De toutes les réalisations (humaines), les plus nombreuses, les plus surprenantes, les plus fécondes ont été accomplies par une partie assez restreinte de l’humanité́, et sur un territoire très petit relativement à l’ensemble des terres habitables. L’Europe a été ce lieu privilégié ; l’Européen, l’esprit européen l’auteur de ces prodiges.
Mais qui donc est Européen ? (…)
Eh bien, je considérerai comme européens tous les peuples qui ont subi au cours de l'histoire les trois influences que je vais dire.
La première est celle de Rome. Partout où l'Empire romain a dominé, et partout où sa puissance s'est fait sentir ; et même partout où l'Empire a été l'objet de crainte, d'admiration et d'envie ; partout où le poids du glaive romain s'est fait sentir, partout où la majesté des institutions et des lois, où l'appareil et la dignité de la magistrature ont été reconnus, copiés, parfois même bizarrement singés, là est quelque chose d’européen. Rome est le modèle éternel de la puissance organisée et stable. (...) De même que la Ville par excellence finit par admettre dans son sein presque toutes les croyances, par naturaliser les dieux les plus éloignés et les plus hétéroclites, et les cultes les plus divers, — le gouvernement impérial, conscient du prestige qui s’attachait au nom romain, ne craignit pas de conférer la cité romaine, le titre et les privilèges du civis romanus à des hommes de toutes races et de toutes langues.
Vint ensuite le christianisme. Vous savez comme il s'est peu à peu répandu dans l’espace même de la conquête romaine. (...) Mais, tandis que la conquête romaine n'avait saisi que l'homme politique et n'avait régi les esprits que dans leurs habitudes extérieures, la conquête chrétienne vise et atteint progressivement le profond de la conscience. (...) Le christianisme propose à l’esprit les problèmes les plus subtils, les plus importants et même les plus féconds (…) qu’il s’agisse de la liberté, de la servitude, de la grâce ; qu’il s’agisse des pouvoirs spirituel et matériel et de leur mutuel conflit, de l’égalité des hommes, des conditions des femmes, — que sais-je encore ? — le christianisme éduque, excite, fait agir et réagir des millions d’esprits pendant une suite de siècles.
Ce que nous devons à la Grèce est peut-être ce qui nous a distingué le plus profondément du reste de l'humanité. Nous lui devons la discipline de l'Esprit (...). Nous lui devons une méthode de penser qui tend à rapporter toutes choses à l'homme, à l’homme complet (...). De cette discipline la science devait sortir, notre science, c'est-à-dire le produit le plus caractéristique, la gloire la plus certaine et la plus personnelle de notre esprit. L'Europe est avant tout la créatrice de la science. Il y a eu des arts de tous pays, il n'y eut de véritables sciences que d'Europe. (...)
Il faut encore admirer à cette occasion le rôle de l’Empire romain. Il a conquis pour être conquis. Pénétré par la Grèce, pénétré par le christianisme, il leur a offert un champ immense, pacifié et organisé; il a préparé l’emplacement et modelé le moule dans lequel l’idée chrétienne et la pensée grecque devaient se couler et se combiner si curieusement entre elles.
Paul Valéry, « Note (ou L’Européen) », Revue Universelle, 1924.
Aux origines de l’Europe, la Méditerranée antique