Le Moine Gérard

27 mai 2020

Le Moine Gérard



Le soleil allait bientôt se coucher derrière les crêtes du mont Pimbina et ses derniers rayons éclairaient d’une lueur orangée les sommets des alentours.

Sur l’un de ces sommets, accoudés à un garde-fou, deux individus regardaient la vallée qui somnolait à leurs pieds.

- Vous ne me ferez pas croire, monsieur Falot, que vous avez déjà une activité prévue pour demain?

- Vous savez, monsieur Pudenda, quand je décide d’investir dans une entreprise, je m’implique à fond! Et le problème de St-Lô-Les-Anges, votre commune, c’est la discrétion millénaire de ses habitants. Le dernier commentaire mentionnant S-Lô date de la papauté du pape Formose en 891: la Curie annonçait un envoi d’or qui devait passer par St-Lô en récompense de bons services envers Charles le Simple, convoi qui ne serait jamais arrivé à destination. Depuis, le village peine pour apparaître sur les cartes d’état-major! Heureusement, il y a maintenant cette petite station de sports d’hiver et les falaises qui l’entourent.

- Mais j’ai entendu dire que vous étiez encore, il y a quelques jours, en Amérique!

- Oui, en Floride et en vacances… par le plus grand des hasards, j’y ai acquis un petit fond de commerce que j’ai laissé en veille durant la saison des ouragans. Louer des parasols et des chaises aux touristes, c’est idéal durant la belle saison mais, à l’automne, c’est risquer de voir des clients partir au vent… littéralement.

- Partir au vent?

- Oui, mes derniers clients ont loué la journée même où l’ouragan Bêtina a touché terre. Trois ont été emportés en tentant de retenir leurs parasols! On en a retrouvé deux à cinq kilomètres de la plage, indemnes. Le troisième… le parasol fut localisé sur une plage cubaine à soixante-dix kilomètres de là mais plus personne ne le tenait… je vais retourner à Cocoa Beach au printemps.

- Et pour demain? J’ai bien vu vos affiches mais c’est un peu du chinois pour moi et le reste de la population!


- Vous connaissez le ski sur gazon, non? Peu pratique à moins de rouler sur un terrain de golf et pourtant excessivement onéreux. Et les courses de tacots, vous connaissez? Des similis automobiles faites maison qui descendent un petit dénivelé, mues uniquement par la gravité. Mais ça n’intéresse que les enfants! Alors j’ai pensé combiner ceci et cela, améliorer le visuel tout en gardant l’attraction dans les bornes du porte-monnaie prolétarien.

- Et alors?

- J’ai obtenu une commandite du manufacturier Brikabrak, celui des chariots et autres accessoires pour jardins et pelouses. Une douzaine de chariots d’un ancien modèle à quatre roues directionnelles et mécanisme de bascule. De grosses roues qui passent partout ou presque. J’ai fait distribuer ces chariots aux associations locales de mécaniciens amateurs, au club FFME, à l’antenne du CAF, aux pompiers volontaires et j’en passe. Ils ont eu trois jours pour modifier la direction et uniquement la direction. Ah oui…installer deux sièges dans le bac de 75 litres… je sais, ce sera un peu serré mais ça fait partie du challenge!

- Du bobsleigh terrestre en somme! Et en chariot à jardiner…

- Si l’on veut mais j’ose croire que la compétition de descente en chariots de jardinage ne deviendra jamais olympique! Un peu comme l’escalade, quoi! Vous avez vu les affiches? Expédiées à cent kilomètres à la ronde : je vous garantis qu’il va y avoir foule demain…

- Les finances de St-Lô en ont bien besoin, de l’argent des touristes. Déjà que la vente des billets pour la saison de ski ne semble pas lever : je me demande ce qu’il faut pour remettre le village sur les rails. Soit dit en passant, l’ouverture de votre magasin est un rayon de lumière dans ce qui est une nuit noire. Et ce, depuis le pape Formose!


Isidore Squamule vissait le dernier boulon de son chariot de jardin, bien caché dans le sous-sol de ‘’Ligne de Pente’’, le nouveau magasin de sports extrêmes de Dollard Falot. En effet, avec tous ces chariots distribués aux alentours, il fallait se méfier de l’espionnage sportif! Déjà que le club FFME n’avait pas bonne réputation…

En fait, Squamule avait trouvé une formule de physique affirmant que l’accélération était fonction de la masse. Il avait donc vissé des plaques de blindage directement sous le chariot, des plaques subtilisées dans le dépôt à ordure du village. St-Lô avait en effet été choisi pour le démantèlement des prototypes du char Batignolles-Chatillon en 1937. Le Batignolles-Chatillon, l’unique char amphibie de l’armée de terre qui ait jamais coulé lors de sa première sortie de démonstration : la marine en rit encore dans ses bureaux. Et c’est sans parler des deux sièges en fonte, tirés du même tas de débris de haute technologie. Tout cela garantissait aux occupants du véhicule une première place lors de la compétition!

Et qui allait occuper le siège du copilote?

Rien de moins que la sémillante Sylvie Rodomont, publiciste pour la station de St-Lô et mannequin à ses heures. Isidore l’avait approchée pour mettre en valeur la collection d’hiver de la griffe Japhet Cool, les seuls vêtements pour dames qui vous gardent au chaud tout en conservant les courbes parfaites de celles qui les portait .

Sylvie Rodomont serait vêtue, pour l’occasion, d’un élégant surtout de mécanicien Japhet Cool en toile de voile grand large, pur coton. Un zip intégral partant sous la manche gauche et descendant jusqu’à la cheville permettait de retirer le surtout en quelques secondes… Et Isidore comptait bien tirer profit de cet avantage immédiatement après la remise du premier prix !

Encore quelques serrages et tout serait prêt…


Dimanche matin, au sommet du Prolapsus, la piste pour débutants de la station de St Lô :


- Mesdames et messieurs, clama au micro le maire Pudenda, bienvenue à la première édition de la descente de chariots de jardinage modifiés de St-Lô ! Les règlements sont simples : le chariot des gagnants sera celui qui franchira le premier, mu uniquement par la gravité et avec ses deux occupants bien assis à l’intérieur, la ligne d’arrivée située tout au bas de la piste, devant le chalet. La piste comporte deux virages et le gazon vient d’être coupé. Des barrières de sécurité ont été installées pour éviter une sortie de piste. Et vous n’avez droit qu’à une poussée au départ, poussée donnée par un enfant de l’école primaire du village.

Une foule monstre occupait les bords de la piste. Des gens y avaient pris place trois heures à l’avance pour ne rien manquer! Pas grand-chose à faire à St-Lô un dimanche d’automne et avec le prix du carburant qui ne cessait d’augmenter, une activité près de la maison, ce n’était pas à dédaigner!

- Tous les concurrents à leurs chariots! lança Pudenda.

Huit chariots de jardinage modifiés étaient alignés sur la ligne de départ. Il y en avait de deux sortes : les excentriques qui n’étaient là que pour la beauté du geste et les compétitifs qui ne visaient rien de moins que le pot à fleur doré servant de Coupe… une idée de Brikabrak, le sponsor.


- A vos marques! Soyez prêts… Partez!!

Un coup à blanc du canon d’avalanche annonça le départ. Il annonça aussi la perte temporaire de l’ouïe pour les membres du Club de Surf de Beaune venus spécialement pour assister à la compétition. Arrivés tôt et travaillant à assécher la deuxième caisse d’un rouge sauvage, ils n’avaient pas pris en compte la notice demandant de se tenir éloigné.

Suite à la poussée des enfants du village, les chariots prirent, lentement tout d’abord, le chemin du chalet. Mais, rapidement, il fut clair que la lutte se ferait entre le chariot de la FFME et celui d’Isidore Squamule!

Le chariot du CAF perdit une roue à une dizaine de mètres de la ligne de départ. Quant aux pompiers municipaux, de qui ont attendait une belle performance, ils avaient de sérieux problèmes de direction ce qui les amena, bâbord toute, vers l’Osso-Buco, une piste intermédiaire que traversait un petit ruisseau issue d’une belle source. Il y avait bien un pont pour la machinerie mais les deux pompiers passèrent tout à côté pour se retrouver assis dans la flotte, une truite sur les genoux.

Les moniteurs de la station de ski locale , dans un chariot ayant à l’avant la photo de Rancho , leur héros , allaient d’un bon pas et , passant devant leurs collègues groupés le long de la piste , levèrent les bras pour signifier leur prochaine victoire . Mal leur en prit car le geste modifia l’équilibre du véhicule qui changea sa trajectoire pour se diriger vers le sous-bois voisin. La prudence étant la mère de la sureté, les deux moniteurs quittèrent le chariot qui continua sa route en forêt pour aller s’arrêter contre le tronc d’un gros pin .

Les mécaniciens Auguste Soudure et Eusèbe Pignon semblaient avoir une chance mais , comme tous les mécaniciens qui se respectent , ils avaient acheté à rabais une direction usagée tirée d’un go-kart accidenté … accident causé par sa direction défectueuse ! Le Grand Prix leur glissa des mains lorsque le boulon de serrage principal se décida à quitter l’assemblage … amenant chariot et mécanicien directement sur un module du Park , celui utilisé pour un saut . Le décollage fut rude mais ce ne fut rien comparé à l’atterrissage dans le stock de clôtures à neige entassé un peu plus loin .

Il ne restait en course que Isidore et le chariot de la FFME monté par deux cadres de la fédération venus de Paris uniquement pour la compétition . On en était au dernier quart de la piste , un passage étroit et plus pentu qui ne permettait pas aux amateurs de se tenir sur les bords pour observer la course .

Jusqu’alors le chariot FFME avait zigzagué pour empêcher tout dépassement . Une conduite un tantinet malveillante mais qui n’était pas interdite . Ce qui était totalement interdit , c’était de jeter du lest en espérant nuire à ses adversaires… et c’est ce qui firent les deux FFMISTES : d’abord du sable , des petits cailloux , puis ils sortirent de leurs poches des écrous de 12 , sans doute les restes du stock qui aurait dû être utilisé pour l’équipement des falaises …

Isidore et sa compagne tentèrent tant bien que mal d’éviter la pluie d’inox . Un écrou vint frapper le casque Japhet Cool de Sylvie Rodomont mais le triple rembourrage coquille d’œuf amortit le choc .

Quelques vieilles broches BIS , sorties des manches fédérales , frôlèrent les véhicule de Squamule … L’olympisme avait gagné les cœurs !

Isidore Squamule , bien que pilotant l’engin le plus rapide , ne pouvait dépasser … il ne restait plus que le dernier droit de la fin , là où l’on avait , une journée auparavant , creusé pour installer de la tuyauterie servant à l’arrivée de l’eau utilisé par les canons .

Trente mètres à faire …

Le chariot FFME allait remporter la course !

Soudain un ombre plana au-dessus du véhicule fédéral et une pluie de feuilles s’abattit sur le chariot … des feuilles de papier tombées du ciel qui vinrent nuire à la vision du conducteur .

Pour tout dire , les feuilles collèrent à son casque de sécurité orange , l’aveuglant totalement ! Geste réflexe , il poussa le manche à balai vers la gauche , son chariot fit une embardée , sauta le garde-fou et alla s’abimer dans le lac utilisé comme réservoir d’eau pour l’enneigement artificiel .

Isidore Squamule et Sylvie Rodomont franchirent la ligne d’arrivée en trombe , Ils traversèrent le stationnement et prirent la route qui menait au village … Rien n’arrête le Batignolles Chatillon surtout quand vient le temps de retirer un surtout Japhet Cool .


Monsieur le maire ramassa l’une des feuilles qui jonchait le sol et se tourna vers Falot .

- Mais ce sont des contrats vierges ! Des contrats de conventionnement de la FFME … Falot , vous allez m’avouer immédiatement comment vous avez pu réaliser ce tour !

- Tout le monde savait que la FFME allait tricher ou du moins tout faire pour gagner cette course … en espérant mousser sa publicité , faire connaître cette nouvelle activité par les médias et ensuite , dans quelques années , tenter d’en faire un sport olympique ! C’est dans leur ADN !

- Mais les contrats ?

- Facile … on peut s’en procurer dans toutes les antennes de la Fédération … on pouvait s’en procurer … c’est terminé maintenant !

- Et pour le lâcher ?

- Un peu plus difficile , je l’avoue ! C’est Gérard qui a tout fait !

- Gérard ?

- Gérard , le vautour moine … il a été entrainé à lancer une bombe fumigène en cas de feu !! Oui , oui … en période sèche , le gouvernement pensait utiliser une escadrille de vautours patrouillant les endroits difficiles d’accès . A la vue de flammes , le vautour larguait la bombe et la fumée pouvait être aperçue à quelques kilomètres plus loin . Les pompiers gagnaient un temps précieux , c’est clair ! Hélas les vautours planent mais ne sont guère coopératifs … Une carcasse et l’oiseau lâchait le fumigène qui mettait le feu aux broussailles ! C’est comme tous les programmes gouvernementaux … cerveaux , zéro !

- Gérard ?

- Gérard , c’est le seul vautour qui ait été un peu coopératif … un ami connaissait l’entraineur de Gérard alors je l’ai contacté pour lui offrir des vacances payées avec sa petite amie à St Lo cet hiver . Il a immédiatement accepté et nous a amené le vautour hier matin . Si la course s’était déroulée de façon honnête , le dresseur de Gérard avait ordre de ne pas le faire voler mais considérant tout ce qui sortait des poches des fédéralistes , il a jugé bon de détacher l’oiseau . Le volatile a largué ses bombes juste au bon moment !

- Mais comment il savait …

- Vous connaissez les fédéralistes ! Tout pour être plus catholique que le pape … Toutes ces normes , ces procédures , ces EPI , ces cadres de gestion , ses programmes … il était facile de deviner que les charioteurs allaient porter des casques couleur rouge-orange de sécurité !! La même couleur qu’un feu de broussaille … le vautour , lui , n’y a vu que du feu !

- Bon … il semble bien que je doive descendre au village pour remettre le prix , monsieur Falot . Tiens … ce ne serait pas Gérard qui tourne autour du kiosque à hamburgers de monsieur Pointu ? J’ai toujours soupçonné que la viande de ses hamburgers n’était pas fraiche !