De 16 à 18 heures c'est au tour des positions de l'artillerie française d'être la cible. Les artilleurs doivent se mettre à l'abri, le fracas des explosions continues est terrible, les hurlements de sirènes des Stukas mettent les nerfs à vif. Tous les PC (postes de commandement des régiments) sont aussi sous les bombardements et ce jusqu'à minuit. Les lignes téléphoniques sont hachées, il n'y a plus de liaison entre les unités, et les hommes errent sans ordre à la recherche de leur unité disloquée.
Canon de 155m/m en service en mai 1940, région de Sedan (photo du net)
Du tourisme
Je suis bien le dernier à la cuisine de madame Vernel pour le petit déjeuner, ce n'est pas une surprise, ils savent que la veille a été dure physiquement pour mes 85 ans. Et ce jour je dois me reposer. Tant mieux. Hubert et son épouse, ainsi que Jean-Claude vont dans la forêt à la recherche de champignons pour la vente sur le marché de Charleville. Pendant ce temps, madame Vernel, Annette et moi allons voir un arbuste rare, un Pistachier, dans un endroit que j'ai connu pour l'avoir souvent fréquenté au quotidien. Madame Vernel m'en avait envoyé un sujet par la poste. Il est encore dans mon jardin, bien vivant. Au retour, nous passons par la source et nous faisons le plein de nos bouteilles. Les cueilleurs ne sont pas encore rentrés, j'en profite pour me reposer un peu. Après le repas, Hubert projette de nous emmener hors de France, en Belgique. Nous passons par Sedan, puis prenons la route de Bouillon. La douane se passe aisément. J'admire le paysage varié, les forêts bien exploitées. A Bouillon, petite ville touristique et vivante, les monuments historiques foisonnent, le château fort domine l'ensemble avec majesté. La Semoy sinueuse traverse la ville, impétueuse en rasant les galets et en couchant les herbes aquatiques qui ondulent sous la force du courant. Elle rafraîchit l'atmosphère chauffée par un ardent soleil. Au retour nous visitons Sedan, son monument aux morts encadré par quatre sangliers et son château fort le plus étendu d'Europe. En 1940, je leur rappelle que nous avions fait le même périple avec mes trois camarades et que nous avions visité la "Maison de la dernière cartouche" et l'ossuaire de 1870 à Bazeilles. Une semaine après c'était la grande déroute. Nous arrivons trop tardivement à Bazeilles, le Musée est fermé. Rendez-vous est pris pour le lendemain. Le chemin du retour nous conduit à Remilly, la voie unique du pont métallique franchit la Meuse très sinueuse à cet endroit. Lui est rectiligne, un autre pont métallique enjambant le canal qui a dû être détruit en 1940 car il est plus imposant actuellement.
A la maison Vernel, il y a du monde. Une de ses filles habitant la région parisienne, est arrivée avec ses enfants, son mari et la mère de ce dernier. Une autre fille avec ses enfants sont en visite pour la journée, logeant à proximité, puis les proches voisins. C'est la maison du Bon Dieu, on s'y sent bien !
Bazeilles
Dès le matin, nous allons à Bazeilles, revoir le Musée de "la dernière cartouche" et l'ossuaire de 1870. Le guide du musée nous reçoit cordialement et prend le temps qu'il faut pour que nous soyons rassasiés de connaissances sur cet épisode de la guerre de 1870 qui a mis fin au III ème Empire. Puis c'est l'ossuaire sis dans le prolongement du cimetière civil. Un monument très imposant qu'il n'y parait, enfoui en fin de pente. Il nous livre une crypte que se partagent les belligérants. Une vision effrayante dans cette pénombre voulue pour donner plus de gravité. A la sortie, nous sommes comme délivrés d'un poids oppressant. Chacun se livre sans doute à une réflexion sur la cruauté imbécile de la guerre. Maudits soient les fauteurs qui ont une part de responsabilité sur la mort de milliers de jeunes êtres innocents pour assouvir leur vanité.
Visite d'un élevage de sangliers
On rentre au Laveau assez tôt. Hubert nous propose une visite dans un élevage de sangliers, c'est tout près, à un kilomètre à vol d'oiseau à travers la forêt, par la route, ça en fait au moins trois. L'élevage est en pleine nature, Hubert y a mis un mâle qu'il avait récupéré tout petit et l'avait nourri au biberon. Il avait grandi normalement, fidèle comme un chien et tout aussi affectueux. Cependant, il cherchait de plus en plus de la compagnie, alors il a fallu prendre une décision et le mettre dans cet élevage. Hubert lui rend visite très souvent, son marcassin est devenu un gros solitaire. Ce jour-là, il n'est pas là. Ce que nous voyons, c'est une mère avec ses six petits de 30 kg. Du plus loin qu'elle a vu la voiture elle s'est agitée fortement contre le grillage de l'enclos. Ce sont des caresses qu'elle recherche et Hubert lui en donne à volonté. C'est beau à voir cette tendresse commune. Les petits se tiennent à distance près d'un buisson et observent la scène. La visite terminée, on rejoint le Laveau. Il est midi, et à table il y a du monde et de l'ambiance, les commentaires fusent, il y a beaucoup à dire car la fin de séjour s'annonce. Demain il nous faut reprendre la route. A l'idée de quitter ce petit monde le cœur se serre. Il y a un trop plein de souvenirs. Je propose de visiter Verdun, mais cela semble trop court pour une après-midi bien entamée. On le fera demain, en faisant un petit détour lors de notre retour au pays.
Poursuite des lieux de mémoire et des souvenirs enfouis
Je propose donc une visite des lieux vécus par notre déroute associés à d'autres si proches que l'on ne doit pas écarter tant les batailles ont été acharnées et cruelles. On revoit donc, Stonne et on visite d'autres Villages comme Bulson, Artaise, Les Grandes armoises, la Moncelle, Tannay, le Mont Dieu, Scy et La Horgne. Ces lieux ont marqué un coup d'arrêt à la progression des Divisions Blindées allemandes. J'avais un rôle privilégié, j'assurais le ravitaillement en munitions, la nuit. On les livrait hors zone de combat. Ce qui était bien différent des fantassins et des artilleurs de la légère, la nôtre, la lourde, a été éliminée dès le premier jour et sans combat. Elle était totalement inadaptée à cette guerre de mouvement. Les unités françaises ont vécu 10 jours d'enfer, comme à Verdun, 10 jours sous les coups de l'artillerie et des chars, appuyés par une aviation mordante. 10 jours sans reculer malgré le manque d'effectif en hommes, en munitions et en ravitaillement. Le 24 mai, la situation était devenue intolérable, ordre de retraite sur une nouvelle position, la rivière l'Aisne. Ma mission de pourvoyeur en munitions a pris fin le 8 avril, près d'Attigny.
A Noyers Pont Maugis, nous découvrons un cimetière militaire destiné aux Français et aux Allemands tombés sur cette terre du Sedanais au cours des deux guerres mondiales. Le cimetière allemand est plus grand et bien ordonnancé. Il est entretenu quotidiennement par trois ouvriers, sous la responsabilité d'un gardien qui demeure avec sa famille sur place dans une jolie villa à l'écart. Malgré l'heure tardive, il a la gentillesse de nous renseigner et de nous guider gracieusement sans autre dessein que de nous abreuver de son savoir.
Le soir, nous avons accompagné madame Vernel à la messe en l'église d'Autrecourt. Puis le repas est pris en commun avec la famille en visite. Excellente ambiance, néanmoins pleine de gravité pour les adieux du lendemain. Aussitôt allongé sur mon lit, je détaille la chambre que je vais quitter définitivement. C'est le reflet de la modestie comme toutes les autres pièces, mais on s'y sent très bien. Le lit métallique est confortable et invite à la réflexion. Un film se déroule évoquant mon passé.
Brouhan, l'ancien bâtiment évoqué par l'auteur a disparu.
Tu es arrivé près d'ici courant octobre 1939. Le lieu était Brouhan, c'était une petite usine qui était désaffectéeet qui avait, en d'autres temps, travaillé pour l'Armée en leur fabriquant de la ferronnerie pour l'artillerie et la cavalerie. Tu as couché dans une chambre semblable à celle-ci, à part qu'elle était complètement délabrée et qu'en guise de lit c'était de la paille et au lieu d'être seul, douze autres militaires se la partageaient. Cela a duré quelques semaines, dans le même temps, un ordre est arrivé, me désignant responsable pour organiser un observatoire face à la Meuse. Avec un camarade, j'ai fait le travail du mieux que j'ai pu. L'hiver n'était pas encore là. En fin d'aménagement, on m'affecta au central téléphonique avec un camarade, avec qui je m'entendais très bien. Lui aussi était agriculteur, marié et père de trois enfants en bas âges, moi célibataire de 25 ans, j’étais son cadet de quatre ans. L'hiver était précoce et rude. Le central téléphonique occupait la cave du bâtiment, elle était semblable à celle des Vernel. Nous couchions sur des bas-flancs avec un peu de paille. La pièce était très humide et glaciale. Pas de poêle pour se chauffer, on en bricola un qui brûlait du bois trop vert et nous enfumait. C'était malsain. A mes moments libres, je parcourais la forêt pour m'oxygéner au maximum. Cette forêt où j'ai tant rêvé, la solitude, la méditation, l'évasion, les pieds dans la neige... La tête à Avessac, près de mes parents et aussi à Gavressac... Je songeais à mon frère qui était dans une situation semblable à la mienne... Dans cette forêt, je pensais et pensais encore, il y avait tellement de choses à penser et je pensais toujours. Cette forêt m'a sauvé la vie en m'éloignant de l'atmosphère viciée qui empoisonnait les locataires à petites doses mortelles. Chaque jour je la parcourais en suivant la ligne téléphonique sur environ un kilomètre, c'était l'astuce que j'avais trouvée auprès du commandement pour m'évader de la cave avec un motif militaire : Vérifier l'état de la ligne téléphonique.
Au printemps, est venu l'ordre de déménager le central et de l'installer à l'observatoire. A quelques cent mètres en retrait dans l'orée du bois, avec trois camarades, nous creusions une fosse pour nous terrer comme des lapins sur une mince couche de paille en guise de lit. C'était assez convenable et elle suffisait à nous détendre un peu après le service au central. On l’avait, au fil du temps, consolidée et aménagée plus confortablement. Notre observation du quotidien faisait apparaître les villes et les villages ainsi que la frontière belge que nous rêvions de visiter un jour. Ce fut fait par une belle journée de mai. La semaine d'après ce furent les Allemands qui les visitaient. De notre position nous avons vu, impuissants et tétanisés, se dérouler une scène apocalyptique, un déchaînement de violence inouïe. La guerre était là dans toute son horreur.
1-Le Laveau depuis la route de Raucourt. 2-L'entrée de la maison de maître.
Et puis, là dans cette chambre des anciens logements ouvriers du Laveau, je revois le parcours que je réalisais chaque jour pour inspecter ma ligne et aussi pour d'autres missions. Quittant Brouhan pour l'observatoire, je passais par la route de Raucourt qui dominait la Filature du Laveau et la laissait entrevoir à travers l'épais rideau d'arbres. Pourquoi n'ai-je jamais pris la route l'y conduisant pour visiter un peu les lieux, sans pour autant allonger l'itinéraire car elle était parallèle à celle de Raucourt. Cela s'explique parce que je m'étais fixé un programme journalier, le circuit de la forêt Villers-Autrecourt pris au plus court et parfois je prolongeais l'itinéraire pour musarder. J'avais le sentiment d'être un étranger en croisant les civils, qui étaient chez eux. J'étais, par politesse, indifférent et je pensais qu'on les gênait. J'avais peut-être eu tort.
La source en 1998
Je revois aussi la source avec son manteau blanc à l'hiver 1939/40, elle était source de vie pour le pays, j'ai été ému en la revoyant. Cette source qui jaillit de la forêt a un débit très important. Avant de se jeter dans la Meuse, à 2 km plus loin, elle a fait tourner plusieurs petites usines en produisant de l'électricité, dont celle de Bouhan, et celle, plus en amont, de la filature du Laveau. Le ruisseau ainsi formé porte son nom. Il s'insinue à travers des méandres naturels le rendant impétueux toute l'année.
Au retour à mon domicile j'éprouvais une douce sérénité, la forêt ardennaise y est sans doute pour quelque chose.
Voir les photos d' AUTRECOURT
Document manuscrit offert à Hubert Vernel et transcrit par Roger LOUIS pour une diffusion en tant que témoignage.
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