Le quotidien insolite

Le quotidien singulier

Un petit coin de paradis

Depuis le premier jour, j'ai eu la chance d'occuper une chambre, seul, c'est important pour décompresser ou recharger ses batteries. Elle n'est pas luxueuse, un petit aménagement personnel la rend relativement confortable et surtout à mon goût. Elle se prête aux variations des températures extérieures. Cette pièce unique fait partie d'un ensemble rectangulaire situé au centre du poste. Les murs épais en torchis sont troués de deux ouvertures, une grande pour la porte et une autre minuscule pour la fenêtre. Elles donnent sur l'extérieur, comme d'ailleurs toutes les chambres voisines. Le toit est de même facture que les murs, en torchis plus épais avec une faîtière séparant les deux pentes qui débordent un peu, épandant ainsi une ombre bénéfique au plus chaud moment de la journée. D'autres gourbis ont des toits en tôles, au-dedans, c'est le four ou c'est l'humide glacière.

La tente des muletiers, ma jeep de liaison et ma 2ème chambre avec l'auvent.

L'intérieur est spartiate, à l'image de l'extérieur. La lumière filtrée à travers le carreau de la fenêtre qui ne s'ouvre pas, a du mal à percer la pénombre. Faire son courrier dans ces conditions nécessite l'aide d'une lampe ou alors, ouvrir toute grande la porte sur l'extérieur. En été c'est le four qu'il faut ensuite supporter jusqu'au soir pour le ventiler en air frais. La nuit on attend avec impatience l'éclairage électrique distribué parcimonieusement par un groupe électrogène de forte puissance. L'unique ampoule qui pendouille au plafond diffuse une bien pâle lumière qui de temps en temps s'affaiblît au fur et à mesure de nouvelles ponctions. Une prise de courant sert au rasoir électrique ou à l'électrophone, le transistor est équipé de piles, une révolution à l'époque. Nous usions aussi des batteries du centre des transmissions, utilisées après chaque opération dans un S.C.R 300 (émetteur-récepteur U.S.), et non réutilisées, car plus assez fiables pour une nouvelle épreuve. Étant donné leur poids et leur encombrement, le tirailleur-radio ne s'encombrait pas de batteries à demi-déchargées.

Le mobilier se réduisait à une table à deux tiroirs, une chaise et un lit en 0,90, c'est tout ! Mais suffisant en volume pour saturer la pièce. Les cantines de fer servaient d'armoire, elles étaient personnelles. Les sacs marins, fournis par l'intendance, étaient peu pratiques, ils étaient stockés dans nos cantines et servaient de fond protecteur ou encore d'isolant entre le sommier de fer et le matelas de crin. J'en utilisais un en guise de corbeille à linge sale qu'un tirailleur venait récupérer une fois ou deux par semaine pour le laver, le sécher et le repasser en échange d'une poignée de pièces de monnaie qui agrémentait son ordinaire. En général, le préposé volontaire était fidèle à sa clientèle. Il arrivait que nous en prenions exceptionnellement un autre en cédant à ses jérémiades à l'issue d'une malchance aux jeux d'argent prisés par les musulmans. Sa litanie, en partie véridique, évoquait une situation de chef de famille aux nombreux enfants, de parents dont il fallait subvenir aux besoins. Ce qui ne l'empêchait pas de récidiver à la tentation du jeu dès la perception du moindre salaire. Finalement c'était leur problème, tant que les parties d'argent ne finissaient pas aux couteaux, nous ignorions leurs violentes colères.

La chambre était nettoyée avec les mêmes procédés. Ces tirailleurs prenaient un soin remarquable aux effets d'autrui, une seconde nature les habitait pour les tâches ménagères. Perchés sur une pierre plate, le bas du pantalon relevé, les pieds servaient de malaxeurs et de compresseurs, le linge trituré de cette manière, mouillé et savonné abondamment, était constamment maltraité, jusqu'au rejet d'un jus plus pur qui autorisait le rinçage. L'oued qui coulait à la lisière du poste tenait lieu de lavoir sous la bienveillante surveillance des sentinelles. Au MAROC, nous avions une ordonnance attitrée que nous payions pour ces tâches jugées ingrates. Ici, les volontaires assuraient la besogne ; ils étaient légion, ce qui revenaient au même.

Dans certaines pièces dépourvues d'électricité, on utilisait la lampe suédoise, à pétrole lampant. On devait actionner sa pompe, de temps en temps, pour maintenir une pression qui assurait un éclairage constant. Le souffle du pétrole filtré à travers le manchon d'amiante incandescent meublait le silence du lieu et l'inondait d'une belle lumière blanche. Dès novembre, la perception d'un poêle cylindrique à pétrole répandait une faible chaleur qui chassait à peine l'humidité et empestait la pièce d'une odeur tenace.

La toilette sommaire se faisait à l'aide d'une cuvette émaillée alimentée en eau par un broc de même matière. Nous avions des douches au quotidien dans un endroit clos qui servaient à la communauté sans distinction de grade. En dehors de la zone vie, des latrines éphémères recevaient son lot de besoins naturels. Fréquemment inspectées par les services sanitaires qui arrosaient quotidiennement de grésil la couche dernière et quand ils jugeaient le niveau suffisant, donnaient l'ordre de réaliser une nouvelle tranchée que l'on habillait de roseaux ou de panneaux de bois pour cuirasser la décence. Bien maigre consolation, vu de l'extérieur, rien à en redire, mais de l'intérieur l'accommodation à la pénombre et à l'odeur était inévitable. Celui qui par excès de pudeur avait à en souffrir, modifiait ses habitudes à des heures de moindre fréquentation, comme il n'était pas le seul dans ce cas, il y avait naturellement foule aussi dans sa période choisie. C'était kafkaïen pour de la merde en somme.

En opération, c'était tout autre. S'il y ni avait pas d'urgence, alors on s'abstenait tout simplement à la condition de ne pas dépasser trois jours...

L’Américaine

La radio-caserne racontait que le commandant du secteur se déplaçait dans une luxueuse voiture américaine la conduisant lui-même sans être ni escorté ni accompagné. Il visitait ainsi tous les postes de son secteur sans se préoccuper de l'insécurité régnant sur l'ensemble du territoire. Cet officier était un chef hors pair ou bien un inconscient surtout avec ce moyen de locomotion remarquable. D'aucuns, tant soit peu courageux, auraient pu lui tendre une embuscade sur le chemin du retour. Les pistes carrossables étaient rares rendant ainsi le choix de l’itinéraire aléatoire.

Chaque fois qu'une question non résolue me taraudait l’esprit, je la posais à mon ami Sonnemann. Pour ce problème présent, sans même me répondre, il quitta la pièce de sa boutique de photographe pour me tendre une photo (sans doute prise par lui) sur laquelle on pouvait voir un militaire FSNA1 apparemment abattu, allongé sur un battant de porte et maintenu par des liens, l'ensemble véhiculé dans la caisse d'un dodge militaire. Autour, une foule compacte de civils et aussi de militaires regardait le cadavre livré délibérément au spectacle. Sonnemann précise une date et m'explique :

- C'était il y a un an, en juillet 1958, cette photo a été prise à DJELFA, dans ma rue. Connais-tu le général BELLOUNIS ? ...non ? Devant mon incrédulité il poursuit son explication : Et bien c'était l'ancien propriétaire de la belle américaine, une bien belle voiture.

- Et alors ?, lui dis-je de plus en plus perplexe et évidemment intéressé.

- A sa mort, elle a été saisie comme trophée de guerre par le commandant du secteur.

C'est à ce moment-là que l'histoire mainte fois racontée par les anciens me revint à l'esprit et je lui demandai de me confirmer ce que je me mis à lui raconter. (Plus tard, elle sera corroborée grâce au quotidien L’Ardennais qui avait été prolixe sur le sujet.)

Photo du net

- BELLOUNIS était un ancien du M.N.A. (Mouvement National Algérien). Il créa une formation de combattants au début de la rébellion. Un désaccord politique avec le chef du F.L.N. (Amirouche, du Front de Libération Nationale) qui partageait le même secteur, a fait naître des tensions. BELLOUNIS attaqué par ce dernier, pour sauver sa peau, se réfugie dans les territoires du Sud dans lesquels il fonde, à nouveau, un maquis, 3.000 hommes environ. Dans cette immensité, les forces de l'ordre françaises d’alors étaient insuffisamment nombreuses pour contrôler la population en grande majorité nomade, le F.L.N. lui non plus n'était pas assez puissant, néanmoins ce dernier soumettait les nomades par la terreur. Leurs exactions tendaient à faire basculer le choix des opprimés vers la France. Avec l'appui de l'Armée française, BELLOUNIS, nationaliste anti-F.L.N., coopérait, tout en gardant son uniforme et son drapeau algérien, à la condition de respecter la population ralliée. Il recrutait avantageusement dans les rangs du F.L.N. pour grossir ses effectifs et régner en maître sur les hauts plateaux. Devenu incontrôlable et surtout, lui aussi, commettant des exactions et des collectes de fonds à son profit personnel, il est abandonné par les forces de l'ordre et même poursuivi. Le F.L.N., de son côté, donne l'ordre de l'abattre.

Sonnemann, satisfait du récit, reprend la suite :

- En juillet 1958, une opération militaire française est menée contre le M.N.A. de BELLOUNIS qui s'est réfugié dans les montagnes. Ses hommes, peu à peu, l'abandonnent et retournent au F.L.N. Il sera tué par les Français près de BOU SAADA et l'on exposera son cadavre partout. Il avait eu le temps d'éliminer le F.L.N. de LAGHOUAT et de massacrer une partie des siens à DAR ECH CHIOUK, l'actuel poste de votre 1 ère compagnie qui lui servait de PC.

( Plus tard, lors d'un hébergement à des fins d'opérations dans la région, un cadre me fera visiter le lieu du charnier découvert par les Français.)

Voulant prouver que je maîtrisais le sujet, je lui ravis la suite non moins passionnante :

- En mars 1959, c'est le tour du chef du F.L.N. AMIROUCHE de tomber entre DJELFA et BOU SAADA. Le reste de sa bande, malgré les gros moyens investis par les forces de l'ordre sera poursuivie jusqu'au DJEBEL BOU-KAHIL, sans trop de résultats.

Ces montagnes, sans voies de pénétration, sont très inhospitalières. Elles demeurent l'une de nos préoccupations majeures. Ce long rocher dressé dans une désolation sableuse se compare à une île escarpée et aride au milieu d'un océan. La 5 ième compagnie stationnée à l'oasis de MESSAD et la 3 ième compagnie à MOUDJBARA font office de Chouf 2 permanent et craignent ce repaire de tueurs dont le sommet culmine à plus 1400 m et rend son approche très difficile de jour comme de nuit. Tous mouvements sont décelables et rendent les tentatives d'investigation vaines, voir dangereuses. Parfois des rafales de mitrailleuse MG (1200 coups minute) accueillent les tirailleurs ou les légionnaires qui s'y aventurent.

1 F.S.N.A : Français de souche nord africaine.

2 CHOUF : verbe en arabe qui signifie : regarder, par extension nom donné à tous les observateurs.

- C’est un beau raccourci, je vois que tu maîtrises le sujet, mais il y a d’autres anecdotes à raconter que tu ignores. Ici il nous a quelque peu préservé des rapines. Bellounis eut bien des inconvénients à diriger ses semblables, prêts qu’ils étaient tous à trahir et à se trahir mutuellement. Le 1 er mai 58 à 25 km à l’est de LAGHOUAT, à KSAR EL IRANE, que tu connais, contrairement aux accords qui lui interdisaient l’entrée des territoires du Sud, des éléments Bellounistes venaient de s’y installer. Une liaison fut tentée par les troupes sahariennes pour obtenir leur retrait. Elles agitaient des fanions blancs, malgré cela, les bellounistes leur tirèrent dessus. Il a fallu l’intervention des Compagnies Sahariennes Portées de la Légion pour les dégager. Il semblerait que ce fut un lieutenant de Bellounis en rébellion qui ait agi ainsi. En tout cas, il a perdu des hommes inutilement.

Sonnemann, songeur, n’en dit pas plus, mais on sentait qu’il n’avait pas épuisé le sujet. Une nouvelle fois, il alla dans sa boutique et après un temps en revint avec en main une affiche bleue.

- Lis ! me dit-il en me tendant le papier soigneusement déplié.

« Je déclare, aujourd’hui solennellement, que mon armée combat contre les forces anarchiques d’obédience étrangère représentées par le F.L.N pour affranchir les populations du pays de leur domination cruelle. Mon but est seulement de permettre à chacun de s’exprimer librement le jour prochain où l’anéantissement du F.L.N permettra au peuple d’Algérie de définir son destin dans un cadre harmonieux indissolublement lié à la France. J’ai entrepris cette lutte en étroite collaboration et amitié avec les autorités civiles et militaires de la France. Mon armée est engagée dans le combat commun contre les égorgeurs qui n’épargnent ni les femmes, ni les enfants, ni les vieillards […] signé Bellounis. »

- Voilà des affiches qui ont été placardées, en décembre 1957, dans toutes les communes de son secteur de déploiement autorisé par les autorités militaires françaises.

Sonnemann tint à préciser que ce « général » se défendait de toute attache politique, ainsi que ses lieutenants. Au demeurant, il paraissait bien sympathique, il avait un regard droit et un franc sourire, un bon paysan kabyle. Son français n’était pas brillant, il cherchait beaucoup ses mots et préférait l’aide d’un interprète.

- Comment étaient articulées ses forces armées ? lui dis-je.

- Je crois d’une manière bien simple, s’empresse de répondre mon savant interlocuteur, si j’ai bonne mémoire, en ayant lu la presse du moment, il devait avoir cinq gros bataillons disséminés dans la zone de déploiement et cinq compagnies qui conservaient une certaine autonomie de manœuvre. Son PC était à DIAR-EL-CHIOUK où stationne actuellement la 1ère compagnie de ton régiment.

- Qui l’avait nommé général et portait-il des étoiles à la Française ?

- C’est lui-même qui s’est arrogé le titre, il portait une étoile à huit branches dont chaque pointe était sertie d’un brillant. D'ailleurs, son uniforme était aussi fantaisiste, il portait le plus souvent une gandoura blanche sur ses épaules, une tenue d’officier français avec baudrier et ceinturon, un peu à l’ancienne. Il se coiffait d’un calot rouge des spahis, en souvenir peut-être de son service effectué dans cette arme.

- Avait-il l’assentiment de la population et des notables ?

- De la population sans aucun doute, tant qu’il n’avait pas commis d’actes répréhensibles. Les maires européens des communes avaient exprimé des réserves, en revanche, les notabilités musulmanes du Constantinois avaient été vivement intéressées par sa proclamation solennelle. Mais c’était hors secteur de déploiement.

J’ai senti que nous avions fait le tour de la question et que le temps passé ensemble avait été largement dépassé. Je n’allais pas me mettre en retard pour un individu qui n’avait plus de raison d’être sur terre. J’en convenais tout de même que cette histoire m’avait grandement passionné, et je me sentais paré à toutes les éventualités lors d’un prochain échange de propos à ce sujet au cercle-mess avec ceux qui l’avaient combattu.

À l’occasion d’un nouveau passage chez mon ami le photographe, il m’apprit qu’il y a quelques mois seulement, en décembre 1958, la Wilaya VI commandée par Si Haouès, ancien du MNA passé au FLN, et dont la zone d’action, entre autres, recouvrait une partie de l’ex- zone Bellounis, s’était attachée les services de Si Mefdah qui opérait avec des résidus de bande de Bellounis. Les rapports entre ce dernier et l’ALN sont intermittents et contradictoires. Tantôt MNA et FLN s’entendent bien, tantôt ils en viennent aux mains. Le tort de Si Haouès est de ne pas résider avec ses hommes sur le terrain, il loge probablement au Maroc. L’un des chefs de Wilaya, Amirouche, tient lui à rester avec ses troupes et en subir le sort.

Amirouche ? Voilà donc un autre personnage souvent évoqué au cercle, en particulier par un sous-officier nouvellement affecté au régiment et qui a contribué à son hallali.

Un monument insolite

Les sections désignées de la compagnie d'appui et de la 2 ème compagnie s'alignent le long de la RN 1, légèrement en retrait de la route pour permettre au chef de bataillon de passer en revue les troupes en occupant la chaussée sans se poudrer les chaussures. La majorité des hommes du poste sont présents pour célébrer la fête nationale du 14 juillet. Restent en place les préposés à la sécurité.

À l'armée c'est connu, avant l'heure de la cérémonie, plusieurs autres heures ont été consacrées à sa préparation et sur les rangs, nous avons encore le temps de discuter un brin sur tout et sur rien. J'avais le loisir d'observer un objet en pierre à quelques mètres derrière moi. Je l'avais bien remarqué à d'autres occasions, mais placé comme il était, je ne lui accordais pas un instant. À bien le détailler, cette fois, je puis mettre un nom sur cette forme, taillé à la diable à coup de burin sans recherche de finition. Il ressemblait à un combattant casqué, le fusil pointé à hauteur des hanches comme pour ficher un ennemi invisible. Haut d'à peine 1 m, saucissonné dans une veste pour mieux cacher ses rondeurs. En conclusion, une représentation d'un combattant comme on en voit dans les villages de France sur les monuments aux morts. Celui-là était de bien mauvaise facture, j'ai craint un moment que nous lui rendions hommage.

Photo Lt Latournerie

Avant la revue, le fanion du 1er Bataillon passa devant nous et nous pouvions distinguer ses trois croix de guerre acquises en 1914/1918, au Maroc en 1919 et en 1939/1945. Nous regrettions que le Drapeau du régiment soit resté au PC du Colonel à DJELFA au lieu de bénéficier d'une plus ample participation. Ce Drapeau était décoré de la Légion d'Honneur, du Mérite militaire Chérifien, du Nicham Iftikar et de 10 citations à l'ordre de l'Armée. Ce palmarès nous permet de porter la fourragère rouge avec 2 olives aux couleurs de la Médaille Militaire et des croix de guerre 14/18 et 39/45.

J'ai une pensée pour nos anciens qui ont laissé leur peau pour honorer le drapeau d'un tel palmarès. Les anciens, survivants que j'avais rencontrés lors de mes premières journées au régiment, formaient une castre qui, pour rien au monde ne voulaient être mutés dans un autre corps. C'était, leur régiment, dont ils avaient, grâce à leur témérité, fait ajouter une bataille de plus à inscrire au drapeau " le Bélvédère" sur le Monte Cassino en Italie. Seul régiment à porter cette inscription au prix de pertes élevées tant chez les Allemands que dans nos rangs.

Il me revient en vision, le retour d'Indochine du 8 ème Régiment de Tirailleurs Marocains à HEL-HAJEB près de MEKNES. Jamais je n'ai vu de gens aussi décharnés, presque squelettiques. Leur visage, à l'expression fermée, quasi-secret, trahissait une amertume insondable. Nous n'avions pas eu de contact avec ces combattants, ils ont été isolés, relégués dans un coin du camp et disparurent peu après leur arrivée. Une autre pensée m'afflige, l'amenée pour la dernière fois du drapeau aux confins du RIF marocain où nous abandonnions le territoire aux Indépendantistes. Quant on n'a pas démérité, on considère cela comme un déchirement qui vous marque à jamais. Les voies de la politique sont insondables.

Au cercle, après la cérémonie, j'eus une réponse à ma question quant à l'étrange sculpture, grâce au sergent Macquel, un ancien des B.A.T.D.A.F 1, plus connu sous le nom de Joyeux. Cette oeuvre d'art avait été ramené de TATAHOUINE, Sud tunisien par notre chef de bataillon, dernier commandant d'un B.I.L.A2 dissous qui n'acceptait pas de l'abandonner aux Tunisiens devenus indépendants. Probablement affecté au 4 ème Régiment de Tirailleurs de Tunisie, il a profité du transfert de ce régiment dans les Territoires du Sud d'Algérie pour l'installer dans le camp dont il assure le commandement en tant que responsable du 1 er Bataillon devenu pour la circonstance E.M.T.( Etat-major Tactique).

1 BATDAF : Communément, contraction de : Bataillon d' Afrique.

2 BILA : Appellation officielle de : Bataillon d'Infanterie Légère d'Afrique. On y affectait les appelés au service national ayant encore à purger de lourdes peines de prison et quelques indomptables de l'Armée d'active. Ces personnels étaient employés à des travaux de bagnards et recevaient une instruction militaire. Les sous-officiers d'encadrement étaient pour la majorité d'entre eux des anciens du BILA qui ont signé des contrats de rengagement et passé avec succès les pelotons d'élèves gradés.

Les activités sportives

Le stage effectué à l'école des sports de RABAT (MAROC), un an plus tôt, m'avait donné le goût des activités physiques librement consenties dans l'exercice du maintien en condition. Jusqu'à présent, lors de mes précédents séjours dans les diverses formations, la séance d'éducation physique obligatoire pour tous s'effectuait par l'inévitable footing de 8 km avant même le petit déjeuner.

Il était pratiqué dans la périphérie du camp ou du quartier, que l'on l'appelait communément le décrassage. Nous étions alors chaussés d'espadrilles à semelle de corde que l'on nouait, après plusieurs tours autour de la cheville, avec un lacet plat terminé par un nœud réglementaire. Cela s'apparentait à des ballerines ou bien à des spartiates portées par les légionnaires romains. La rigidité de la semelle nous imposait de marcher en canard.

À chaque départ d'épreuve, la multitude de pingouins se dandinaient gauchement et tapotaient le sol bruyamment de leurs pieds plats. Quant enfin le nuage de poussière soulevée s'était dissipé, on pouvait encore apercevoir au loin, des colonnes d'hommes s'étirant selon la forme physique de chacun. Le jour de pluie, la corde ayant trop absorbé d'eau se faisait peu coopérative et alourdissait le pas. Il arrivait aussi, à force de sollicitudes, que celle-ci se scinde en 2 parties laissant au coup de pied la toile, et au mollet les lacets ! La culotte de sport que l'on appelait tutu ou flottant avait eu la largesse d'un intendant qui n'a pas regardé à la dépense en surface de tissu. Elle était mal proportionnée au regard de la corpulence des individus mal nourris. Les maillots, en coton, que la fréquence des lavages avaient distendu, donnaient au propriétaire un aspect encore plus famélique. L'allure n'avait rien gagné en prestance. À force de chercher plus grand que soi pour l'échange, on avait fini par négliger les petits maigrichons qui littéralement flottaient dans des tenues trop vastes. Les Marocains, plus frileux, acceptaient de prendre les larges tenues afin de les enfiler par dessus leur caleçon long. Et rien n'y fit : ils s'étaient arrogé ce droit et le commandement avait fini par céder en leur octroyant cette dérogation. Mon Dieu ! Qu’elle prestance avait cette troupe qui défilait au retour de la séance de décrassage dans le quartier en beuglant son éternel couplet : Les arabes c'est comme la mouche, ça mange la merde avec la bouche, les français c'est plus malin, ça mange la merde avec les mains...

Depuis peu, les tennis avaient remplacé les antiques espadrilles, nous y avons gagné en performance et en confort, encore que... ce n'était pas le pied. Certains sportifs obtenaient des résultats surprenants. Un capitaine, petit de taille, du 1er RTM (Régiment de Tirailleurs Marocains), ancien de la Légion, coureur de fond émérite, égalait le record de ZATOPEC, la locomotive tchèque mondialement connue. Tous les matins, il accomplissait son 10.000 m sur piste avec une régularité de métronome, son allure rehaussée d'élégance surprenait toujours le peloton de passage qui admirait sa ténacité et son incomparable exploit. Les chants cessaient pour un temps laissant place à l'admiration.

Après chaque décrassage, quel que soit le temps, ballerines ôtées, une traversée de la piscine en plein air terminait l’épreuve et permettait d'éviter les douches. La campagne du RIF nous avait exemptés momentanément de ces bienfaits virilisant l'apparente apathie.

Au 4 ème Régiment de Tirailleurs, il y avait fort à faire, le sport était négligé alors que certaines plages horaires permettaient de s’y adonner partiellement et épisodiquement selon les activités extérieures. Nous avions le terrain à droite avant la sortie Sud du poste qui avait le mérite d'exister autrement que par le dressage d'un camp de toiles destiné à une unité de parachutistes en transit. Je fis part de mon projet à l'adjudant de compagnie. Je reçus pour toute réponse considérée comme positive un haussement d'épaule. Avec quelques tirailleurs, nous avons ratissé un maximum de surface pour dégager les pierres et les cailloux qui pullulaient, dressé deux paires de piquets et matérialisé le périmètre de l'aire métamorphosé en terrain de foot. Attirer aux sports des hommes rendus à leur indolence naturelle était une gageure ; il fallait trouver un appât de manière à les ferrer. Le sport collectif est en général ludique et valorisant. Le foot demande le moins de moyens matériels et est plébiscité par un grand nombre.

Nous avons commencé, par un groupe de 6 à 8 personnes très motivées, tirailleurs et cadres confondus, à tapoter dans un ballon sans la contrainte d'un règlement. Peu à peu d'autres se sont joints à nous sans formalité. Nous avions alors quasiment deux équipes qui souhaitaient en découdre. Les matches organisés attirèrent la foule qui finissait par se prendre au jeu. Les secrétaires de l'état-major fuyaient enfin l'atmosphère léthargique des bureaux pour se défouler sur le terrain. Afin d'enrayer l'anarchie, je formai des équipes et leur proposai des challenges en y incluant la 2ème compagnie. L'acquis de la crédibilité générait la nécessaire rigueur, échauffements et entraînements étaient donc imposés. J'avais gagné partiellement mon pari et je laissais le soin à un adjudant plus accrocheur de poursuivre l’œuvre commencée ; j'allais donc m'adonner à mon sport favori : le close-combat.

Je vidais alors les chambrées des récalcitrants ou des allergiques aux sports et leur imposais de le pratiquer une à deux fois la semaine. Cette activité ne réclamait aucun moyen vestimentaire, les hommes pris à flâner ou à se vautrer sur les pieux étaient invités à se rendre sur l'aire d'épanouissement dans la tenue du jour, c'est- à- dire : la tenue de combat. Cet exercice présentait l'avantage de libérer mes hommes de quelques rancunes contenues et d'assurer la cohésion de la section. Par les coups que je recevais, je pouvais connaître le degré d’animosité envers ma personne qui bousculait les errements antérieurs et gênait leur laxisme. Quelques-uns échappaient à la corvée, invoquant une tâche urgente auprès de l'autorité de tutelle ou bien, pour les muletiers, par exemple, des soins à donner aux brêles.

Graduellement, cette contrainte générait chez les hommes une sorte d'émulation et de dérivatif à l'ennui d'un quotidien mal géré. Elle présentait également l'assurance d'affirmer la personnalité de chacun en les rendant plus confiants en eux. L'animosité manifestée au début laissait la place à de l'indifférence pour les irréductibles et à la participation active pour les plus motivés.

Le commandement, indifférent, laissait faire, après tout, ces hommes encadrés, à proximité, dans la tenue imposée, étaient disponibles à tous les instants et ça le rassurait. Il n'en sera pas de même lors de mon deuxième séjour ou les circonstances particulières condamneront toute initiative.

Embuscade

Il était rare qu'à la compagnie d'appui nous soyons désignés pour tendre une embuscade aux alentours du poste. Cette mission était dévolue probablement à la 2 ème compagnie plus opérationnelle que nous ne l'étions, embringués dans nos spécificités. Je ne me posais pas, outre mesure, la question, je faisais en sorte de la préparer au mieux avec les moyens disponibles et appropriés. Je prenais contact avec l'officier de permanence, préposé à la nuit de l'opération, pour arrêter avec lui les modalités, les horaires et le mot de passe de rentrée ou de reconnaissance. Le point étant fait, la destination était arrêtée ainsi que les itinéraires possibles d'accès et du retour. J'avais en tête le plan de la carte bien imprégné sur les possibilités que me donnait le terrain et pour ne pas m'égarer au retour. Il a été décidé, vu la situation des itinéraires et du site, de reprendre le chemin de l'aller. Ce parcours était le plus judicieux, car il évitait les habitations dont les chiens interdisaient toute discrétion ; il ne présentait pas d'ambiguïté, la zone était interdite, tous individus circulant dans ce secteur étaient considérés comme des rebelles. Je partais néanmoins avec un handicap certain, la méconnaissance du terrain de jour. À mon second séjour où la pratique de l’embuscade était notre emploi presque au quotidien, j’avais reconnu tous les coins et recoins de l’environnement afin de maîtriser la situation. Je m’y sentais comme un poisson dans l’eau et j’ondoyais avec les mouvements de terrain.

Destination : le croisement de pistes au Sud-Ouest du poste distant de 5 km. Itinéraire : Oued MGENNAH; en cas de difficultés : rejoindre la RN 1 par la piste. Sortie et rentrée au P.C. par la porte Sud. Mot de passe : ? Pas de transmission ni de demande d'appui. L’allègement est total.

Une heure avant le départ, mes hommes sont réunis, je les renseigne sur notre mission après une inspection d'usage de l'armement et de la tenue vestimentaire, etc. Le dispositif est défini, je marcherai en tête avec 4 hommes, 2 pour garantir la sûreté des flancs et les 2 autres derrière, assurant la même mission en gardant le contact à vue avec le deuxième groupe commandé par un caporal qui agirait de la même manière en restant à l'arrière du 1 er groupe à une centaine de mètres en retrait. Il servirait éventuellement d'élément de recueil dans le cas d’une mauvaise rencontre de mon équipe sur l'itinéraire. Si je suis fixé sur le terrain, il agirait de sa propre initiative en débordant pour soulager la pression. En ce qui concerne le lieu de l'embuscade, on verra sur place en fonction de la configuration du terrain et du degré de l’obscurité.

À l'heure prévue, nous quittons la sortie Sud du poste, traversons la voie ferrée et suivons le cours d'eau jusqu'au confluant des deux oueds. De là nous remontons le cours de l'oued MGENNAH aisément. La progression est néanmoins laborieuse à cause d'un encaissement riche en végétations qui gênent considérablement les vues. Cela présente l'intérêt pour nous de ne point être vus. Pour parer à toute surprise, je sors seul des bords escarpés pour observer l'environnement. Puis reprends la marche jusqu'au prochain examen du terrain. J'aère les hommes à portée de vue en prêtant toute mon attention à l'accès de la piste qui est mon seul point de repère. Après une marche astreignante qui nous a coûté en temps, j'atteins enfin le sentier de repère et donne l'ordre d'observer en hérisson dans l'attente de l'arrivée du deuxième groupe qui prendra le relai. J'invite le caporal à rester sur place en recueil et lui prends un homme qui m'est nécessaire à l'embuscade que je vais tendre à cinq cent mètres plus loin.

La nuit s'annonce sombre, ce qui ne facilite pas la tâche, tant pis, j'emprunte la piste avec mes cinq tirailleurs en colonne aérée jusqu'au croisement. Cette fois nous sommes à découvert. Arrivé sur les lieux de l'embuscade, j'ai beaucoup de peine à trouver un bon emplacement. En effet, l'horizon ne se découpe pas sur le ciel. Plus loin vers le Sud se détachent des arbrisseaux qui le hachurent, sur ma droite, ce sont des fouillis rocheux, sur ma gauche, la barrière rocheuse du KEF DECHRA, derrière moi, une sombre vallée sur un horizon clair, c'est là qu'est l'élément de recueil, parfaitement invisible mais qui peut néanmoins suivre mes faits et gestes plus clairement. Tant pis, j'opte pour cette position qui présente l'avantage de surveiller le croisement des quatre pistes et d'avoir l'élément de recueil dans mon dos ce qui rend aisé l'éventuelle manœuvre de repli et d’un déclenchement éventuel du feu sans les atteindre.

Je place mes hommes en ligne en précisant ma position et désigne le croisement des pistes comme objectif qui se détache plus nettement dans la pénombre. Dans l'éventualité d'être rejoint par le deuxième groupe si c'est lui qui est surpris, nous assurerons son retrait pour qu'il gagne la RN 1 par la gauche de notre dispositif. Puis nous décrocherons pour le suivre. Sinon, nous retournerons par l'itinéraire déjà emprunté, en récupérant le deuxième groupe qui prendra la tête du retour afin de rejoindre le poste en usant du mot de passe.

Allongés sur le sol, l'arme prête à faire feu sur mon ordre, les hommes attentifs à leur mission observent leur secteur respectif tout en surveillant leurs camarades à quelques mètres d'eux. Le silence total interdit toute communication orale, seuls l'œil et l'oreille sont perpétuellement sollicités. J'étais toute oreille, d'autant qu'une surdité acquise au cours de nombreux tirs du canon de 75 sans recul me gênait considérablement à cause de sifflements. Je suppléais à cet handicap par un travail de perception digne d'un nyctalope et aussi par l'odorat. Des bruits amplifiés par l'attention soutenue sont de toutes sortes ; un travail d'identification est nécessaire, nous avons cependant l'atout de la surprise et du silence absolu. Une troupe en marche est moins favorisée, chacun apporte son lot de nuisances qui s'ajoute aux autres. L'observation est bien moins efficace, car elle est trop dissipée par une attention plus soutenue nécessaire à la progression.

Pendant cette attente, j'échafaude plusieurs scénarios possibles en fonction du nombre de rebelles qui seraient à même d'emprunter le carrefour. Je suis à l'extrême gauche de l'articulation pour accueillir les éventuelles pénétrations dans le dispositif venant de la Nationale 1. De là je peux évaluer le moment décisif à l'ouverture du feu si les rebelles débouchent par la droite ou par la gauche. Tout dépend également de la formation prise par eux, seront-ils groupés ou en colonne ou bien espacés ? Dans ce dernier cas, l'évaluation de l'effectif est aléatoire et la décision de l'initiative incertaine. Je regrette de ne pas avoir questionné le décideur, à savoir si cette embuscade était de la routine ou prévue à la suite de renseignements obtenus. Dans toute organisation, on oublie toujours quelque chose et cette chose-là vous triture l'esprit tout le temps de la mission.

Allongé sur le ventre à même le sol, je cherche une position qui n’engendre pas de douleurs en changeant fréquemment mes points d'appui qui, sinon deviendront vite douloureux et insupportables. J'observe mes hommes qui comme moi s'agitent, incommodés déjà par la posture. L'un d'eux m'indique à l'aide de son index pointé sur ses yeux l'endroit qu'il faut chouffer. Il a vu quelque chose qui a bougé ou qui bouge. Je tente de percer l'obscurité et vois également les arbrisseaux qui devant nous semblent se déplacer. Ce phénomène est bien connu, il suffit de regarder ailleurs quelques secondes puis revenir sur le point en question. Tout est parfaitement immobile, ce n'était qu'une illusion d'optique. Je le rassure qu'il n'y a rien et lui montre le carrefour en l'invitant à balayer son regard d'une façon continue, sans trop fixer les objets du décor.

Allongés de tout son long dans cette incommode position, fatigués par la tension nerveuse et la trop forte concentration, malgré le chandail sous la veste de combat, le froid a engourdi les membres et les points d'appui deviennent insupportables, ils nuisent à l'efficacité du but recherché. Au bout d'une heure et demie, je décide de décrocher. C'est un délai raisonnable au-delà duquel on ne peut plus être opérant. La rentrée se fait avec toutes les précautions d'usage, c'est en gagnant le poste que nous sommes enfin en sécurité. La décontraction s'impose par l'échange de plaisanteries habituelles, toutes aussi farfelues qu'inutiles. Suite à l'inspection des armes, je libère mes hommes et rejoins mon home après avoir rendu-compte à l'officier de permanence de la fin de la mission. La nuit a été courte mais pleinement mise à profit par un sommeil réparateur que rien n'est venu troubler.

La détente insolite

Un peu avant l'heure de la sieste obligatoire, sous un soleil ardent, nous vîmes arriver un convoi, somme toute, peu coutumier. Il était composé pourtant de camions militaires amalgamés à d'autres généralement utilisés par un cirque, sans les fauves... À peine garé le long du grand mur longeant la RN1, l’hétéroclite convoi est pris en charge par un officier qui semblait l'attendre. Il l'orienta rapidement vers l'endroit réservé sous les grands arbres, près de la piscine. La poussière sitôt retombée s'enfla à nouveau grâce à un essaim d'hommes et de femmes vacant à leurs préoccupations sous le regard curieux d'un attroupement de tirailleurs en manque d'activités, ou qui avaient sacrifié leur sieste pour goûter à la nouveauté imprévue. Les civils s'employèrent à vider rapidement le contenu des véhicules.

Les camions vides sont remis en place le long du grand mur, sous la garde d'une sentinelle de chez nous. Les personnels du poste de police étaient tous dehors pour observer les différentes manœuvres et émettre quelques hypothèses sur cet étrange événement. D'aucuns s'interrogeaient sur cette manifestation subite, même les sous-officiers qui peu à peu quittant le mess à la fin du repas, s'insinuaient dans les rangs et regardaient la scène inhabituelle. Comme à l'habitude, nous n'étions pas au courant.

Une énorme remorque libérée de son tracteur trônait dans le périmètre sur lequel les nouveaux venus s'activaient avec brio, malgré la chaleur. L'officier, dégagé de sa servitude première, affichait encore quelques civilités pompeuses et bouffonnes en particulier à l'attention des dames. Il papillonnait de l'une à l'autre comme la mouche du coche, s'enhardit d'un baisemain auprès d'une maîtresse femme qui semblait d'importance. Il daigna enfin nous présenter les envahisseurs, d'un geste circulaire, en nous précisant que l'état-major, dans sa grande générosité, avait décidé de nous offrir, à notre insu, un spectacle produit par le fameux théâtre aux Armées, en déplacement dans le grand Sud. Une sorte de récompense pour nous remercier d'avoir tenu le coup aussi longtemps dans ce satané bled sans réclamer une permission et afin de satisfaire notre appétit culturel.

Ceci étant dit, nous épiions scrupuleusement les nouveaux visages un à un pour dénicher la célébrité nationale. Seul François Deguelt était connu et reconnu des Européens grâce à la diffusion sur les ondes de ses chansons à succès et des reproductions photographiques de son image sur les pochettes de ses disques, 45 tours. Pas de quoi être subjugués ou admiratifs envers ces artistes qui avaient trouvé le filon en effectuant un service national dans les rangs d'une troupe théâtrale. Tous n'ont pas eu ce privilège. D'autant que l'on a à l'esprit la défaillance psychologique d'un acteur de ciné, époux d’une actrice tenant le haut de l’affiche, qui purge un séjour à l'hôpital psychiatrique d'ALGER, n'ayant pas supporté le port de l'uniforme et son appel sous les armes en A.F.N. laissant ainsi sa belle dans les mains de prédateurs. Alors moi, les artistes !...

François Deguelt

Notre ci-devant, plus chanceux, sert sous l'uniforme civil et berce les soudards romantiques, bien joué le François !.. Mais nous ne sommes pas des gonzesses pour nous pâmer devant un chanteur, enfin, il y en a qui aime ça... Les autres, inconnus, étaient tout bonnement ignorés ou dédaignés. La gent féminine, dont l'âge s'étageait entre 20 et 40 ans, s'honorait de quelques égards de notre part. Ces artistes, fortes de cette reconnaissance ne tardaient pas à papillonner de l'un à l'autre en prétextant vouer quelques intérêt à notre quotidien tout en assurant leur travail du montage de la scène et de son ornementation, admirant l'effet qui en résultait. Elles requéraient notre avis, parfois même notre participation. À mon avis, elles entretenaient une relation plus affirmée afin de sélectionner l'heureux élu.

Pendant ce temps, leurs compagnons, indifférents aux babillages ou tractations, ajustaient les éclairages et autres accessoires scéniques.

J’eus l’occasion, à maintes reprises, de croiser Deguelt, indifférent à son environnement, qui s’échinait à dresser la scène. Mes hommes conviés à assurer quelques travaux lui prêtèrent la main qu’il ne négligeait point. En plus des échanges pratiques, nous en venions à parler de tout et de rien, n’ayant aucune affinité commune. J’ai senti en lui une certaine réserve qu’il cultivait à dessein afin de ne nouer aucune relation et je l'en remerciais intérieurement, car nous étions, en somme, semblables sur ce point.

Un ordre fut donné à la cantonade de quérir des chaises, des tabourets et autres bancs, ce qui fut fait en un temps record par les tirailleurs pris au jeu. Ils n'auront pas autant de promptitude au démontage.

La placette ombragée présente un mur courant sur toute la face Nord. Deux ouvertures le trouent, une pour la fenêtre et l'autre pour la porte s'ouvrant sur mon bureau de vaguemestre. Cette pièce unique sert aussi de chambre à mon adjoint qui assure la surveillance du coffre jour et nuit, l'exemptant ainsi de toutes les servitudes. Inutile de préciser qu'il était tout émoustillé et négligeait passablement son travail depuis l'apparition d'une des actrices qui sans aucune gêne, s'était inquiétée de connaître la situation de notre jeune protégé. C’en était cocasse, j'affichais une concentration laborieuse pour ne pas m'ingérer dans leurs subtilités primesautières. Avant de quitter le bureau, je leur précisai que je ne serais de retour que le lendemain vers les 8 heures, ce qui leur assurait une quiétude pour leurs futurs échanges romantiques.

Au mess sous-officiers, certains se réjouissaient d'avance d'échanger au cours du repas des propos sortant du quotidien avec ce nouveau monde bien différent du nôtre. Ils ont attendu longtemps, en vain, les officiers s'étant approprié de droit la compagnie de la troupe et en jouissaient égoïstement ne laissant aux autres que leurs illusions.

Quand la nuit fut venue, accompagnée de la fraîcheur, un bateleur infatué nous invita à rester sages et nous annonça le programme. Il s'agitait comme un diable d’un bout à l'autre de la scène et esquissait quelques tours de passe-passe fort connus qui ne déclenchèrent que de bien maigres applaudissements. Il en fut de même de l'ensemble du spectacle. Derrière nous, dans leurs bauges, les mulets remuèrent du sabot. Avaient-ils apprécié ?

Le lendemain, ces enfants de la balle, défardés, déprimés par une nuit sans sommeil, fatigués de leurs intrigues, œuvraient au démontage et regagnaient leurs véhicules pour disparaître à jamais en gagnant la direction du Sud. Un instant, je les plaignis...

Aubade par la musique de la 20ème Division d'Infanterie (Médéa) à l'emplacement même du théâtre aux Armées.

Les contrôles d'identité

Ça bouge dans le poste, ça sent l'opé qui se prépare. Le service technique auto a aligné son maigre potentiel de véhicules de transport le long de la RN1. Effectivement, l'ordre arrive en fin d'après midi pour s'apprêter immédiatement et se regrouper par section sur la Place d'Armes. En voilà encore une de connerie, comme ça les observateurs masqués dans les environs sauront de quoi il en retourne.

On part pour une nuit, au maximum, il faut donc s'alléger en conséquence. Où va-t-on ? Comme d'habitude cela reste secret, sans doute pas très loin, puisque nous n'avons par perçu de cartes ni de rations. Cela ne veut rien dire, la distribution de cartes se fait aussi au débarquement des véhicules quand elles sont surtout hors secteur. Les chefs de section ont également leurs propres cartes qu'ils portent dans un étui protégé des intempéries par une enveloppe étanche récupérée auprès du Service des transmissions.

À l'heure prévue, nous sommes prêts, installés tant bien que mal dans les camions. Nous prenons la direction du Sud. La nuit est là pour nous protéger des vues, les rebelles ne peuvent savoir ce que contient le convoi ; à moins que les chouf qui ont observé de jour le remue ménage dans le camp ont fait marcher le téléphone arabe. Le bruit que font les GMC, les faibles lumières que diffusent leurs phares sont repérables de loin, c'est un handicap certain qui nuit à l'effet de surprise. Combien de fois au cours de déplacements semblables, j’ai maudi le commandement ! À quoi bon ces manœuvres d’approche pour vider le contenu des véhicules le long d’une piste au petit matin, voire au mieux, en pleine nuit dans un site complètement inconnu. Le ratissage serait à coup sûr éventé, inutile. Une journée de marche pour rien. Dans la nuit noire se dessine plus sombre encore la montagne qui masque notre horizon. Sur ses flancs, à intervalles réguliers, au fur et à mesure de notre déplacement, des points lumineux, comme des coups de briquet, trouent l’obscurité. On se passe le mot, les fells quittent les mechtas où ils se reposent, pour s’éloigner des troupes en marche et gagner un havre sécurisé. Ils se terreront ainsi jusqu’à notre départ. La méconnaissance du site, c’est la déconvenue, toute notre attention est absorbée par la direction à suivre et aux liaisons qu’il faut garder avec l’unité voisine, faute de moyens de transmissions modernes. L’ignorance des lieux fait que nous n’évitons pas les villages réveillés par le boucan de leurs chiens qui nous signifient de passer notre chemin. Déception ! Déception ! On entend plus loin encore l’une de nos unités confrontée au même problème. À quoi bon poursuivre l’opération, c’est une ineptie, du temps de perdu pour tous.

J’enrage et le fais savoir à d’autres chefs de section, qui me rétorquent : « Et alors toi le malin, comment comptes-tu faire ? » Ma réponse est simple, logique en somme :

- Par l’occupation du terrain, jour et nuit, par petits groupes opérant chacun dans un carroyage différent préalablement et précisément déterminé sur la carte. Des groupes très mobiles, se déplaçant sans cesse de jour pour étudier le terrain et l’utiliser ou se terrant pour observer ou tendre des embuscades de nuit. Des groupes qui auraient la connaissance des lieux et des populations. Ce qui gênerait la coopération des habitants avec les fells et troublerait ces derniers mal à l’aise dans cette zone devenue dangereuse pour eux. Ils ne seraient plus en pays conquis et nous à errer dans nos casernes.

« Et l’approvisionnement de ces hommes ? » :

- Par les moyens aériens, ça ne manque pas les hélicoptères et autres avions ! Grâce à eux, on peut évacuer ou remplacer les commandos, leur apporter le ravitaillement nécessaire à la nomadisation limitée dans le temps. Les zones étant plus sûres, les hélicos ne prendraient pas de bien grands risques à se faire canarder, surtout appuyés par le mammouth avec son canon de 20 m/m, pas très efficace. A mon avis il faudrait remplacer le canon par plusieurs mitrailleuses légères ou fusils-mitrailleurs plus précis. Les armer de lance-roquettes et de grenades incendiaires.

« Dis donc, il t’en faudrait des hommes pour occuper toute l’Algérie ? » :

- Ça c’est l’affaire de l'état-major, à lui d’employer cette articulation par glissement d’une zone à une autre afin de les assainir. On vient de bloquer les deux frontières, Maroc et Tunisie par des barrages électrifiés, ce qui écarte les grosses pénétrations venant de ces deux pays. En ville on sait faire, quartier par quartier, mais on n’occupe pas, on gène tout de même une éventuelle implantation et une libre circulation.

« Et les chiens, tu fais quoi, tu les abats ? » :

- Certes non, ce sont nos alliés qui servent de sonnettes, suppléant ainsi à l’insuffisance de nos personnels, à nous de jouer avec cela et d’en tirer profit !

« Que fais-tu devant une bande supérieure en nombre qui force le passage ? » :

- Là aussi c’est d’une logique désarmante, cela ne peut se réaliser que la nuit, car le jour les patrouilles aériennes, assurant notre protection, la repéreraient ; il suffit donc de les laisser passer et de neutraliser quelques hommes, les plus exposés. La réaction serait semblable dans chaque zone traversée ayant pour conséquence d'affaiblir le potentiel de la bande. L’essentiel étant de les priver du soutien des villageois et d’amenuiser leur capacité à nuire.

« Et si la bande t‘attaquait ? » :

- On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs, à nous d’être suffisamment organisés, à ne pas rester groupés ni à dévoiler nos combinaisons. Étant donné que nous sommes les maîtres par l’occupation et la connaissance du milieu, nous avons forcément un avantage sur eux, il y aurait de la casse c’est sûr, mais chez eux plus encore. Les hommes postés dans les quadrillages voisins, assez proches pour entendre l’accrochage, seraient sur leurs gardes et auraient la même violente réaction lors du passage sur leur territoire envers les fells rescapés, alors de carroyage en carroyage !…

« Admettons ! Leurs intérêts c’est donc d’agir par petits éléments et se regrouper pour taper dur sur un point stratégique, les bases aériennes, les postes de commandement, les subsistances ou encore les dépôts à munitions, à essences par exemple ? »

- Dans ce cas, plus d’un carroyage n’aurait pas fait son boulot correctement, rien n’est infaillible. En tout cas je ne donne pas longue vie à ces suicidaires en quête d’un chemin de repli.

Nous traversons DJELFA tout en restant sur la RN1, puis brusquement, après les dernières habitations, nous empruntons une piste vers l'Ouest que je ne connais pas. Le DJEBEL SENALBA se profile à l'horizon, immense tâche noire sur un ciel sombre. Il y a pourtant une piste plus carrossable qui mène à cette dorsale rocheuse couverte d'une forêt particulièrement dense. Elle a mauvaise réputation. La contourner avec les véhicules nécessite que l’on franchisse le petit col à une vingtaine de kilomètres, non loin d'un poste de section que nous avons en sentinelle. Il assure la protection d'un regroupement de nomades logés sous tentes que l'on appelle rhaïma et contrôle la route de CHAREF et la dorsale rocheuse.

Nous regardons défiler les dernières rues de la ville faiblement éclairées. Brusquement, l'ordre de débarquer est hurlé. Les véhicules dégueulent leur flot de passagers sans même s'arrêter et poursuivent leur route. Nous sommes immédiatement répartis en groupe d'une dizaine d'hommes et nous avons pour mission d'investir la dernière artère et de fouiller chaque maison. Pour mon compte, je reçois l'ordre de rester à l'entrée et d'interdire toutes sorties. Cela me connait! J'ai eu maintes fois l'occasion, à CASABLANCA et à MEKNES, pendant les événements de 1955, d'opérer des bouclages dans ces grandes cités et d'assurer des contrôles inopinés d'identité ou de filtrages.

Mes hommes en place sont renseignés sur ce qui les attend, j'ai le loisir d'observer le déroulement du contrôle de chaque habitation. Cette rue ne possède que des maisons sans étage, accolées les unes aux autres, formant ainsi des deux côtés un mur continu troué de simples portes. J'imagine que s’il y a des rebelles, ils sont faits comme des rats, malgré les jardins ou les cours intérieures qui donnent inévitablement sur des rues parallèles déjà occupées par les autres sections.

Le chef de section est au milieu de l'artère et dirige fermement les équipes de visite des intérieurs, à droite comme à gauche. J'ai cru reconnaître un gendarme affecté à l'équipe qui assure les contrôles d'identité. Tout se déroule calmement, sans brusquerie ni coup de gueule, malgré cela, on perçoit les cris des gosses apeurés et les jérémiades de femmes et de vieillards, comme à l'accoutumé, ils excellent dans la démonstration. À l'extrémité de la rue, un autre groupe a fermé le dispositif. La manœuvre a été rapide à mettre en place, gage d'une réussite de l'opération si les renseignements sont fondés. Le fell rentré chez lui ou s'apprêtant à rejoindre le maquis est pris au piège. À moins que, comme c'est parfois le cas, pour ne pas dire souvent, le secret a été éventé. Le phénomène n'est pas exceptionnel, la population avertie par des moyens que nous ignorons, apprend la préparation d'une opé dans un secteur défini, alors que nous, les militaires, n'en savions strictement rien. À quoi bon se décarcasser si tout est faussé, que l'on ne s'étonne pas du faible résultat obtenu à l'occasion des grandes opérations. Ceci m’a souvent été affirmé par Sonnemann très au courant des événements et des intentions du commandement du secteur.

Derrière moi, j'entends à nouveau les véhicules qui viennent se mettre en place après avoir accompli un long périple, leurrant ainsi la population. L'adjudant, chef des roulettes, après s'être assuré que ses hommes sont en sûreté et protègent les camions, vient me voir et m'interroge sur le bilan de la rafle qui pour l'instant me paraît négatif. Alors il poursuit sa quête vers un autre groupe en bouclage de rues; c'est un moyen comme un autre de tuer le temps à défaut de tuer son prochain.