Le Choix

19 mai 2020: Une petite nouvelle de Jean Pierre Banville, moins tournée vers les cimes que ses chroniques habituelles, mais quel plaisir de la voir reprendre la plume!


LE CHOIX


La salle d’audience était remplie à craquer.

Pas étonnant : le meurtre de trois personnes, dans un petit village, ce n’est pas anodin. Surtout que l’accusé était né à quelques centaines de mètres du lieu du crime.

Je pris ma place dans la dernière rangée. Le dernier banc de la dernière rangée.

Dans l’ombre…

C’était un procès devant un juge seulement. A la demande de l’avocat de l’accusé.

J’aurais choisi de même, considérant qu’un jury de 12 de ses pairs, provenant de la région, l’aurait immédiatement condamné. Devant un juge, l’accusé avait au moins une chance de faire valoir quelques circonstances atténuantes.

L’accusé était assis dans son box, calme, souriant. Il fixait l’estrade où le juge allait prendre place, sans aucune émotion apparente. Jamais il n’a tourné son regard vers le public. Durant tout son procès, il n’a jamais regardé le public. Ses amis, ses parents, ses voisins.

Un jeune homme dans la vingtaine. Vingt-trois ans pour être exact. Il semblait tout petit comparé aux deux constables qui se tenaient derrière lui.

Je suis dans l’ombre : il ne peut me voir mais je sais bien qu’il sait que je suis là....

Il sait bien que jamais je ne manquerais le prononcé de sa sentence !

Pourquoi ?

Parce que c’est moi… moi… qui lui ai permis de vivre.

Non ! Je suis pas son père. Son père, il est mort dans l’incendie de la maison familiale il y a une dizaine d’années. Un accident bête : une lampe à l’huile, allumée durant une tempête de neige, qui s’est renversée durant la soirée. Le père avait bu... le fils est sorti en courant de la maison... le père est mort dans son lit, une bouteille entre les mains.

Pour tout dire, je l’ai toujours soupçonné d’avoir mis le feu à la maison !

Ca faisait suite à la disparition des animaux domestiques des voisins et à quelques vaches torturées dans des champs éloignés du village.

Mais sans preuve, que faire ?

Oh... il y a bien eu les bagarres à l’école. Et plus tard les blondes qui mangeaient de vilains coups. La Protection de la Jeunesse est passée mais quoi faire ? Pauvre enfant vivant chez sa tante qui était misérable comme Job. Pas d’éducation ou si peu. Une mère morte en couche. Un père décédé dans un incendie. Il avait tout pour se faire plaindre, non ?

Son avocat, durant le procès, a mentionné des tests révélant des ‘’tendances psychopathes’’. Tout le monde dans le village aurait pu lui dire, sans test, que ce jeune-là était fêlé !

La porte s’ouvrit et un constable annonça :

‘’ Veuillez vous lever, le juge… ‘’

Je me suis levé. Je me suis assis. Le juge a ouvert son dossier et s’est tourné vers l’accusé :

‘’ Monsieur Leblanc, vous êtes dans l’eau chaude… ’’

Dans l’eau chaude… dans l’eau chaude... Quel choix de mots !

Ce jeune-là a déjà été dans l’eau glacée et, si je n’avais pas été là, il y serait resté.

Le gamin avait six ans et son père l’avait inscrit au Camp des Jeunes, au bord du Lac Clair. Le Lac Clair, c’était la place pour aller pêcher ou pour aller faire du necking avec sa blonde. Autour du lac, il y avait des chalets et les locaux du Camp des Jeunes.

Moi, j’y étais surveillant. Ça me permettait de rencontrer toutes les filles du village et des villages avoisinant. C’était pas mal mieux que de travailler à la voirie municipale ou chez un cultivateur, vous pouvez me croire.

Un midi, voilà que le docteur Tessier arrive dans son canot de douze pieds. Le docteur avait un chalet au bord du lac et passait en canot à quelques reprises durant l’été pour embarquer des jeunes qui n’avaient pas l’occasion de faire du bateau. Une rame et dix minutes sur le lac avec le docteur et les enfants avaient de quoi conter à leurs parents en revenant à la maison.

A cette époque, pas de ceinture de sauvetage ! Tu savais ramer et tu connaissais ton canot... jamais les anciens ne portaient de vestes lorsqu’ils allaient draver... depuis le temps, j’ai compris pourquoi, des anciens, il n’y en avait plus beaucoup !

Donc le docteur arrive du bout du lac et monte la pointe de son canot sur la plage puis il me fait signe d’aller chercher un groupe. J’attrape le groupe des nouveaux, les plus jeunes, les six ans. On en fait monter un, je lui passe un rame, je pousse le canot et le docteur pagaie de reculons puis commence son petit tour avec le jeune qui se débat comme un beau diable avec une rame trop longue pour lui.

Dix minutes plus tard le canot est de retour ! Je fais descendre du canot le jeune qui a les yeux comme des cinquante cennes et j’en attrape un autre. Les instructions sont simples : tu te mets à genoux, tu tiens ta rame comme ça, tu gardes le dos collé sur la barre, tu ne plonges pas ta rame vers le fond et surtout tu n’essaies pas de te lever !

Et on recommence ! Il y en a huit à faire... et le docteur Tessier ne se tanne pas. C’est facile à comprendre : il est au village depuis quarante-cinq ans et il a accouché tous ces enfants ! En fait, il a accouché pas mal tout le monde dans la région et il traite tous les bobos, du plus petit au plus gros. Il possède une belle librairie et il n’est pas avare de son temps pour expliquer quelque chose aux petits et aux grands.

Le sixième à embarquer, c’est Leblanc.

Je lui donne les instructions d’usage, je le cale à genoux, adossé à la barre transversale du canot et les voilà parti. Rien à redire sur le départ. Je commence à flirter avec Brigitte, la monitrice des neuf ans qui passait sur le bord du lac. Une belle brune ‘’avec les atours là où il faut ‘’ comme disait mon père. J’espérais beaucoup de Brigitte...

‘’ Regarde! Regarde ! ‘’ qu’elle me crie en pointant vers le lac. ‘’ Fais quelque chose, vite : ils vont se noyer !!! ‘’

Le canot était à trois cent pieds du bord, versé.

Un canot versé, un vieux canot, ça ne flottait pas ou très peu. Quelques minutes puis ça prenait le chemin du fond.

Là, le docteur et le gamins se tenaient encore après l’épave mais il était clair que ça ne durerait pas longtemps. Les canots du camp étaient à quelques centaines de pieds plus loin... pas le temps de me rendre !

‘’ Cours chercher d’autres moniteurs et qu’ils prennent les canots ! ‘’ que je crie à Brigitte qui part sans attendre.

Moi, j’enlève mes shoe clack, mon gilet et je me jette à l’eau. Encore chanceux, mon père m’amenait au fleuve à toutes les fins de semaine et je nageais comme un poisson. Je nage encore comme un poisson : la mer nettoie l’âme.

Je nageais comme un poisson, une barbotte, à l’époque. Certainement pas comme un dauphin et, oui, je sais qu’un dauphin n’est pas un poisson. C’est pas parce qu’on vient du deuxième rang de Saint-Crépin qu’on est crétin !

Je suis arrivé au canot que déjà il virait sur lui-même pour prendre le chemin du fond du lac ! Les deux malheureux n’avaient plus rien pour s’accrocher et, naturellement, ni l’un ni l’autre ne savaient nager.

J’ai attrapé le gamin par le cou… il se débattait un peu mais je crois qu’il était figé par la peur. Je me suis approché du docteur Tessier qui, lui, se débattait comme un diable en tentant de retenir le canot.

‘’ Mettez vous sur le dos, docteur, pis je vais vous tirer ! ‘’

Le canot plongea...

Le docteur me regarda avec des yeux de fou. La tête lui calait puis ressortait de l’eau. J’ai attrapé sa chemise mais, tenant l’un et l’autre, je n’avais plus de façon de retenir quiconque. Impossible de les tirer jusqu’au bord !

Sur le rivage, je vis que des moniteurs arrivaient aux embarcations et pointaient dans ma direction : ils allaient arriver trop tard… Sautez dans les canots, pas de tataouinages, bandes de crétins ! Ramez…

Le jeune coula un coup... je le ramenai à la surface mais là, c’est moi qui allait au fond. Je remontai et le docteur m’a attrapé un bras.

Je crachais de l’eau tout en battant des pieds le plus vite possible pour nous maintenir à la surface.

‘’ Sauve le petit ! ‘’ me cria le docteur entre deux avalées ‘’ moi, j’ai fait mon temps et lui, il faut qu’il vive ! ‘’

Il me lâcha le bras, tira sur sa chemise pour que je le laisse aller et, devant moi, il coula dans quarante-cinq pieds d’eau verte.

Tabarnak ! que je me suis dit... je viens de tuer le médecin du village !

Il ne me restait qu’à me laisser flotter sur le dos. Les canots n’étaient pas loin. Deux ou trois minutes. Dès qu’ils ont pu sortir le jeune de l’eau, j’ai plongé mais quarante-cinq pieds, c’était trop pour moi et d’ailleurs on ne voyait rien de rien.

Des plongeurs venus de la capitale ont récupéré le corps du docteur deux jours plus tard. Les policiers ont interrogé le jeune Leblanc mais tout ce qu’ils ont appris c’est qu’il s’était levé dans le canot et que le tout avait commencé à tanguer.

On m’a dit que j’avais fait tout ce que je pouvais. Que j’avais sauvé une vie.

Oui, oui... mais j’en avais perdu une, une vie.

Au fil des années, j’ai regardé de loin grandir le jeune Leblanc. J’ai rapidement fait le lien entre lui et toutes les petites manigances qui arrivaient au village. Les poules avec le cou tranché. Les bagarres à l’école qui n’étaient jamais sa faute. Les vols de bicyclettes, les autos endommagées, les clous sur l’asphalte, la peinture lancée sur les maisons. Jamais lui mais jamais loin.

Il est parti un bout de temps à Montréal pour revenir se cacher... des dettes de drogue qu’on a cru comprendre... et puis il s’est épris de la petite Soucy.

Pas de chance, le père et la mère ne voulaient rien savoir de lui. Et je crois que la fille n’était pas trop chaude à l’avoir comme ‘’chum steady’’...

Alors, un soir, il est entré dans la maison des Soucy.

Il a tué la père et la mère dans la cuisine à coups de fusil.

Il a violé la petite Soucy dans sa chambre puis l’a abattue.

Il s’est assis à table et il a mangé la moitié d’une tarte aux pommes.

Le voisin des Soucy, alerté par les coups de feu, est entré dans la maison avec son fils. Chacun avait un calibre 12 à la main. Le fils a gardé Leblanc en joue pendant que le père appelait la police. Puis le fils a fait le tour de la maison. Il a trouvé le corps de la fille. Il est revenu dans la cuisine et il a brisé la mâchoire de Leblanc d’un coup de crosse.

Il n’a jamais été accusé...

Tout le monde se lève !

J’ai perdu le fil du temps…

J’entends le juge annoncer : ‘’considérant... considérant... considérant, vingt-cinq ans de prison ferme sans possibilité de parole ‘’.

Voilà !

J’ai eu à choisir, il y a bien des années, entre la vie d’un jeune et d’un vieux. Comme un peu tout le monde, j’ai choisi le jeune. Le docteur et moi, on pensait que le jeune Leblanc avait plus d’avenir qu’un médecin au bord de la retraite.

On s’est trompé et je suis responsable de quatre décès. Trois étaient évitables !

La Vie n’a pas d’âge….