Le quotidien
Le quotidien
À nouveau l'épreuve du feu
Ce fut au tout début de mon arrivée, il fallait du monde pour monter une opération d'urgence.
Dans la nuit, des camions du train nous embarquaient vers une destination inconnue. Après des heures de route par une nuit froide sans lune, les membres engourdies, nous débarquions enfin rapidos pour recevoir notre mission.
Le jour pointait à peine et la chaleur bienfaitrice peu à peu nous envahissait. C'est un mirifique paysage qui s'offre à nous, nous sommes subjugués par tant de beauté, le site, inondé par un soleil encore timide qui chassait l'aube évanescente, dévoilait des couleurs féeriques. Une gueulante nous ramenait à la réalité.
À pied, toute la journée, en formation de combat, nous fouillons les oasis avec les précautions d'usage. Le charme des lieux mystiques s'estompait à fur et à mesure que grandissaient la lassitude, la chaleur, la faim et la soif. Nous entrons dans l'intimité des habitations, sortes de réduits mal odorants, meublés de presque rien où s'entassent une famille nombreuse et quelques animaux domestiques ou d'élevage. Un cercle d'épineux desséchés les protégeait d'une intrusion et parquait les moutons ou les chèvres. Les officiers interrogeaient sans répit les habitants sans aucune agressivité ou animosité, ils faisaient leur boulot, aidés d'un officier S.A.S. ou d'un interprète. On arrêta quelques suspects qu’on chargea dans des véhicules. La fouille des méchtas ne suffisait pas à notre investigation, il fallait à l’aide de cannes ou de bâtons sonder le sol environnant le douar pour tenter de découvrir une cache souterraine. On y trouva un jour une petite salle de soins avec une infirmière de souche européenne qui volontairement soignait les fells blessés. Nullement démontée par sa position, elle haranguait la troupe avec une assurance qui posait question sur le travail de police. De ces trous, pouvaient surgir des combattants adverses, qui acculés ou craignant l’explosion d’une grenade qui les aurait déchiquetés, déchargent leurs armes meurtrières sur des hommes à proximité.
En fin de journée, après avoir parcouru 30 à 40 km à pied, un repas sous le ciel étoilé fut salutaire, mais de brève durée. Cette pause, plus que substantielle qui était nécessaire, occupait la première partie de la nuit que nous avions mise à profit pour remettre de l'ordre dans nos affaires et nettoyé les armes saturées de sables fins. Les tours de garde furent distribués et nous commençâmes notre nuit de récupération. À mon sens se fut une grave erreur, car l’ennemi profitait sans doute de la nuit pour gagner une zone plus sûre.
Le réveil fut dur, les membres endoloris par la marche de la journée et le sol dur qui nous servait de litière. À nouveau les camions, que nous n'avions pas entendus arriver, s'étaient positionnés en colonne pour nous prendre en charge. Le trajet fut long, un froid humide nous paralysait. Malgré l'obscurité, j'observais les visages les plus proches, ils s'étaient creusés, rendus inexpressifs par l'hébétude, les yeux, pour certains, ouverts, fixaient le vague, les paupières lourdes. Quelques têtes dodelinaient sur les poitrines. Les corps ballottés en harmonie au gré des mouvements des Simcas ou des G.M.C. Les moteurs en réduction ronflaient renforçant notre léthargie. Tous phares éteints, les véhicules se collaient pour ne pas se perdre sur de mauvaises pistes. Combien de fois avions-nous frôlés la catastrophe en manquant l'éjection par un déhanchement excessif du véhicule ? Des phrases, assassines, maudissaient les conducteurs, les gradés tempérèrent les expressions et réclamèrent le silence nécessaire à la discrétion du déplacement, car la voix portait loin dans les ténèbres.
Pour ne pas m'endormir, je songeais, en me mettant à la place de l'ennemi, sur l'éventualité d'une agression en un point du convoi. Il y aurait eu une véritable boucherie sur ces hommes harassés, sans ressort pour réagir efficacement au coup de force, à leur brève et dense boule de feu. Mon instinct de commando se plaisait à imaginer des scénarios des plus sanglants, cela me maintenait en éveil. Combien de fautes avions-nous commises dans ces déplacements ?
Notre rôle était de rejoindre, avant le jour, le lieu du ratissage, car les rebelles se déplaçaient diligemment et en sûreté dans ces reliefs qu'ils maîtrisaient et dans lesquels ils exerçaient une terreur sur la population contrainte à collaborer.
Cette fois nous empruntions des pistes de montagne, l'allure n'y gagna pas et le bruit des moteurs s'amplifia. Dans un court arrêt on parlait d'Aflou dans le djebel Amour, de sinistre réputation. Et au petit jour, on nous déposa en pleine montagne. Le ratissage commençait sur un terrain tantôt aride, tantôt boisé. Les versants plus ou moins aisés rendaient difficile la progression. Derrière chaque touffe d'alfa, d'arbuste, depuis une anfractuosité, un coup ou une rafale pouvait nous surprendre, nous blesser ou nous tuer. Le rebelle fiché dans son dernier retranchement n'avait plus rien à perdre. Puis on prit plus au sud abandonnant Aflou qu’on avait déjà connu lors d’une précédente opération, un temps épouvantable nous avait laissé un bien triste souvenir.
J'ai toujours une admiration envers le préposé au port du SCR 300 pesant environ une quinzaine de kilos, qui suit fidèlement son chef dans ses déplacements à pied, allant d'une section à l'autre. Surchargé, en outre, de son armement individuel, de sa dotation de munitions, de gourdes et dans la poche, des différents fascicules d'utilisation des procédures de transmissions, il n'y a pas place pour les objets personnels. Il suit avec application les conversations diffusées sur le poste émetteur-récepteur, filtre l'essentiel afin d'en rendre compte à son chef. L'un et l'autre, toujours inséparables accomplissent des parcours incommensurables. À notre niveau, nous utilisons le 536, plus petit et moins lourd. Sa portée pratique ne dépasse guère le kilomètre dans un terrain accidenté. Il sert surtout pour les liaisons entre sections et avec un peu de chance, si nous ne sommes pas trop éloignés, avec le commandant de la compagnie. Généralement suspendu par sa courroie de toile autour du cou, ce poste bringuebale sur la poitrine à la portée de main. Son grésillement permanent, souvent inaudible, fait qu'il n'est pas très efficace.
En fin d'après midi, exténués, sans être alimentés ni avoir pris un instant de repos, nous fûmes surpris par un feu nourri qui se déclencha simultanément avec notre réplique. Des rebelles, face à nous se sont trouvés pris au piège d'un bouclage et n'ont pas hésité à donner le coup de feu pour se dégager de la nasse. Les tirailleurs, apparemment nonchalants, ont fort bien réagi, j'en fus agréablement surpris. Je me félicitais d'avoir eu à les rappeler à l'ordre afin de respecter les distances entre chaque homme pour éviter la casse.
Le bilan fut modeste : 2 tués, 1 blessé et 4 ou 5 prisonniers, 7 armes récupérées. Où sont passés les autres ? Ils étaient pourtant en nombre ! Les légionnaires en embuscade avaient assurément eu la part belle. Leur tâche était facilitée par une mise en place la nuit précédant l'action. En se fondant dans la nature, ils attendaient la venue du gibier rabattu par nos soins depuis quelques dizaines de kilomètres. Roués de fatigue, tendus, l'attention moins aiguisée, nous sommes une proie facile pour les Fellaghas coincés dans le piège, ils se retournent inévitablement contre nous et forcent le passage ou tentent de desserrer l'étau fatal. Il ne faut pas faillir en les croyant diminués, à tout moment ils peuvent réagir violemment.
Après une troisième journée de chasse non fructueuse, nous étions heureux d'apprendre qu'un autre bataillon prenait le relais, nous permettant ainsi de retourner à nos cantonnements. Se laver, se changer sont un bien-être suprême supplantant toutes autres préjugés philosophiques.
Transport vers l'hélicoptère des morts et des blessés.
Obligations et servitudes
Le nettoyage des armes et des matériels fait partie des obligations impératives, vient ensuite la remise en condition des hommes pour être à nouveau prêts à d'éventuelles sollicitudes ou interventions. Les moments tant redoutés des besognes rébarbatives qui complètent les impératifs des militaires astreints à la vie du poste et à la collectivité leur succèdent. J'exclue les inévitables surveillances des corvées indispensables à la propreté des lieux communs ou nécessaires à l'embellissement du site ou encore au renforcement des points de défense, tout cela est admis. Les patrouilles, les gardes et les embuscades sont autant de charges qui s'ajoutent à l'emploi, nuisant ainsi à la quiétude morale et à la récupération physique, car souvent, elles se substituent à des heures dévolues au repos. Le matin, nous sommes sur les rangs avec les autres veinards qui ont passé une nuit peinarde à dormir de tout leur saoul et la journée commence pour tous sans distinction de service rendu.
Le capitaine vient de me libérer partiellement des tours de patrouilles et d’embuscades, en me confiant, en alternance avec le sergent Landréa, les missions d'ouverture de route et de surveillance de la voie ferrée. Nous gardons néanmoins l'ensemble de nos activités premières. J'aurais mieux aimé les patrouilles et les embuscades dont les rotations sont moins fréquentes. Cependant, je n'ai pas le choix et je ne cherche nullement à me faire remarquer au moment d'un acquis de confiance à peine gagné et encore bien précaire. D'ailleurs, je suis dans le collimateur de l'adjudant de compagnie qui me cherche la faute ou l'erreur. Nous garderons cette nouvelle spécificité jusqu'à la fin de notre 1er séjour. Je participerai toutefois activement, soit au sein d'une section normale, soit avec la section d'armes lourdes associée ou non au peloton muletier, aux diverses opérations programmées par l' E.M. du bataillon. Ces départs, qui bousculent l'organigramme de la compagnie, m'attireront quelques griefs supplémentaires qu'il me faut justifier, c'est un comble, alors que l'ordre m'a été donné d'exécuter.
Combiner toutes les fonctions à la fois ou successivement résultait du tour de force. Au retour d'une ouverture de route combinée à la surveillance de la voie ferrée, j'ai dû ce jour-là m'attarder plus que de coutume à ma fonction de vaguemestre pour assurer la liaison quotidienne sur DJELFA. Absorbé par les opérations administratives, j'ai oublié l'heure du rassemblement présidé par le capitaine en personne. Je fus convoqué immédiatement chez mon capitaine qui sans plus attendre mes explications me proféra des invectives furieuses. Me faire engueuler d'accord ! Accepter des injures quel qu’en soit le rang du réprobateur, je ne le digère pas et j'exprimai à son encontre un regard haineux, voire arrogant. Pour conclure son insatisfaction, il me cracha sans retenue :
-Sergent, vous n'êtes plus au MAROC, il faut ici, vous plier !
Calmement, ma réponse fut sans appel :
-Mon capitaine, au MAROC, nous étions mieux commandés qu'ici, tout était clair et sans ambiguïté !
Et pan ! Me voilà avec 8 jours d'arrêt simple avec l'obligation de poursuivre mes fonctions. Depuis, nos relations ont été plus que tendues. Son chien de garde, l'adjudant de compagnie, ne me quittait plus des yeux. Le sergent Landréa, dit Gégène, présent à la scène, secoua davantage son gros ventre et m'invita à repasser en fin de journée afin de signer la sentence.
Quelques semaines après cette lamentable affaire, au cours d'un pot, je compris le sens de la phrase que m'avait adressé un adjudant-chef de l' E.M. qui n'était pas particulièrement prolixe pour le compliment :
- Jeune con ! Tu te crèves pour rien, alors que d'autres s'approprient les honneurs.
Le rire de Gégène résonne encore dans ma tête et puis après s'être ressaisi, sous la forme ironique, comme à son habitude, il me jette :
- On ne fait pas la guerre à vingt ans quand on n'est pas versé dans ses subtilités.
Son regard rencontra celui de l'adjudant-chef qui l'approuva d'un hochement de tête puis tourna les talons en réclamant un autre verre. J'ai, en effet, beaucoup à apprendre; en psychologie, on appelle ça de la dissonance cognitive, mais que peut-on faire contre un système établi ? Se soumettre inconditionnellement quelle que soit sa personnalité est une règle à ne pas enfreindre.
Surveillance des voies de communication
Péniblement les préposés à la corvée d'ouverture de route se tirent de leur lit vers 4 heures du matin. Eté comme hiver, la nuit est toujours froide dans cet Atlas saharien, se vêtir chaudement est une nécessité à ne pas négliger d'autant que nous affrontons le déplacement d'air des véhicules en mouvement, Ils sont normalement non bâchés, mesure primordiale à la diligente réaction dans le cas d'une attaque surprise de l'ennemi. En général, un Dodge 6X6 ou un Renault 4X2 protégé par un half-track armé d'une mitrailleuse lourde suffisait à la mission. C’est vite dit ! Après plusieurs missions, j’avais épuisé les variantes manœuvres évitant de tomber dans les habitudes. Un renforcement des effectifs pour élargir le champ d’investigation eut été conseillé, mais ce ne fut pas à moi d’en décider malgré une demande orale auprès de mon capitaine qui me donna en guise de réponse un haussement d'épaule.
L'ouverture de route s'effectue vers le Nord du poste, en remontant la RN 1 en direction d'ALGER. L'ensemble des personnels veille aux abords de proximité et plus loin encore selon la visibilité. La chaussée attire toute notre attention, nous recherchons des indices de minage ou d'un obstacle insolite à éviter. Ce tronçon Nord n’a que 4 Km de parcours environ, c'est vite fait… quand il fait clair ! Au pont de chemin de fer enjambant la RN 1, les personnels, au préalablement désignés se scindent en 2 groupes; l'un chargé de la voie ferrée alors que l'autre lui assure sa protection et inspecte les environs. La place du chef est sur la voie ferrée à la détection des indices des mines et pièges, couvert par un homme positionné derrière lui. Le reste des hommes est en sûreté de part et d'autre de la voie en liaison à vue avec les véhicules. Nous prenons ainsi la direction du Sud en direction de DJELFA à l’allure du sous-officier. À partir du pont, nous tournons le dos aux légionnaires de ROCHER de SEL qui assurent la même mission sur leurs tronçons respectifs.
Le pont de chemin de fer enjambant l'oued marque la limite nord de la mission. Un autre pont le prolonge sur la droite en franchissant la RN1 en une seule travée sans arc.
Inlassablement, c'est-à-dire, tous les deux jours, sauf au cours des opérations commandées où d’autres sergents me remplaçaient, pendant plus de 6 mois, mes pieds souffriront des brûlures du ballast et mes yeux se troubleront à force de fouiller méthodiquement les traverses et ses intervalles sans omettre de jeter un œil sur les côtés des rails et observer le déplacement de mes hommes et des véhicules. Les entre-rails se prêtaient mal à la longueur du pas ce qui provoquait des martèlements à la nuque due à la frappe répétée du talon sur la traverse. Cette tâche est aussi partagée par Landréa qui en éprouvera les mêmes sentiments et les mêmes sensations physiques. Souvent au mess, il s’en plaignait et se révoltait d’une pareille rengaine à heure fixe et à parcours répétitif. Les horaires du train ne nous donnaient pas d’autres choix.
Dans un premier temps, la voie ferrée surplombe la route et l'oued EL MELHA, à 500 m avant le poste du bataillon, elle la coupe pour la laisser traverser le camp et longe ensuite l'oued par son Ouest. Un rapide coup d’œil vers le poste endormi. Les mulets s'agitent déjà et les quelques moutons que nous entretenions pour les fêtes musulmanes accourent en notre direction butant sur les barbelés. Le chien du médecin-major vient aussi aux nouvelles, après quelques jappements de reconnaissance, ce bâtard récupéré se réfugie auprès de la sentinelle emmitouflée dans sa capote qui piétine sur place et nous observe. Dans le ciel, encore noirci par la fin de nuit, se découpe la haute silhouette de la tour, érigée sur l'arête rocheuse du kef OUROU, d'où la sentinelle embrasse l’ensemble du poste. Tout va bien braves gens, dormez tranquilles ! Un kilomètre plus loin, la voie rejoint la route à nouveau et la recoupe l'accompagnant de cette façon jusqu'au passage à niveau au nord de DJELFA, terme de notre mission.
La voie ferrée et l'oued Melha
Il reste 6 km à faire… se sont les plus durs. Les lueurs blanchâtres de l'aube peu à peu laissent place à un soleil éclatant qui diffuse généreusement sa chaleur. Bientôt, il faudra s'alléger des vêtements de nuit et les ranger dans le sac à dos. Au fur et à mesure que l'astre s'élevait dans un ciel devenu blanc, nous nous dévêtions davantage au point que certains se débraillaient impudiquement. Un coup de gueule suffisait à les rappeler à l'ordre. Le poste disparaît derrière nous. Nous sommes seuls et livrés à nous-mêmes. Les hommes du kef doivent encore nous apercevoir. En contre-bas j'observe le manège des deux véhicules de protection qui ont mis du temps à nous rejoindre à cause des chicanes lors de la traversée du camp, ils ont dû aussi se restaurer rapidement en passant devant l'ordinaire. L'ordre des choses est rétabli, la mission peut être poursuivie avec ses moyens modestes.
Deux passages difficiles nécessitent une surveillance accrue, deux déblais arrachés à la roche. Je suis aveugle et isolé un moment, cela prend du temps car il faut positionner ses équipes de protection afin d'éviter une surprise venant de l'Est et le terrain très accidenté est difficile. Déjà se profile la barre rocheuse du kef DECHRA qui nous écrase de sa masse imposante à la sortie du second passage, sur notre gauche apparaît le pont de la route qui enjambe à cet endroit l'oued d’où un mince filet d'eau coule 10 mètres plus bas sous son tablier. Plus loin, la voie passe sur le dernier pont de l'oued et nous débouchions au passage à niveau à 2 km de la gare de DJELFA. Notre mission du matin s'arrête là. À l’issue d’une courte pose, nous rejoignions les véhicules et rentrons au cantonnement en ouvrant la route avec les précautions nécessaires. Ce fait autorise les autres convois de l ‘emprunter. Notre journée débute avec d’autres hommes maintenant réveillés et prêts pour le rassemblement.
L’après-midi, à l'heure de la sieste pour les autres, avec les mêmes effectifs, nous referons la mission à l'identique du matin en usant de variantes pour gêner des observateurs mal intentionnés. La chaleur est écrasante et le ballast surchauffé brûle les pieds et assèche les yeux. Au passage à niveau de DJELFA, nous attendons la draisine Un geste d'amitié adressé au conducteur l'assure de notre protection. Son sourire suffit à notre peine. Seulement alors nous rejoindrons DJELFA en un point donné. À l'heure prévue, nous accompagnerons les derniers véhicules pour former un convoi de civils et de militaires sous notre responsabilité afin de les mener à bon port. C'est la fermeture de route qui clos notre laborieuse journée.
Cette mission de surveillance des voies ferrées et routières est rébarbative, dangereuse et quelque peu chargée de pénibilité, mais vitale. Nous l'avions assumée jusqu'au bout sans rechigner, garantissant le passage du train et des convois routiers sans en tirer une quelconque vanité. Une tâche obscure, répétée à chaque tronçon, de DJELFA à ALGER, par une multitude de sergents et d'hommes totalement désintéressés et conscients de l'importance de la charge.
En fin de journée, le sergent Landréa, dit Gégène, pousse un ouf de soulagement et conclue comme pour lui-même : " Ouf ! Gégène est rentré." ou encore " Les cons, ce n'est pas cette fois qu'ils butteront Gégène !" Nous rions de sa boutade sans savoir que ce fut prémonitoire.
Les pains tombent comme à Gravelotte
Au sujet des ouvertures de route, il ne faut pas demander à sa mémoire de faire des efforts tant les anecdotes abondent. J'en évoque une seule qui a influé sur le cours normal de mon comportement par un jugement préjudiciable dont je ne me sens nullement responsable.
Au cours d'une fermeture de route, nous étions sur le chemin de retour au poste. Le dodge chargé d'hommes, dévalait la dernière pente au terme de laquelle un radier de pierres, pas très large, coupe un petit ru. Le chauffeur, à son habitude, força l'allure pour entamer la montée qui s'en suit. Arrivés au dos d'âne, soudain en face de nous, surgit un autre 6X6, chargé d'hommes en képi blanc, qui manifeste la même intention d'aborder le radier en accélérant l'allure pour entamer la côte que nous descendons maintenant. Inévitablement, le croisement se fait au milieu de l'étroit passage. Par précaution, les deux conducteurs serrent au maximum leur véhicule de manière à garder les roues sur la plate forme surélevée du radier. Les ridelles s'enchevêtrent avec fracas. Les légionnaires avaient anticipé l'accident et se sont projetés sur leur vis-à-vis pour éviter de se faire hacher le dos. Ce ne fut pas le cas d'un de mes tirailleurs qui n'a pas eu ce réflexe contrairement à ses camarades et qui dut souffrir d'une fracture ouverte à un bras. Les deux véhicules ont passé le radier avec une précision d'orfèvre sans qu'ils aient culbuté. Contrariés et courroucés, les deux chefs de bord inspectèrent leurs véhicules respectifs et devant l'ampleur des dégâts, durent engager la procédure d'un compte-rendu, d’autant qu’il y avait blessure d’homme.
Dodge 6X6 (photo du net)
J'interpelle alors le sous-off de la légion et lui crache ma déconvenue en l'accusant d'être responsable de cette délicate situation tout en lui signifiant qu'il n'avait rien à faire sur cette voie après la fermeture de route. Il prétexta un retard justifié par l'urgence d'une mission et d'un accord de passage de la part du commandement de mon poste. Vu l'urgence de la gravité de la blessure, je l'invite à reporter l'acte administratif au lendemain en sa caserne à DJELFA.
Le lendemain, je me rends à la Légion pour établir le constat. Ma jeep roule à l'allure indiquée par un panneau de signalisation planté à l'entrée de la caserne. Malgré cela, de la cour sableuse se forme un nuage de poussière qui s'engouffre par l'ouverture d’une fenêtre ouverte. Quelques mètres plus loin, un légionnaire m'arrête et me fait signe respectueusement d'observer le geste d'appel d'un adjudant-chef campé près d'un bâtiment à usage de bureaux. Ce dernier m'invite à me présenter au capitaine qui n'avait pas apprécié l'état enfariné de son bureau. Je quitte le quartier avec 8 jours d'arrêt simple.
Au retour au bataillon, à la suite de mon compte-rendu d'accident, je fus invité par le commandant Rollet à signer mes 8 jours d'arrêt simple, comme chef de bord impliqué, à tort ou à raison, dans un accident de la circulation routière. "C'est la règle" me dit-il avec un disgracieux sourire à cause d'un rictus dû à une vilaine blessure. C'était un chic type, un Ardennais, à maintes occasions nous avions échangé des impressions sur notre département. Il allait quitter le bataillon, pressenti à un stage de lieutenant-colonel. Je lui rendis compte que ma situation était plus critique qu'il ne l'avait évoquée en lui racontant ma mésaventure à la Légion et mes pains1 attribués précédemment par mon capitaine. Avec un tel tableau je pouvais faire une croix sur mon rengagement et mon grade de chef.
- Evidemment, trop, c'est trop !.. Faut faire un choix... Pour le capitaine, vous êtes allé un peu fort et je n'en ferai rien et puis c'est trop tard... Pour la Légion : il y a de l'abus et en tant qu'ancien de cette arme, j'en fais mon affaire.
Les propos à peine exprimés, le commandant décrocha le combiné et après un bref dialogue avec l'officier irascible du 2 ème Étrangers de Cavalerie, il obtient satisfaction. J'en fus heureux.
À la suite de quoi, j'évitai de rouler dans le quartier de la Légion. Le chef de poste recevait comme mission supplémentaire de surveiller mon véhicule laissé dans le parking à l’extérieur. En tant que fantassin, il m'était plus séant de me déplacer à pied en contenant la poussière que firent la pression de mes chaussures sur le sol poudreux.
1 Pains : jours de prison dans le jargon militaire.
L'occasion manquée
La fin de nuit était relativement claire. On pouvait rouler les phares éteints. Les véhicules nous avaient déposés au pied du pont de chemin de fer Nord franchissant la RN1 et déjà repartaient en direction du poste tout en assurant notre couverture. J'avais disposé mes hommes de part et d'autres de la voie ferrée afin de modifier notre dispositif de sûreté. J'assurais, avec l'aide d'un tirailleur attaché à ma protection, l'inspection des rails et traverses de façon à dénicher d'éventuels indices de sabotage.
J'avais à peine fait 100 mètres que sur ma gauche surgit fortuitement une voiture chargée d'hommes, habillés à la mode arabe. J'en dénombre au moins cinq. Elle est là, à portée de voix et s'apprête à passer devant moi. Je dévale la pente, l'arme au poing pour assurer un contrôle en cette heure d'interdiction de circuler. Je n'ai pas le temps d'avertir mes hommes tant l'événement est soudain. Je fais un geste au conducteur de la voiture suspecte de stopper. Il me voit et réagit vivement en accélérant. Le véhicule, malgré une embardée, s'éloigne promptement. « Je me suis fais rouler ! » pensé-je dans l'instant et dans ma hargne, je rengaine le pistolet qui n’a pas eu le temps de tirer dans les pneus de la voiture qui s'est éclipsée dans le passage du pont, hors de ma vue et de celle des tirailleurs. Ils avaient compris ce qui se déroulait sans pouvoir pour autant réagir. Mon protecteur, positionné sur la voie en élévation, pouvait intervenir, mais n’a point osé prendre le risque de me toucher étant dans sa ligne de tir.
Mes hommes ont été comme moi surpris par la présence insolite de la voiture et sont restés interdits par cette audace. Quelques instants plus tôt, elle était à notre merci. Avait-elle choisi le moment opportun ?
Une question se pose: d'où venaient ces hommes embarqués ? La distance du point de rencontre au poste militaire n'a que 3 ou 4 km et le franchissement du camp est subordonné à un contrôle et à une obligation d'ouverture de route, que nous effectuions parallèlement à la surveillance de la voie de chemin de fer. L’ouverture de route n'avait pas encore été effectuée, donc, la circulation était interdite. En outre sur cette portion de route, la camionnette et l’half-track étaient stationnés à faible distance et occupaient la route. Les passagers ont été surpris, eux aussi, de la voir dans leur dos, filant en sens inverse sans les avoir croisés. Nous en déduisons que la voiture a dû surgir de la mauvaise piste qui dessert le douar ZAOUIET situé au N.O du quartier militaire. Mon injonction et ma présence pourtant visible, devaient sans doute gêner leur projet. J'en rendis compte au P.C. par l'intermédiaire du gradé du half-track qui repassait obligatoirement par le poste. La suite est une affaire d’État-major, qui à mon niveau n'est pas tenu à confirmer ou infirmer mes supputations.
J’ai su, le lendemain par Landréa, qu’une patrouille de nuit avait été diligentée aux abords du village suspicieux. Y avait-il eu des résultats ?
Pas d'excès de zèle...
Mai et juin 1959 ont été des mois de fortes sollicitations au point que j'ai particulièrement négligé d'en porter mention dans mon carnet de route par manque de temps et par l'accumulation de la fatigue. Pourtant une anecdote y figure, toute laconique et significative d'une colère mal contenue. Je me garderai de la transcrire telle qu'elle y est enregistrée tant les propos sont inconvenants à l'encontre d'un supérieur.
Notre nouveau ministre des armées, GUILLAUMAT, avait donné toute latitude au général CHALLE de renforcer le dispositif pour démanteler la rébellion en installant un second barrage électrifié qui doublerait la ligne Morice sur la frontière algéro-tunisienne. La frontière algéro-marocaine était aussi solidement fermée. Le FLN se heurtait à des difficultés sérieuses notamment dans l’approvisionnement en armes modernes et s’organisait pour détourner le dispositif en passant par le grand Sud. Nous avions à cette époque l’appui des unités d’intervention renforcées par l’aviation. Les régiments du secteur, sans cesse sur la brèche, étaient à cran. Les brillants résultats (fin février) du régiment de cavalerie de Légion appuyée par l’aviation avaient mis hors combat 93 rebelles près de ZENINA. Cet exploit digne de la plus pure tradition Légion qui était monté à l’assaut décisif en fin de journée avait quelque peu augmenté des impatiences de la part de nos chefs qui en crevaient de jalousie. Le général Challe en rajoutait encore en intensifiant les interventions sur le terrain même des terroristes. Chacun se devait de prouver à l’autre sa supériorité. Ceci explique peut-être ce qui suit.
Tout avait bien commencé... j'étais heureux d'être à nouveau sollicité pour une grande opération dans le secteur, je crois dans le djebel BOU-KAHIL. Comme à la mauvaise habitude, nous étions transportés en pleine nuit par les camions d'une unité de train. Bien avant le jour, débarqués et camouflés au mieux dans l'attente de nouveaux ordres à venir ou de partages des missions.
L'atmosphère était assez tendue, peut-être que l'opération avait été mal préparée car trop précipitée. Enfin, je sentais bien que les officiers étaient particulièrement énervés, voire même agressifs. C'était tout de même un fait inhabituel, en général leurs comportements au cours des opérations étaient irréprochables. Il y avait quelque chose qui m'échappait et à la promptitude des ordres donnés, je n'avais pas eu le temps de questionner outre mesure. Je prends donc les dispositions de sûreté comme veut la règle et mes hommes instinctivement s'exécutent à ma grande satisfaction, car là-dessus j'étais intraitable et exigeant. Tout ceci prend du temps avant que le dispositif s'accomplisse dans sa plénitude.
Logiquement, devant moi, une section me précédait qui, en quelque sorte, me servait de guide. Sachant l'inquiétude des hommes de tête chargés, en outre, de garder la liaison, je leur demande de presser l'allure et d’établir le contact, tout en haranguant le reste de la troupe d'aller plus vite. Ce n'était pas facile à réaliser à cause d’un parcours particulièrement accidenté et d’une nuit encore bien peu coopérative. Le trop long séjour en camion avait abruti mes tirailleurs qui butaient à chaque pas. Je pris donc la tête de l'ensemble, étant donné que j'étais le seul à connaître approximativement la direction supposée à emprunter. Tant pis pour la sécurité. Au bout d'un temps, qui m'a semblé interminable, j'ai un instant perdu la certitude d'être sur le bon itinéraire et souhaitais m'arrêter pour écouter les inévitables bruits d'une troupe en déplacement de manière à m'orienter vers elle. L'odorat est aussi une aide précieuse, la sudation et le tabac refroidi sont très significatifs, mais de là aller au flair !…
J'aperçois enfin, dans l'évanescence de la nuit, des silhouettes d’hommes blotties dans un creux de talweg. D'un geste j'ordonne à mes tirailleurs de stopper afin d'affiner mes observations et de m'assurer que ces ombres étaient des nôtres. J’invite l’un de mes proches à en faire autant, pour assurer le coup. Brusquement, sans précaution aucune, dans une sorte de vision spectrale un homme bondit vers les deux observateurs, tout en gesticulant vigoureusement, heureusement sans arme apparente. Je mets la main sur l’arme de mon tirailleur l’invitant ainsi à ne pas tirer. C'était le chef de bataillon qui vociférait des tas de menaces à mon encontre sans attendre la raison du retard occasionné.
- Nous sommes pressés mon vieux... inutile de faire de l'excès de zèle... pas de dispositions de combat... comme tout le monde... mettez-vous à la queue et marchez en colonne à la suite des autres ! me lança-t-il dans une colère furieuse.
Puis en m'accompagnant un bout de chemin il grommelait encore des propos inaudibles. J'osai alors lui avouer qu'il a eu beaucoup de chance que ce fut moi qui aie pris la tête de la troupe, car vu son effet de surprise n'importe quel voltigeur aurait ouvert le feu. Il haussa les épaules, puis me gueula l'ordre de m'accrocher à la section que nous venions de rejoindre. Était-ce son rôle ?
Nous avions marché, couru même, presque toute la journée, sans trop comprendre le pourquoi de cette articulation peu orthodoxe. Une bande rebelle aurait suffi à créer des dégâts considérables dans nos rangs avant que nous adoptions une formation pour une action de réplique efficace. Ce fut une sale journée, très éprouvante physiquement, sur le plan moral nous avions perdu notre superbe. On parlait même de demandes de mutation collectives.
Le Djebel Bou-Kahil
Plus tard, au cercle des sous-officiers, des langues se sont déliées. On apprit que les parachutistes en intervention dans le secteur avaient été plus rapides que nous et avaient accroché des fells. Alors j'imagine la scène au cercle des officiers, le chef de bataillon, devant l'assistance studieuse et soumise, rejeter la faute sur un con de sergent qui n'avait rien compris dans les desseins d'un stratège en lui faisant manquer l'occasion de sa vie. Après tout c'est possible, il eut fallu simplement briefer l'ensemble des responsables de section sur la tactique à employer et de leur donner aussi une carte.
En ravalant ma morgue, j'eus une pensée sur l'inspiration du moment d'avoir pris la tête de la section en évitant l'irréparable, ma conscience était donc en paix.
Opération dans le Senalba en juin 1959
Vous avez dit : planqué !
Nous rentrons enfin au cantonnement après plusieurs jours passés en opérations éprouvantes. Comme à l'habitude, les mulets sont soignés en premier, puis ensuite le nettoyage des mortiers de 81 m/m est privilégié, même s'ils n'ont pas été utilisés. Les munitions, les matériels des subsistances, les nécessaires de couchage sont remis au fourrier après une vérification tatillonne. Vient le tour de l'armement individuel qu'il faut nettoyer et inspecter, éventuellement s'assurer du complément des dotations initiales en munitions. Alors, les hommes ont le droit à la douche...tiède pour les derniers… froide pour les retardataires. Les vêtements sont lavés, séchés pour une nouvelle utilisation, certains râlent, parce que trop usagés ou décolorés par l'excès de sudation, ils voudraient les échanger. Le fourrier ne satisfait pas leurs revendications. Des polémiques s'engagent et prennent des tournures de violences verbales. Il faut intervenir pour calmer le jeu et vérifier le bien fondé de toutes les récriminations. Encore du temps de mangé sur la récupération physique. On s'attend à une désignation pour une corvée quelconque ou une nouvelle intervention urgente. C'est l'énervement qui gagne ou les menaces de punitions qui pleuvent. Chacun s'en retourne dans ses quartiers, ravalant sa morgue d'être un mal compris.
À 19 heures, nous sommes heureux de nous retrouver à table, il ne manque aucun sous-off. Les langues vont bon train sur les résultats obtenus et les bières apaisent les palais desséchés... par tant de verve. Tout le monde exprime sa pensée, personne n'écoute son interlocuteur. Une cacophonie générale dans une excitation frénétique meuble la salle à manger.
Ce soir on ne me raille pas sur ma planque à la section d'appui dont d'ailleurs personne ne veut la place. J'ai failli perdre des hommes et j'enrage encore, tout en remerciant le ciel de m'avoir préservé de cette épreuve ; la mort d'un des siens est toujours culpabilisant même si on n'y est pour rien. En qualité de chef, on est toujours responsable de la tournure prise par les décisions du moment.
Du haut du belvédère boisé, la section stationnait dans l'attente d'une intervention d'appui pour l'une ou l'autre des compagnies engagées sur le terrain bien en avant de nous. J'avais le loisir d'observer les passages des T6 crachant des roquettes dans le fond d'une vallée particulièrement fournie en failles encaissées et en ravines arborées. Des nids à rats où les fells s'étaient probablement planqués. Dans leur dos, un glacis dénudé ne leur permettait pas de l'emprunter sans prendre le risque d'être abattus par les compagnies au contact. Des panaches de fumée blanche s’élevaient dans le ciel azur, elles émanaient des ravines copieusement arrosées par l’aviation, des tirs de précision remarquables. Au point d’impact, il ne doit pas rester grand-chose de propre, les fells ont intérêt de s’éventer au maximum pour ne pas être transformés à l’état de charpie. Des lignes aérées de tirailleurs ratissent la partie plate et dénudée avant d’atteindre les ravines nettoyées par l’appui aérien. Tout peut encore arriver, quelques rebelles survivants peuvent donner le coup de feu avant de fuir masqués à travers les sinuosités de l'échancrure naturelle. J'en profite pour immortaliser la scène à l'aide de mon appareil photo.
Derrière moi se trouve le médecin-chef du bataillon, mêlé, avec ses hommes de l'infirmerie, à une section de combat, le souffle court à cause du raidillon monté trop rapidement. Les deux mains sur les hanches, la gueule ouverte, un peu cassé en avant pour mieux récupérer, il me regarde un instant et dans un souffle m'adresse une plaisanterie puis sans même marquer un temps d'arrêt ajoute : "Voilà le sergent le plus heureux du bataillon... pas de risque... la planque en somme !". En guise de réponse je lui tends une gourde pleine d’eau en l’invitant d’un geste à servir aussi ses compagnons. Cette mission informelle, je ne la dois qu’à ma propension à rendre service, je n’ai pas le droit en principe de faire transporter des jerrycans d’eau sur les bâts des mulets. C’est une tolérance admise à la condition de ne pas en exagérer la charge. Sur ce, un ordre vient troubler le monologue et m'ordonne de prendre une dizaine de mes hommes, de laisser sur place le reste de la section avec les mulets et tout le barda pour me glisser au pied du mouvement de terrain que je dominais depuis la crête. J'avais reçu la mission de fouiller l'oued masqué par une végétation assez exubérante.
Tout le long de la descente, assez raide, pratiquement protégés par la forêt, en peu de temps, nous atteignons la lisière végétale. La nature de l'objectif m'oblige à changer le dispositif de combat initial car l'épaisseur des bambous et autres taillis dépassent la hauteur d'homme et nécessite d'emprunter les cheminements naturels par la formation en colonnes. J'envoie, loin en avant, un éclaireur suivit d'un tirailleur pour le couvrir et j'invite le groupe à attendre sur place. À peine l'éclaireur a-t-il fait 10 m que quelques coups de feu claquent secs autour de nous, heureusement nous étions accroupis pour la circonstance. Ce ne sont que des fusils qui se sont manifestés en tirant en direction des bruits de notre arrivée. Cette volée de balles hachèrent les arbrisseaux près de nous ou s'enfoncèrent sur le sol en pente avec un bruit mat. La situation était sans équivoque. J'ordonne par gestes à mes hommes de rester sur place et d'observer d'où viennent les coups qui d'ailleurs ont spontanément cessé. Je rampe vers mon éclaireur, allongé de tout son long, totalement immobile, tel un gisant. J'ai craint un moment qu'il fut touché. Comme nous, il n'avait rien vu à cause de la végétation trop dense. Je l’invite à ramper vers le groupe afin de ne pas le livrer ainsi seul devant un ennemi que nous n’avons pas encore pu localiser. D’un geste j’ordonne aux tirailleurs munis de grenades à se préparer à nettoyer la zone suspecte et aux autres de s’apprêter à bondir après leurs éclatements. Chacun, instinctivement s’installe en ligne ouverte, attendant l’ordre de l’assaut. Je maudis cet instant de ne pas être possesseur de pistolets mitrailleurs. Le comble est de ne pas utiliser l’appui des mortiers qui sont encore arrimés sur le dos des mulets, en haut de la crête ; de toute façon, leur proximité nuirait au tir d’efficacité et présenterait assurément trop de risques à nos hommes.
Soudain, sur notre droite, une précipitation de troupe se fait entendre, elle dévale rapidement la pente en martelant le sol du pied et en brinquebalant leurs harnachements. Un de mes hommes s'allonge près de moi pour transmettre l'ordre reçu de ne pas bouger. Cette section d’agités recherche les salopards et fouille le talweg et l'oued. Ma mission est terminée. Je suis frustré de ne pas être de la chasse, j'étais cependant le mieux placé pour intervenir et mettre à profit les moyens dont je disposais. Un chef de section - probablement celui qui accompagnait le médecin-chef - avait voulu profiter de l'aubaine et s'était arrogé le droit d'opérer. Du haut du monticule, il avait apprécié la situation et vu les tireurs ennemis qui, après avoir fait feu, se sont esquivés exploitant la végétation. Il bénéficia alors de l’avantage de la forte descente pour leur tomber dessus avant qu’ils ne réagissent à nouveau.
Je repris le chemin inverse afin de rejoindre le reste de la section d'appui et retrouver le médecin-chef qui me remercia ironiquement de ne pas lui avoir donné du travail. Assis sur nos sacs, nous contemplions le panorama en avalant quelques gorgées d’eau, chacun perdu dans ses pensées. Derrière nous, les mules s’ébrouaient et cherchaient à brouter une herbe rare. Plus tard un ordre sortait le toubib de sa léthargie, des blessés à soigner, il y en eut… chez les fells !
L'un des prisonniers apparemment non blessé. Un second était allongé près de lui avec une vilaine blessure à la cheville.
Loin du théâtre des opérations, nous avons suivi les troupes guerrières sans passion, ni compassion... la planque en somme !
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