A Jacques Lebègue


1 août 2005...


Les arêtes de la Meije
Nous sommes arrivés au refuge du Promontoire le jeudi 7 juillet en début d’après-midi. Notre projet était de parcourir les arêtes de la Meije par la voie normale.
Jacques Lebègue avait ce sommet en tête depuis une dizaine d’années. Il avait tenté la voie Pierre Allain avec un ami disparu depuis, Claude Gomord. Il avait alors échoué à quelques longueurs près à cause de l’orage, il y a de cela une dizaine d’années.
Il y a deux ans, nous nous étions préparés pour retenter cette voie. La face étant en neige et en glace, nous nous étions repliés sur la voie normale. Nous avions grimpé en crampons depuis le couloir Duhamel jusqu’à proximité du glacier carré. Jacques avait alors cassé un crampon et nous étions redescendus sur le Promontoire.
Cette année, nous avions délibérément choisi la voie normale qui nous avait laissée un souvenir extraordinaire.
Nous étions trois cette fois-ci, Jacques Lebègue, Didier Laisné et moi-même, Jacques Féret.
En fin d’après-midi, nous avons reconnu le début de la voie jusqu’à la vire d’accès au couloir Duhamel qui m’avait posé problème deux ans plus tôt, lors de la descente.
La météo du soir était convenable : très froid mais sec, peu de vent, éclaircies puis plus variable au cours de la journée.
Nous avons quitté le refuge à 4h15, suivis d’une cordée de deux alpinistes toulousains qui, pensant être moins rapides nous avaient laissé la priorité.
L’ascension s’est parfaitement déroulée. Nous étions dans les temps indiqués tout en faisant attention à ne pas nous mettre dans le rouge, à boire et à nous alimenter. Nous sommes arrivés au sommet à une heure de l’après-midi, par très beau temps. Nous avons fait une vraie pause : coup d’œil, photos et repas. Nous avons mis les crampons avant de nous engager dans le rappel car le début de la course d’arête était soit en glace soit en mixte.
La course est devenue plus difficile jusqu’après la traversée de la brèche et l’accès au pic suivant. Là, nous avons pu enlever les crampons et reprendre un rythme plus rapide. Le temps était devenu plus variable : nous étions parfois dans les nuages et parfois sous un soleil chaud.
Nous sommes arrivés au Doigt de Dieu, dernier sommet de la traversée vers 17h30. A ce moment, nous nous trouvions dans un brouillard très épais. Nous avions anticipé cette situation et nous savions que nous devrions marcher Nord-Est à partir du bas de la voie.
Nous avons tout de suite trouvé un premier relais sur pitons et sangles. Nous avons ainsi effectué trois rappels. En bout de troisième rappel, Jacques est arrivé sur une pente de glace raide. Compte-tenu de l’absence de visibilité, il a choisi de poser un relais en glace sur broche et abalakov afin de poursuivre la descente par un quatrième rappel. Je suis alors descendu jusqu’à lui et je me suis vaché sur la même cordelette, épaule contre épaule et en appui sur les genoux. Didier a alors commencé sa descente. Il a vu un bloc partir d’au-dessus de lui alors qu’il avait descendu environ cinq mètres. Il a crié pour nous prévenir. J’ai entendu le bruit des rebonds sur la glace bien avant de voir les blocs. Il y en avait deux, un de la taille d’une boîte à chaussures sur moi, l’autre de la taille d’un gros téléviseur sur Jacques. J’ai effacé le buste et j’ai reçu la pierre sur les cuisses. J’ai immédiatement reçu Jacques qui avait été touché par le gros. Il souffrait beaucoup. J’ai essayé de le soulager de son poids car il pendait dans son baudrier. Il avait visiblement une fracture du fémur mais se plaignait surtout de l’omoplate droite, réminiscence d’une ancienne blessure. Il n’y avait aucun sang visible. Son visage était intact mais son élocution était très altérée.
Didier nous a rejoint au relais. Nous avons entrepris de le débarrasser de son sac car la tension le faisait beaucoup souffrir. Il a guidé nos mouvements. J’ai attaché son sac à mon baudrier, je l’ai soutenu pendant que Didier installait le quatrième rappel. Je suis descendu le premier. Je suis passé au-dessus d’une première rimaye très ouverte, sept à huit mètres, puis au-dessus d’une deuxième plus petite, trois à quatre mètres, et comblée. Je suis descendu en bout de rappel et je suis arrivé dans une pente de neige.
Didier m’a alors demandé de l’aider à installer Jacques à l’abri d’autres chutes de pierres. Je suis remonté jusqu’à la deuxième rimaye et je les ai attendus. Didier a réussi à dégager Jacques du relais, à le vacher sur son propre baudrier et à le descendre jusqu’à moi. Jacques tenait la corde à deux mains et j’ai d’abord cru qu’il avait commencé à récupérer. En fait, en l’accueillant dans mes bras, je l’ai senti complètement inerte. Il ne manifestait plus de souffrance. Nous l’avons installé dans la rimaye en essayant de l’isoler du sol et enveloppé dans un poncho. Jacques était alors assis et il nous a demandé de l’allonger. Nous avons alors envisagé mon départ vers le refuge de l’Aigle. Didier a une montre-compas dont je ne connais pas le fonctionnement. Je lui ai demandé comment suivre un cap et Didier a dit qu’il nous fallait la valeur Nord-Est. Jacques nous l’a alors indiquée « 53 ». Il n’avait plus rien dit d’intelligible depuis plusieurs minutes.
Je suis descendu vers le refuge à 18h15. L’accident avait eu lieu vers 17h45.
J’ai croisé des traces que j’ai suivies et qui m’ont amené au refuge en 35 minutes. La gardienne du refuge a tout de suite appelé les secours qui ont annoncé environ dix minutes plus tard qu’ils décollaient. J’ai ensuite guetté leur arrivée, soutenu par un guide qui se trouvait là et par une infirmière qui m’a fait préciser la nature des blessures constatées.
A 7h30, l’hélicoptère nous a informés qu’il ne pouvait pas passer à cause du brouillard et qu’il déposait un médecin et un gendarme à 2500m d’altitude, soit 900m sous le refuge. Le guide a alors dit que nous pouvions arriver avant eux, ce que j’ai soutenu, car je craignais surtout l’affaiblissement de Jacques par le froid, à ce moment là.
Nous avons quitté le refuge à 19h40, le guide, la gardienne et moi, simplement armés de couvertures. Vers 20h10, nous sommes sortis du brouillard. Le grand beau temps s’était installé au-dessus de 3700m. Le guide a de nouveau joint l’hélicoptère pour les en prévenir.
Nous avons bloqué la cordée des deux toulousains qui s’engageait à ce moment dans la même ligne de rappels que nous.
Nous avons rejoint Didier et Jacques à 20h30.
Jacques était décédé 10 minutes après mon départ, soit vers 18h25. Didier avait tenté massages cardiaques et respiration artificielle en vain. Il venait de passer une heure à scruter le glacier en se demandant ce qu’il était advenu de moi.
Le guide l’a immédiatement réconforté sur les circonstances de l’accident, sur les gestes de sauvetage qu’il avait tentés. Le guide est resté auprès de Jacques et nous a demandés de redescendre sur le refuge avec la gardienne.
En fait, après quelques minutes de descente, on nous a demandés de l’hélicoptère de remonter afin d’être pris en charge et descendus dans la vallée. Le guide et la gardienne sont alors descendus à pied. L’hélicoptère nous a récupérés vers 20h50. Un gendarme est resté avec Jacques et nous avons été déposés au Casset, au-dessus de la Grave.
Jacques a été ramené à la morgue de Briançon le soir-même. Le médecin et le gendarme sont arrivés sur les lieux 15 mn après notre départ. Ils ont été bloqués au refuge la nuit ainsi qu’une deuxième équipe de trois déposée dans les mêmes conditions. Les deux toulousains sont arrivés vers 22h après avoir emprunté une ligne de rappels différente.
Nous avons été conduits à La Bérarde par un gendarme du PGHM, peloton de gendarmerie de haute montagne de Briançon. Nous avons passé la nuit au centre alpin après avoir été accueillis avec beaucoup de gentillesse par une jeune employée. Nous sommes allés faire une déposition le lendemain au PGHM de Briançon. Nous avons été reçus par les personnes qui étaient intervenues sur l’accident. Leur accueil a été extrêmement réconfortant. Ce sont tous des montagnards et ils ont su nous rassurer sur les circonstances de l’accident, sur la pertinence des manœuvres que nous avions tentées.
Obligatoirement, quand une pierre tombe au cours d’un rappel, on se demande d’où elle est tombée et qui l’a faite tomber ? Didier étant sur le rappel au moment où elle est partie avait un fort sentiment de culpabilité, bien que n’ayant pas le sentiment de l’avoir faite partir.
Je vous donne mes éléments de réponse…
Le troisième rappel s’effectuait sur une pente essentiellement en glace. Je n’ai repéré aucun bloc susceptible de partir. Si cela avait été le cas, j’en aurais prévenu Didier comme nous avions eu l’occasion de le faire plusieurs fois au cours de la journée, les uns pour les autres. Jacques, passé le premier, n’a rien repéré non plus.
Arrivé au bout de ce rappel, Jacques a pendulé à droite et à gauche à la recherche d’un éventuel quatrième relais. La corde a-t-elle descellé un bloc ?
Le bloc qui est parti était énorme, ce n’était pas une pierre qu’on pousse du pied.
Plus encore qu’ailleurs dans les Alpes, le recul glaciaire est très important dans les Ecrins. Ce bloc devait être tenu par la glace depuis toujours. En ce qui me concerne, je fais l’hypothèse qu’il puisse s’agir d’un des blocs sur lesquels nous étions en appui au troisième relais qui aura été descellé par nos déplacements.
Nos erreurs… Sans doute d’avoir placé le quatrième relais à l’aplomb du troisième. Mais comment savoir où l’on est exactement quand on n’est pas en terrain vertical et que la visibilité est à quinze mètres ?
Il existe une nouvelle ligne de rappels sur chaînes qui descend vers la brèche suivante en terrain mieux sécurisé que celui que nous avons emprunté. C’est celle que les deux toulousains ont fini par trouver alors qu’ils avaient commencé à s’engager sur la même que nous, sans doute plus visible.
Les arêtes de la Meije sont une course magnifique, à la hauteur de ce que nous espérions. Nous avons eu l’impression de vivre plusieurs journées en une, passant des conditions d’une hivernale à des moments de grand beau temps, grimpant en face Sud puis en face Nord, à cheval sur une arête qui domine des paysages extraordinaires. Nous étions aussi tous les trois sensibles à l’histoire de cette paroi dont rêvent beaucoup d’alpinistes. Jacques Lebègue était parfaitement à sa place dans cette voie. Il a toute la journée parfaitement géré la sécurité de la course. Il n’a pas manqué un point dans les traversées les plus exposées. Il savait en haute-montagne s’adapter aux conditions et renoncer. Il me l’avait prouvé deux ans plus tôt au même endroit. Comme Didier je crois, c’est le souvenir que je veux garder de lui.
Après l’accident, il a eu une dizaine de minutes de grande souffrance, puis il s’est comme endormi. Sans que nous nous soyons concertés, c’est Didier qui est resté près de lui et il a été accompagné par quelqu’un qui lui était extrêmement cher.


Jacques Féret

Texte diffusé avec l'assentiment de Didier Laisné