4 Lettres de Jacques Tête

Lettre du 4 janvier 1942

Maison d’arret de Frèsnes le Dimanche 4 janvier 1942

En rouge et d’une autre main :

cette lettre était allé par mégarde dans un autre service 24/2/42

Chêre Maman

Je commence par te souhaiter une bonne et heureuse année, ellecommence peut-être un peu mal, mais elle finira certainement mieux.

J’en souhaite une bonne et heureuse à Pierrot et à Michel je voulais offrir à Pierrot deux livres mais ils sont restés chez Beaulande il n’y a plus que cinq francs à payer pour les avoir Pierrot pourra aller les chercher le titre c’est « les trois Mousquetaires ». Pour Michel je n’ai pas eu le temps de voir.

Quand à moi c’est bien triste enfermé dans une cellule de 4 m sur 2 m 50 un lit fixé au mur une paillasse on ne peut plus dure une table fixée au mur dans un coin une double étagère dans l’autre

Sur le coté gauche et la feuille de papier dans l’autre sens est écrit :

quand à Maman je lui donnerais les directives pour qu’elle écrive au tribunal à Paris donc a une autre fois.

Bons baisers à tous de tout cœur.

Signé Jacques Tête

Sur le coté droit et la feuille de papier dans l’autre sens est écrit :

Répondez vite a ma lettre

le lavabo – WC , entre les deux une porte qui s’ouvre qu’une fois par jour en face une fenêtre jamais ouverte les carreaux sont opaques on nous passe la nourriture par une petite lucarne dans la porte, et avec cela pas de feu, par terre c’est heureusement du parquet. la soupe n’est pas mauvaise elle n’a que gout de trop peu. C’est avec difficulté que j’écris car il fait très froid.

Je pense à ta surprise lors de cette perquisition, mais un qui fut encore plus surpris c’est moi de me voir mené au commissariat et ensuite la route. J’ai su qu’on avait perquisitionné à l’instruction … Tout cela parce qu’un camarade a fait de la propagande gaulliste et qu’il avait mon adresse, quand aux croix qui étaient chez nous je me demande d’où elles sortent. Ce doivent être des souvenirs du centenaire de Jeanne d’arc. enfin je pense que ce ne sera pas trop long car dans une pièce comme celle ou je suis c’est abrutissant à part les cris des gardiens c’est tout ce qu’on entend.

Sur le coté gauche et la feuille de papier dans l’autre sens est écrit :

Que devient Pompon dans l’histoire

et si on peut dire un mot c’est : merci pour la soupe et bonjours au gardien qui ramasse nos ordures le matin. il fait tellement froid que je garde mon berret la nuit

Voici le programme d’une journée :

7 heure du matin café succédané sans sucre, vers 9 heure ramassage des ordures. entre temps je me recouche il n’y a pas de lumière vers 11 h ½ soupe elle est en général très bonne ; après distribution du pain gris a tartines avec du beure ou saindoux et du saucisson ou confiture sans sucre ou ¼ camembert ou autre. c’est le pain qui me manque à 4 ( heure ??? ) c’est l’heure du thé et en voila pour jusqu’au lendemain à 7 heures comme tu vois ce n’est pas gros. Et mon pauvre jardin est en panne.

J’espère que tu as été toucher ma paye le 18 décembre chez Beauvallet et demander de faire ( différrer ??? ) mes outils et ranger mes ciseaux dans ma caisse. si tu ne l’as pas fait fais-le. Ne vous faites pas trop de mauvais sang pour moi.

Bonjours aux Voisins. Tu peux aller chercher mon tabac avec la carte d’alimentation en disant ce qui m’est arrivé

Sur le coté gauche et la feuille de papier dans l’autre sens est écrit :

je serais très heureux de recevoir quelques poireaux ????? pains

et tu le donneras aux Voisins Pierre et Chenal ??? je porte caleçon et chemise de la maison je voudrais que tu m’envoye du linge et quelques livres voici ce qu’il me faut : 4 ou cinq mouchoirs de couleur 2 paires de chaussettes, 2 serviettes à débarbouiller. 1 vieux tricot. du fil de laine à repriser et des éguilles que tu piqueras dans dans mes livres. mon éponge dans un gand de toilette, mon peigne. une paire de vieux chaussons, mon chapelet qui est dans la poche droite de mon pardessus du dimanche ; mon gros missel quotidien qui est resté au Carmel, demander aux Carmélites qu’elles le recouvrent d’étoffe pour qu’il soit fermé par 2 pressions, et pour me distraire mon bouquin les 2 gosses ; mon livre de géométrie, mes 3 livres de latin, pour faciliter l’emballage met le tout dans ma serviette en toille cirée en laissant dedans les cartons qui la maintiennent

Je te demande tout cela car j’ai rien pour m’occuper alors je marche en disant mon chapelet sur mes doigts.

Chère Maman, chers petits frères ne vous désespérez pas sur tout j’espère que cela ne sera pas trop long car je vais faire des démarches comme soutien de famille

Sur le coté droit et la feuille de papier dans l’autre sens est écrit :

ne mettre rien pour écrire dans le colis c’est défendu

Lettre du 26 janvier 1942. Jacques Tête date de 1941 par erreur

P.G +

Frênes 26 janvier 1941 N’oublie pas que toutes les lettres sont contrôlées

Chère Petite Mère,

Pardonne-moi pour la peine que je te fais.

Il y a déjà dix jours d’écoulés depuis le jugement, j’attendais cette chose avec impatience ;

je ne m’attendais pas à une pareille déception ;

tu as dû en connaître le résultat ;

et Monsieur Chabanne a dû te voir de ma part, ainsi que l’autre personne, pour te redonner confiance ;

maintenant j’attends le retour en grâce et j’ai tout lieu de beaucoup espérer car Monsieur le Président m’a fait un grand signe de tête lorsque j’ai présenté ma défense, et nous espérons tous beaucoup ;

mes camarades comme moi nous avons tous beaucoup prié et nous le faisons encore.

Tu diras merci à l’abbé Marty pour sa gentillesse ainsi qu’à ceux qui se sont occupés de moi pendant ces jours sombres.

Changeons de sujet. On écrit tous les 3 semaines.

Je n’ai pas pu te répondre plus tôt à ton colis car je n’ai pas reçu de lettre encore, mais maintenant je puis recevoir des livres puisque le jugement est accompli.

Donc merci pour le colis et surtout pour le … ?……( illisible )

Il y avait dedans : 1 chemise, 3 mouchoirs,1 dizaine ? de chaussettes, 1 peigne , 1 savonnette, 1 fromage, 15 morceaux de sucre, 1 tablette de chocolat, 9 pommes, 1 morceau de pain.

Je n’ai pas pu te retourner le linge sale, vu la vitesse de mon gardien à remporter la valise.

Tu as dû recevoir de mon avocat un permis de visite ; sers t’en.

Sur le bord droit :

Un petit calendrier de bonne année me serait utile pour repérer les dates tragiques

Sur le bord gauche :

Je fais drôle de figure moi petit voilà / illisible : a ôté des fils à … pontoisienne

Si tu pouvais venir ou me faire parvenir ce que je vais te demander, je t’en serais reconnaissant :

tous les mardis : un pain et demie de fantaisie coupé en 8 morceaux, une dizaine de pommes de terre cuites à l’eau ou au four avec du sel, et un petit supplément sans ticket.

Tous les 15 jours : 1 chemise épaisse, 1 caleçon long, 1 paire de chaussettes, 1 serviette à débarbouiller ou 1 gant de toilette , une éponge.

Mettre une coulisse en haut du caleçon, on m’a retiré mes bretelles.

Et maintenant pour cette fois :

mes souliers à soufflets avec une bonne semelle et des ferrures de protection à la pointe et au talon car ceux que j’ai aux pieds veulent m’abandonner.

Une ceinture de flanelle.

Un tricot avec un col me serait très utile.

Mes gants me laissent en panne.

Ne vous privez pas de sucre pour moi, envoyez-moi de la saccharine. Si tu fais des crêpes à la Chandeleur, pense à moi. Si tu veux de temps à autre tu peux m’envoyer un bon beeftek bien tendre et bien saignant. Et en général tout ce qui se mange et peut se conserver sera bien reçu. Un paquet de Pour Soupe pour les soupes trop liquides.

Comme livres :

1- mon missel, demande à sœur Jeanne au Carmel qu’elle me procure un ordo et le supplément propre du Carmel qui va avec mon missel.

2- mes trois livres de latin : grammaire - exercices - vocabulaire.

3- mon livre de géométrie.

4- mon livre « Les deux Gosses »

5- demande à l’abbé Marty un épitomé et un De Viris illustribus Urbis Romae, et si possible une Bible traduction intégrale.

N’oublie pas mon chapelet.

Bord gauche :

Tu peux m’envoyer une crème épaisse à la maïzena.

Bord droit :

L’adresse de mon avocat, ça peut être utile, je n’ai pas pu lui demander le jour du jugement.

Dans le coin du bas à droite :

deux mots illisibles « un mardi « ?

Les termes en italiques sont incertains, à vérifier particulièrement.

Lettre du 24 février 1942

r

Le 24 février 1942

+

P.G.

Chère maman,

Malgré ce temps gris et ce verglas que je vois par le carreau cassé de ma fenêtre, le moral est meilleur qu’à ma dernière lettre. Dans ma cellule, il fait toujours très froid. Tante Jeanne dit pourtant que c’est chauffé. Si j’allais un peu dehors, je m’en apercevrais sûrement. J’ai froid surtout, aux mains, aux pieds et sur les épaules, surtout les épaules alors je marche et je fais de la gymnastique. Ça réchauffe les pieds et les mains mais pour le dos et les épaules, c’est autre chose. Si j’avais un capuchon comme en ont les Carmes, ça irait peut-être un peu mieux…

Voici le programme d’une journée : X heure, jus. Ramassage des balayures de la veille. Faire mon lit, toilette, ménage. Un chapelet en marchant. Lecture de la messe, lecture profane (quand j’en ai ). Soupe. Pain. Second chapelet. Je travaille sur mes livres. 4:00 : café, étude (latin). Troisième chapelet et il est l’heure de dormir. S’il faisait moins froid, tout irait pour le mieux mais c’en est loin. Vivement les beaux jours ! Parlons de vous maintenant : j’espère que ma lettre vous trouvera en bonne santé, que Pierrot et Michel vont toujours en classe et que ça marche. Pierrot a-t-il été chercher chez Beaulande les deux livres de ses étrennes : « Les trois mousquetaires » ? Il y avait encore cinq francs à payer sur leur compte. Et toi, pauvre maman, ce temps de verglas ne te plaît sûrement pas. Il est vrai que tu ne montes plus au 1 rue Taillepied, mais pour les courses, je sais que c’est dur. Tante Jeanne m’a dit que le ravitaillement était de plus en plus difficile à Paris mais à Pontoise, comment est-il ? Quand tu m’écriras, donne-moi des nouvelles de tout mon monde. Il paraît que ma pauvre Tante Louise est inconsolable parce qu’il y a loin du métro à la prison et qu’elle ne peut plus marcher. Je n’ai pas encore vu Tonton Rémy avec Tante Jeanne.

Il faut dire à Tante Jeanne que jenne change pas de côtes noires tous les 15 jours. Le bas de la culotte a été raccommodé mais les boutons de la braguette et ceux de mon gilet, je lui pardonne de ne les avoir pas trouvés dans la poche de montre à la ceinture de la culotte.

Je pense souvent à ce que je faisais à telle ou telle heure de la journée, un dimanche par exemple… À 10h30 à Saint Maclou, M. l’archiprêtre dans sa stalle, M. l’abbé Daniée à l’autel et M. l’abbé Marty en chaire dans l’église, beaucoup de gens que je connais Et dans mon coin la maîtrise… Et c’est dans cette pensée que je récite tous les jours ma messe. C’est quand on est isolé comme cela, que l’on se retourne avec plus de force vers son créateur, c’est là que l’on regrette ses étourderies d’enfant de chœur. Je réclame encore mon missel et mon chapelet. Le livre de messe que j’ai ici devient, comme on dit, « rengaine » et je ne sens pas les grains trop petits du chapelet que j’ai ici.

Si tu pouvais, ma petite Mère, me dénicher l’almanach Vermot 1942, ça me ferait quelque chose à lire..

Si j’avais un livre de quelque 400 pages à lire par semaine, tout irait bien…

En bord haut :Tu peux faire un paquet pour le linge et les livres et mettre le ravitaillement dans ta valise)

Remercie bien M. l’archiprêtre, M. Marty, M. Daniée et tous ceux qui s’occupent de moi. Dis leur bien à tous que je pense à eux à toute heure de la journée. Pour M. Marty, j’ai reçu la Sainte Communion les deux premiers vendredis de février. C’est une bonne consolation aussi, quelle action de grâces. L’aumônier d’ici très gentil. Si tu veux mettre des biscottes dans mon colis, c’est très utile quand la soupe est liquide. Surtout collectionne toujours mes Rustica… Je compte donc sur une visite tous les mardis. Ne les manquez surtout pas. Mon bon moral en dépend. J’espère bientôt une longue lettre de vous tous avec l’adresse de mon avocat et en attendant fiévreusement ma visite de demain et la fin de cette dure épreuve. Je prie pour vous et je vous embrasse de tout mon cœur avec une très forte intensité vu l’éloignement.

Votre fils, neveu et frère.

Jacques André Tête

Lettre du 27 février 1942

27 février 1942 : Exécution de Jean-Claude Chabanne, Jacques Tête et Pierre Vogler au Mont Valérien.

Vendredi 27 février 1942

Pax Christi

Ma chère petite mère, mes chers petits frères,

Mes pauvres petits, quand vous recevrez cette lettre, je ne serai plus de ce monde. J’ai beaucoup prié le Bon Dieu pour qu’il nous enlève cette peine mais il ne l’a pas voulu ; pour moi je mourrai, je l’espère, courageusement. J’aurais bien voulu vous voir tous une dernière fois avant de faire le grand saut mais il paraît que c’est défendu. Je me soumets donc à la volonté du Bon Dieu. J’espère qu’il m’attirera dans son ciel bientôt après ma mort. Quant à vous, priez pour moi et pour mes deux pauvres camarades. Je demande qu’il soit dit pour mes camarades et moi une messe à

Saint Maclou, une messe à Notre-Dame et une messe au Carmel. Vous pouvez en faire dire plus. Cela n’en vaudra que mieux. Je voudrais aussi vous voir tous les dimanches à la messe et souvent confesser et communier. Ce sont mes vœux les plus chers car il faut mériter le ciel par l’esprit et soumettre le corps, l’esprit car c’est la conclusion de ma courte vie sur Terre.

Quand je serai au ciel, je viendrai vous protéger car j’espère plus en la clémence du Bon Dieu que dans celle des hommes. Pour toi, Maman, soit toujours bien courageuse, occupe-toi bien du physique de tes enfants mais aussi de leur esprit, qu’ils soient Bons Chrétiens, meilleurs que moi, pour tout cela prie bien toi aussi. Remplis bien tes devoirs de Chrétienne et de Catholique.

Surtout ne te reproche rien à mon sujet car c’est moi qui ai tous les torts. Je n’ai pas été assez franc envers toi, j’ai été trop cachottier. J’ai été aussi des fois bien brutal envers Michel et Pierrot ; je n’ai pas toujours rempli mes devoirs envers eux, surtout la charité. Je délègue mes pouvoirs de parrain de Michel à Pierrot. Il est donc parrain à ma place. Il est aussi chef de famille. Qu’il s’applique à devenir un bon chef de famille, moins étourdi que moi. Portez à tous mes amis, à M. l’Archiprêtre, à M. Marty, à M. Daniée, à Mme et M. Chabanne, à Mlle Theillot, à Messieurs Géraud, Hemay, Cheval, Brette, Colignon, Rigault, Beauvallet et mes camarades de l’atelier au Carmel, à Mme Charette et à tous ceux qui m’ont fait du bien, mes remerciements et mes vœux, qu’ils prient pour moi en attendant que je prie pour eux là-haut.

Mes affaires vous seront remises dans la housse noire que tu m’as faite. Il y a dedans un petit paquet pour Tante Jeanne ; c’est eux de Paris qui vont être inconsolables ; soutiens-les ma petite Maman, pour que vous tous qui allez souffrir encore plus que moi, vous soyez soumis à la volonté divine. Priez donc le Bon Dieu comme je vais le prier moi aussi pendant les quelques heures qui me restent à vivre et pendant l’éternité bien heureuse qui va suivre. J’aurais voulu être prêtre mais le Bon Dieu ne l’a pas voulu, que sa Sainte Volonté s’accomplisse. Donc, assistez à la Sainte Messe, confessez-vous, priez et communiez souvent, pardonnez à tous ceux qui nous font du mal comme je leur pardonne… » A.ST

Ma petite Mère, mon petit Pierrot, mon petit Michel, je vous embrasse en attendant de vous embrasser au Ciel où je vous donne rendez-vous.

Jacques, André, Jean, Tête

Obsèques de Jean-Claude Chabanne, Jacques Tête et Pierre Vogler.

Photographies collection Kirchhoffer.