Une jeune fille française dans la guerre 1

Une jeune fille française dans la guerre

1939 - 1945

Léonie avait treize ans au début de la guerre et dix-huit ans l’année de la Libération. Elle a vécu à Paris puis dans un petit village localisé près du château présidentiel de Rambouillet. Elle n’a été ni résistante ni déportée mais une jeune fille comme beaucoup d’autres. Elle n’en a pas moins gardé des souvenirs très vifs de cette époque dramatique, souvenirs qu’elle a raconté souvent aux siens.

[Léonie est née avant le mariage de ses parents. Sa mère d’un milieu social beaucoup plus modeste que celui de son père,-le grand - père maternel était berger- n’était pourtant pas pressée de se marier contrairement à son père. C’est la grand - mère maternelle (Un peu l'intellectuelle de la famille, elle avait son brevet élémentaire, ce qui à l'époque valait largement notre bac) qui a fait en sorte que le mariage ait lieu…]. Léonie a été élevée les premières années par cette grand - mère. Elle était un peu - et même beaucoup - le souffre douleur de sa mère…..

Une petite parisienne

Les débuts de la guerre

En septembre 1939, j’habitais à Paris, dans le 6ème arrondissement, près de la Seine avec mes parents et mon petit frère qui avait quelques années de moins que moi.

La déclaration de guerre ne m’a fait aucun effet particulier car on s’y attendait. On savait que la guerre allait arriver, on y était préparé.

J’ai été triste quand j’ai appris que papa allait partir se battre. Comme il n’avait que deux enfants il n’était pas considéré comme soutien de famille. Il est parti en disant : c’est de la chair à canon qui s’en va !

J’ai fait ma communion solennelle début mai 1940 quand il était soldat. Il s’était trompé de date et il est donc arrivé huit jours trop tôt. On lui avait donné une permission à cette occasion. Il était déçu de ne pas me voir en communiante. Il était anticlérical mais croyait en Dieu. Il était anticlérical, peut être parce qu’on avait voulu faire de lui un curé dans sa jeunesse. Il avait dit au curé : Non, Monsieur le Curé, j’aime trop les filles.

Papa voulait que je fasse ma communion après avoir passé le certificat d’études. Comme je l’avais eu il avait accepté que je fasse ma communion environ un an après.

[Le père de Léonie est resté anticlérical toute sa vie. Il ne comprenait pas, par exemple, qu’un de ses petits - fils fasse un pèlerinage Chartres - Paris par conviction religieuse, il voulait absolument que le but soit sportif… Son épouse qui participait aux manifestations communistes en 1936 était devenue dans la dernière partie de sa vie ce que les méchantes langues appellent une grenouille de bénitier et une bonne grand - mère alors qu’elle avait été une mère dure avec sa fille…]

Les bombardements

A cette époque la vie matérielle ne m’a pas paru difficile, j’avais toujours mon beefsteak pommes frites à midi et maman continuait évidemment à travailler. L’état devait aussi donner quelque chose aux familles de militaires. Nous n’étions pas encore privés.

Ma mère avait peur car les bombes allemandes tombaient sur l’île Seguin, sur les usines Renault. On avait peur, surtout ma mère, on descendait à la cave. Je ne montrai pas ma peur car j’étais grande mais mon petit frère descendait l’escalier en chaussettes tellement il était pressé.

Ma mère emmenait avec elle un pain de quatre livres et du sucre. Tout le monde disait qu’après tout elle avait raison car on pouvait se retrouver prisonniers dans les caves suite à un bombardement. Ma mère était une femme à précautions…. Après ils ont ouvert des passages avec les caves voisines, comme cela on aurait pu sortir plus loin. Il y avait souvent des alertes, on descendait souvent.

Le séjour à Epernon

Ma mère nous a amenés, mon frère et moi, chez une de ses sœurs habitant Epernon, peut être par peur des bombardements. Elle nous a laissé quelque temps chez cette tante et elle est retournée à Paris car il fallait bien qu’elle travaille. J’allais à l’école, distante de quatre kilomètres, en vélo. J’avais alors treize ans. C’était l’automne et je m’arrêtais pour manger des pommes. Nous avions un instituteur alsacien qui nous apprenait l’allemand.

Ma mère est venue nous rechercher. J‘étudiais à l’école du coin, je travaillais bien, je ne voulais pas rester à la campagne mais rentrer à Paris. J’aimais ma tante mais j’aimais bien mon Paris, je l’ai toujours aimé.

Le soldat autrichien

« Lorsque les Allemands sont rentrés dans Paris mon père n’était pas là. Mobilisé, il avait réussi à s’enfuir jusqu’à Toulouse et à échapper ainsi à la captivité.

« Ma mère avait peur qu’on (Les Allemands] tue les garçons et donc qu’on tue mon petit frère ou qu’on lui coupe les doigts pour qu’il en puise pas se battre plus tard. Ma tante qui vivait à Brévannes, au Sud-Est de Paris, lui a proposé d’aller vivre là -bas car, disait-elle, c’était plus sûr, qu’il y avait plein de garçons ( ?) et que mon petit frère C... ne risquerait rien. Là - bas, mes cousins et moi nous avons fait la connaissance d’un soldat de l’armée allemande en jouant ou en nous promenant dans la rue. Il nous a expliqué, en un mauvais français, qu’il était en fait autrichien, et qu’avant la guerre il venait en vacances en France qu’il avait été enrôlé contre son gré dans l’armée allemande et qu’il aimait les Français et le bon vin français. Il nous a donné de l’argent pour qu’on lui achète du bon vin. Le trouvant sympathique nous sommes allés lui acheter son vin mais l’épicier a fait pouah ! Quand nous lui avons tendu l’argent allemand, il nous a vendu le vin mais rien de plus.

Cet Autrichien nous a envoyé une seconde fois acheter du vin. L’épicière a dit, en parlant de ma tante Germaine, qui n’y était pour rien : regardez moi celle là, elle envoie ses enfants acheter du vin pour les Allemands. Du coup ma tante a été mal vue dans le voisinage et elle nous a demandé de ne plus faire cela. Elle n’était pas contente. Je me rappelle aussi qu’un de mes cousins avaient un pantalon trop court et l’Autrichien lui a donné un pantalon plus grand. Il a regardé Gaston et a dit : oh ! C’est pas bien, grand garçon. Moi donner culotte !

La camarade juive

Nous sommes ensuite rentrés à Paris. J’avais une camarade d’école juive qui s’appelait Thérèse A…Ses parents possédaient un beau magasin de tapis. Un jour elle m’a invitée chez elle pour que nous puissions ensuite nous promener ensemble. Mais alors que je l’attendais sur le trottoir d’en face, elle est venue me voir et m’a dit que je ne pouvais pas entrer chez elle car elle avait deux frères. Cette famille juive ne voulait sans doute pas qu’un de leurs garçons tombe amoureux d’une chrétienne et l’épouse. Quand je l’ai dit à ma mère, elle s’est exclamée : Ah ! Ces Youpins ils veulent toujours se mettre à part ! Elle pensait que cette famille, qui avait un nom bien de chez nous, avait sans doute changé son patronyme.

Un jour la maîtresse de mon école a fait l’appel, comme tous les jours, et Thérèse n’était plus là. La maîtresse a fait un petit mouvement triste avec sa tête. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé. Peut -être est elle partie en zone sud.

Lorsque plus tard j’ai vu les Juifs porter des étoiles jaunes j’ai essayé de me mettre à leur place, en pensée : vivaient-ils cela comme une punition ou étaient-ils fiers de montrer qu’ils étaient juifs ? Je ne me doutais pas de l’horreur qui allait suivre…

L’école catholique de la rue Cassette

De retour à Paris, je suis allé dans une école catholique, rue Cassette, derrière le boulevard Saint Germain. Ils ont accepté de me prendre alors que je n’avais pas encore quatorze ans. Ma mère avait voulu que j’arrête mes études et que j’apprenne à coudre. Ils m’ont prise chez eux, ils ont caché mon âge. Bien qu'ayant été obligée de changer souvent d'école suite aux déménagements de mes parents j’ai obtenu mon certificat d’études à 12 ans et demi. Ma mère ne voulait pas que j’aille dans une grande école. Elle disait : elle va apprendre des tas de choses qu’on ne sait pas, elle sera plus intelligente et se moquera de nous quand on sera vieux ! C’était une école où on apprenait la couture et on faisait des robes pour les dames de la haute mais il y avait aussi des cours, notamment des cours de maths. Ma mère avait réussi à me faire inscrire gratuitement dans cette école en disant que j’étais très catholique. En échange de cette gratuité je devais apporter d’une boutique des boutons pour les robes. Ce n’était pas très difficile car cette boutique était sur mon chemin. Beaucoup d’élèves venaient de milieux riches et certaines étaient pensionnaires. Ces élèves riches ne faisaient pas beaucoup de couture. Un petit groupe d’élèves venaient de milieux modestes, comme moi telle la fille rousse d’une concierge, une jeune fille que les maîtresses appelaient Maria et non Marie, son vrai prénom, car elle s’appelait Capra. Certaines des filles riches étaient méchantes. L’une d’entre elle s’est moquée de moi parce que mon mouchoir était très sale : je n’en servais pour m’essuyer. Un jour j’ai déposé sur le bureau de la maîtresse, comme d’habitude, les boutons enveloppés dans un papier de soie. La fille qui s’était moquée de moi a piqué le papier de soie. La maîtresse s’est aperçue de la chose et a demandé qui avait volé le papier de soie. La coupable était toute rouge et s’est ainsi dénoncée elle-même. Je n’ai rien dit alors que je savais que c’était elle.

Je me souviens d’une des grandes, appelée Luce, qui était très gentille avec nous les petites. Lorsqu’on la regardait elle souriait.

Une Irlandaise est venue nous faire un violent discours anti - anglais, sans doute à la demande des Allemands. La directrice avait l’air toute gênée en l’écoutant parler. Pour moi les Anglais étaient nos amis, ils s’étaient battus à nos côtés.

On nous faisait chanter Maréchal nous voilà mais la chanson disait « Nous tes gars nous voilà ! » Alors que nous étions toutes des filles et cela me semblait drôle.

Les dames qui enseignaient dans cette école - ce n’étaient pas des bonnes sœurs mais presque [il s’agissait sans doute de l’ordre des filles du cœur de Marie, ordre caritatif ayant la particularité d’avoir été fondé sous la Révolution française, en 1791] - étaient très gentilles. Je me sentais bien dans cette école. A la maison ma mère me donnait des taloches. Ici on me parlait gentiment, une dame m’appelait même ma petite M..... Si j’étais restée avec elles je serai certainement devenue bonne sœur. Plus tard ma belle-sœur Jacqueline est aussi allée dans cette école mais ne l’a pas appréciée du tout. Elle disait à sa mère : retire-moi d’ici ou je me jette à l’eau !

Les garçons ne m’intéressaient pas. Un jour un garçon m’a parlé dans la rue et je me suis vite sauvée en tournant dans la rue la plus proche. Une grande de l’école avait remarqué ce qui était arrivé et m’a demandé si j’avais peur des garçons. Je lui ai répondu que je n’aimais pas qu’un garçon me parle dans la rue. Cette fille ne s’est pas moquée de moi.

Lorsque je suis partie de cette école on m’a donné tout mes gâteaux. Le gouvernement avait distribué des gâteaux soi-disant vitaminés à donner aux élèves tous les jours ou toutes les semaines, je ne me souviens plus très bien. On m’a donné tous les gâteaux que j’aurai dû recevoir le reste de l’année scolaire, en même temps. Il y en avait ! On m’en avait même donné trop mais on m’a dit ensuite que cela ne faisait rien.

Au moment de mon départ les maîtresses m’ont dit : dire qu’elle était toute petite et menue quand elle est rentrée chez nous et maintenant c’est une belle jeune file qui s’en va ! Cela m’a fait plaisir mais j’aurai voulu rester avec elles !

Les pleurs d’une jeune fille

Un après-midi, alors que je sortais de mon école rue Cassette j’ai vu défiler les Allemands sur le boulevard Saint Germain. Ils étaient à cheval avec des voitures transportant du foin et ils chantaient à tue-tête leurs chants de vainqueurs. J’ai pleuré. Contrairement à mon petit frère je pleurais silencieusement. J’ai tant pleuré qu’il s’est formé comme une petite flaque par terre. Un monsieur était là avec un étrange chapeau-un chapeau que je ne connaissais pas, peut être un Juif- et il a baissé la tête et m’a regardé d’une manière interrogative. Il a regardé ma figure et il s’est peut-être étonné qu’à mon âge cela me touche. A ce moment là je faisais encore très petite fille, j’étais petite et menue. Evidemment je pleurais en voyant l’occupant défiler dans nos rues.

Il était persuadé qu’on avait été trahi

Mon père est resté longtemps dans le sud car il n’avait pas été démobilisé tout de suite. Son retour nous a semblé naturel car il n’était ni blessé ni mort. Alors, tout le monde revenait. Il ne m’a pas parlé de la guerre, je n’étais qu’une petite fille, et je ne me souviens pas qu’il en ait parlé à ma mère. Il pensait toutefois qu’on avait été trahi. La nuit il avait vu des lumières clignotantes et il avait cru qu’un des membres de son régiment trahissait. Il l’a dit à ses supérieurs mais on ne l’a pas cru. On ne saura jamais si c’était vrai ou s’il était trop imaginatif.

On ne mangeait plus de viande

On a mis en place le système des cartes alimentaires. On ne mangeait plus de beefsteak, c’était fini. Maman gardait les tickets de viande pour papa. Elle me disait : quand je fais un ragoût la viande c’est pour papa ; vous avez les pommes de terre qui sont bonnes puisqu’elles ont été cuites dans le ragoût Votre papa est un gros mangeur, il ne mange presque pas de légumes, c’est un carnassier. C’est lui qui gagne votre croûte ! Ma mère se privait elle - même de viande-mais buvait à longueur de journée du café. Elle avait du vrai café à cause de la petite voisine qui travaillait dans une épicerie.

Le fait que ma mère travaillait dans un restaurant ne nous a pas aidés à mieux nous nourrir. Elle a juste ramené une fois de la glace avec le produit pour la tenir bien au froid et elle a tout mélangé par erreur ce qui fait qu’elle a dû jeter la glace. Elle a dit à sa patronne qu’on s’était régalés mais la patronne n’a rien donné d’autre pour autant.

Départ du Père

Papa est parti aider ses parents qui étaient vieux et vivaient dans un village près de Rambouillet. Le grand-père était cordonnier et le chef d’orchestre de la fanfare locale. La grand-mère, qui m’avait élevée les premières années de mon existence, était une femme à l’esprit ouvert. Modeste, elle disait qu’avec ce qu’elle ne savait pas on aurait pu faire des dictionnaires.

Fabrication de filets pour les Allemands

Nous étions donc seuls à Paris avec notre mère. La voisine fabriquait des filets de camouflage pour les Allemands et disait que cela payait bien. Ma mère a décidé d’en faire autant. Cela payait bien mais c’était dur. Elle qui ne voyait pas bien clair se trompait tout le temps. Elle avait des lunettes mais ne les mettaient pas, elle disait : je suis trop moche avec cela.

Un jour papa est venu nous voir et il a été surpris mais il a réparé les filets de maman car elle avait mélangé les mailles. Il a été un peu choqué tout de même mais il devait donner des sous à ses sœurs parce qu’il avait repris à son compte la cordonnerie paternelle. Il a demandé à sa femme si elle pouvait se débrouiller pour nourrir toute seule ses enfants. Elle a répondu : oui, mais c’est très difficile.

Ma mère ne travaillait plus dans les restaurants parce que soit - disant cela ne rapportait plus. Elle me faisait travailler aussi à la fabrication des filets, jusqu’à trois heures du matin bien des fois car il fallait finir le travail. C’était très fatigant. Un jour que papa était venu nous aider il s’est mis en colère. Mon petit frère s’occupait d’enrouler le fil autour des navettes. C... voulait se coucher, il était minuit. Il a été traité de fainéant par mon père ce qui lui a fait mal au cœur. J’ai alors dit : papa, il a dix ans et demain il va à l’école. Il faut quand même qu’il dorme. A mon père je pouvais parler, pas à ma mère. Ma mère me disait : tu parleras quand on t’interrogera !

On allait chercher le matériel, le raphia, en prenant le métro et on rapportait les filets tout faits après les avoir roulés. C’était encombrant mais j’aidais ma mère à porter. Les gens dans le métro ne faisaient pas de remarques, peut - être avaient-ils peur des collaborateurs. Alors que nous faisions la queue pour livrer nos filets, un Allemand a remarqué que ma mère rapportait deux filets au lieu d’un. Il lui a demandé si c’était elle qui avait tout fait. Elle a répondu que oui mais en regardant mes mains toutes abîmées il a compris qu’elle mentait.

J’avais honte de travailler pour les Allemands. Je ne le disais à personne à l’école. Une de mes enseignantes de l’école rue Cassette a vu mes mains toutes griffées car le raphia est horrible, raide. Elle a soupiré mais n’a rien dit. Elle devait se douter de quelque chose.

Ma mère m’a fait manquer l’école, sous prétexte qu’elle était malade. La directrice est venue prendre de mes nouvelles (pour sans doute voir ce qu’il en était réellement). Maman avait détaché les filets et les avait mis dans la chambre car je l’avais prévenue de la visite de la directrice mais celle - ci elle a vu les gros clous aux poutres. Elle a aussi senti l’odeur du raphia, l’odeur de l’herbe sèche et la poussière sur les meubles. Elle a compris que ma mère n’était pas malade mais qu’on me faisait bosser. ..Nous avons fabriqué ces filets pendant un temps assez long.

Charles P... (au milieu de la photo), chef de fanfare municipale

La vie à G...

La mort du grand - père

J’avais environ quinze ans et demi quand mon père nous a ramenés avec lui à G....

Nous vivions avec mes grands parents paternels. Mon grand-père Charles était un homme peu loquace mais je me souviens que quand j’avais trois ans, un jour que j’étais sur ses genoux, il s’est réjoui d’avoir une petite-fille. Autrement, il n,’aurait eu que des petits-fils. Je ne l’ai entendu qu’une seule fois élever la voix contre son épouse parce qu’elle avait oublié une commande de cuir nécessaire à son travail de cordonnier. C’était en effet ma grand-mère qui faisait le courrier et passait les commandes. Elle a vite rattrapé son oubli.

Le grand-père ne travaillait plus à la cordonnerie puisque son fils le remplaçait. Un jour, il a posé sa boîte à chiquer au milieu de la table, il a dit quand on ne travaille pas, on ne mange pas et il est parti se coucher pour ne jamais se relever. Il refusait de manger et de boire. Maman a fait venir le médecin qui a installé le goutte à goutte. Il a arraché l’aiguille. Maman s’est affolée et a fait revenir le médecin. Celui- ci a dit : s’il veut mourir, laissez lui le droit de choisir sa mort. Il est décédé peu après. Ma grand-mère dormait à côté de lui. Elle s’est réveillée et a dit : « il a tiré toutes les couvertures à lui, j’ai eu froid. » Et maman lui a répondu : Mémère il a fait ses paquets, il est mort. C’était en janvier 1943. La grand-mère lui a survécu plus d’un an, elle est morte en avril 1944.

L’histoire des grands - parents

Charles et Aimée

Le grand-père avait une jambe artificielle. Il avait reçu un coup de sabot de cheval à l’âge de 14 ans car il était passé imprudemment derrière l’animal. Orphelin à quinze ans, il est resté cloué au lit jusqu’à l’âge de 20 ans. Il raccommodait les chaussettes de ses frères et sœurs. A 20 ans, sa croissance terminée, on lui a coupé la jambe au dessus du genou et il a marché avec des béquilles puis il a eu une jambe artificielle (d’après une cousine éloignée il aurait bénéficié de l’une des premières prothèses de ce genre). De temps en temps sa jambe absente le faisait encore souffrir, il avait ce qu’on appelle le mal fantôme.

On lui a trouvé un patron, un cordonnier.

« Le cordonnier ne recueillait qu’une piètre estime parmi les autres artisans. On prétendait que ce métier était celui des bancroches, des malbâtis qui ne pouvaient rester debout sans fatiguer. Un métier d’infirme, quasiment. La profession il est vrai collectionnait les boiteux et les jambes de bois. A l’époque où les travaux pénibles estropiaient des gaillards pourtant vigoureux, où les guerres laissaient de nombreux invalides traîner un pilon ou une patte folle, la cordonnerie offrait aux éclopés une chance de se rendre utile. » Gérard Boutet . Les gagne-misère

Cela lui permettait de faire son apprentissage assis. Ce patron était aussi musicien et lui a donc appris la musique c’est pour quoi mon grand - père est ensuite devenu le chef de la fanfare locale….

Ma grand-mère avait eu un grand amour mais le jeune homme était mort de la tuberculose et elle est ensuite restée un certain temps sans fréquenter personne. Elle apprenait la couture. Un jour, alors qu’elle allait à la pompe, un jeune homme avec des béquilles lui a tiré l’eau et lui a rempli ses deux seaux. Il a dit : voyez Mademoiselle, je suis encore bon à quelque chose. Ce jeune homme, mon grand-père, lui a reparlé et a fini par l’épouser en décembre 1893, elle avait 20 ans et lui 27. Ils ont eu cinq enfants : trois garçons et deux filles. Un de leur fils est mort d’un chaud et froid pour avoir été à Rambouillet sans se couvrir, un jour de pluie, un autre est tombé à Verdun, à la côte 321, le 17 juin 1916. C’était un chasseur alpin.

Un jour j’ai demandé à ma grand - mère si elle pensait souvent à ses fils morts. Elle a répondu : oui, j’y pense souvent ; Si toutes les mères qui avaient perdu un enfant à la guerre criaient de douleur il y aurait tellement de bruit qu’on ne pourrait plus rien entendre.

Au début de leur mariage, Charles et Aimée organisaient des bals. Ils s’occupaient de la musique et elle encaissait (il fallait payer à chaque danse au moyen d’un jeton). Le jour où ils ont suffisamment amassé, ils ont arrêté et Charles a acheté une jambe artificielle. Au bout de quelques années, a part le fait qu’il boite, les gens ignoreront son infirmité. Tous les petits enfants qui passaient à la maison dormaient dans un petit lit près des grands-parents et se sont souvenus par la suite du grand-père qui enlevait sa jambe et allait se coucher à cloche-pieds.

La mort de la grand-mère

C’était à ma grand-mère Aimée que l’on posait toutes les questions parce qu’elle seule pouvait répondre. Mais c’était surtout moi qui lui posait des questions car j’avais un lien particulier avec elle parce qu’elle m’avait élevée jusqu’à l’âge de trois ans. Elle lisait beaucoup et continuait toujours à s’instruire. Elle disait qu’elle vivait à la plus belle époque de tous les temps, celle où on inventait beaucoup : l’avion, les sous-marins, la radio. Elle m’a affirmé qu’un jour je verrai une radio avec des images et que je n’entendrais pas que les paroles, elle pensait déjà à la télévision.

Ma mère respectait ma grand-mère. Petite fille elle l’admirait. Etant membre d’une famille nécessiteuse elle avait droit, de la part de la mairie, à une paire de chaussures pour la rentrée des classes. Elle allait chez ma grand-mère, sa future belle-mère, qui s’occupait gentiment d’elle en lui faisant essayer ses chaussures. Elle trouvait belle ma grand-mère. Sans doute parce qu’elle était d’un milieu plus favorisé et donc mieux habillée.

Un jour ma mère m’a disputée parce que j’étais allée chercher du bois dans la cave ; J’avais soit-disant oublié de fermer la lumière. J’ai répondu que je n’avais aucune raison d’allumer la lumière parce que le bois était juste à l’entrée. En fait on a su plus tard que c’était une voisine qui avait oublié d’éteindre après avoir cherché un outil dans notre cave. Ma mère m’a donné une claque et la grand-mère lui en fait le reproche. Ma mère a répondu que je lui avais parlé de manière malpolie et avait ajouté : si on leur en laisse long comme le doigt ils en prennent long comme le bras. Ma grand-mère a ensuite fait des reproches à la voisine qui était à l’origine de l’incident.

J’ai eu beaucoup de chagrin quand ma grand-mère est morte. Elle s’était cognée à un escalier de fer qui donnait dans sa cour quand elle avait eu une soixantaine d’années. Un caillot s’était alors formé et depuis elle traînait d’une jambe tout en continuant à être très active. Elle a toutefois fini par ne plus beaucoup bouger et à être souvent assise. Ma mère a dit au docteur de faire quelque chose pour enlever le caillot. Le médecin lui alors donné un médicament qu’elle prit plusieurs jours de suite…. Le 13 avril 1944- ce jour là c’était l’anniversaire de mon père.

la grand-mère a dit à quatre heures de l’après-midi : je suis fatiguée, je vais me reposer un peu. Je mangerai ma part de tarte ce soir. On se dirigeant vers son lit elle a hurlé : je marche, je marche ! Je sens ma jambe ! Ma mère lui a dit : vous voyez comme les docteurs sont utiles. Elle est donc allée vers son lit et pas longtemps après elle est morte. (…)

J’ai entendu ma grand-mère gémir et je me suis précipitée. Elle m’a regardée, a fait une grimace et a penché la tête de côté en direction de l’armoire à glace. J’ai vu son visage dans la glace et j’ai compris qu’elle était morte. Je suis restée debout devant elle, ne sachant pas quoi faire. Maman qui est venue derrière moi - je me rappelle encore le bruit de ses petits pas-a couru chercher papa : R..., ta mère est morte. Mon père a demandé une glace pour vérifier si elle était bien morte. Il m’a dit : retire toi de là grande andouille ! Qu’est - ce que tu fais là sans bouger ! Mais moi j’ai trouvé que c’était mon père qui était idiot avec sa glace, j’avais compris que ma grand - mère était morte et ne respirait plus.

Le jeune frère

J’étais obligée de rester à la maison alors que mon frère C... sortait avec ses copains. Je l’ai moins vu qu’à Paris, la vie nous a un peu séparés. Mon frère était beaucoup plus heureux ici. A Paris, vu la vie que nous menions, il ne pouvait pas avoir de copains. Au village il s’en est fait. Il avait beaucoup plus de relations sociales.

Il avait encore l’âge d’aller à l’école et n’avait pas encore passé son certificat d’études. Ma mère a donné tous les instruments de musique du grand-père à l’instituteur, pour que la mairie en fasse ce qu’elle en voulait, tout en lui disant : occupez-vous de mon C... pour qu’il ait son certificat d’études parce que son père veut le prendre avec lui à la cordonnerie quand il aura quatorze ans. Elle a dit cela devant moi. Elle a ajouté que mon, frère était un peu paresseux et qu’il fallait s’occuper spécialement de lui. C’est vrai que mon frère m’a avoué, lorsqu’on était à Paris, qu’il faisait semblant d’avoir mal à la tête pour ne pas aller à l’école. Moi, au contraire, je me brûlais la gorge avec du café brûlant pour ne plus avoir mal et aller à l’école.

Le maître a répondu à ma mère que C... était un peu étourdi mais qu’il était très intelligent. Ne vous en faites pas Madame P…., a-t-il ajouté, il aura son certificat. Parfois je lui pose une question et il me répond à côté mais je lui dis, un peu fort, C... ! Et il me donne la bonne réponse.

La cordonnerie

A la cordonnerie on avait beaucoup de clients, tout le village en fait. Pour avoir une paire de chaussures neuves ce n’était pas facile les gens devaient avoir un bon de la mairie et montrer leurs paires de chaussures usées. Ils faisaient durer leurs vieilles chaussures pour faire faire des économies et nous les apportaient à réparer. Un jour j’ai dit à maman : tu sais, après la guerre papa n’aura plus beaucoup de clients parce que les gens vont se précipiter pour acheter de belles chaussures neuves. Et c’est ce qui s’est finalement passé, papa a dû fermer la cordonnerie après la guerre et reprendre son métier d’électricien. Il s’est occupé de l’entretien électrique d’une usine.

Pendant la guerre il était essentiellement cordonnier. Il dépannait parfois les gens en réparant leur fer à repasser ou en faisaient des bricoles et c’est tout. Un jour une dame s’est plainte parce qu’il l’a fait payer après lui avoir réparé son fer à repasser. Mais il avait trouvé normal de lui demander quelque choser car il était aussi électricien.

Contrairement à moi maman ne s’occupait pas de la cordonnerie. Je prenais les chaussures abîmées que les gens apportaient et je marquais leur nom sur un papier que je mettais dans une chaussure. Je leur disais aussi si c’était réparable ou non. Un jour une femme ne m’a pas fait confiance et elle m’a dit : toi, tu n’y connais rien, tu n’es pas cordonnier. Elle est alors rentrée dans l’atelier où mon père travaillait et elle lui a montré les chaussures. Papa a regardé les chaussures et a hurlé : qu’est- ce que vous voulez que je fasse de cela ! C’est complètement mort ! Vous me dérangez pour çà ! Il avait certainement dû entendre ce qu’elle m’avait dit. Papa n’aimait pas être dérangé dans son travail ce qui expliquait pour quoi il était en colère. La femme est repartie en me disant : si j’avais su je t’aurais écoutée !

Quand les clients revenaient prendre leurs chaussures je les faisais payer et parfois je faisais les livraisons à domicile.

Quand j’ai été mariée ma mère m’a remplacée et elle a souvent fait des cadeaux aux clients. Elle jouait à la dame riche et généreuse, et cela a contribué à couler la cordonnerie.

[La mère de Léonie a continué à être généreuse de manière inconsidérée jusqu’à la fin de sa vie croyant - à tort - qu’elle s’attacherait ainsi les gens. Elle et son mari, qu’elle avait en partie ruiné, ont fini leur vie dans un petit deux pièces à G..., un peu plus loin sur la même rue. ]

Avant la fin de la guerre, mon frère C... a arrêté ses études et a été pris comme apprenti par mon père, ainsi qu’un de ses copains. Mon père avait donc deux apprentis car à cette époque la cordonnerie marchait bien. C... pleurait le soir parce qu’il avait horriblement mal aux muscles après sa journée de travail. Il avait longtemps tapé avec un marteau sur le cuir pour l’attendrir. Papa disait : c’est le métier qui rentre, moi aussi je suis passé par là. Mes parents étaient des gens durs, à l’ancienne, et ils n’ont pas pensé à acheter une pommade pour atténuer ses souffrances. En ce temps là je ne savais même pas que ce genre de pommade existait. Cela me faisait de la peine de voir souffrir mon frère.

Premières rencontre avec son futur mari

C’est avant la guerre que j’ai rencontré Jean B…, mon futur mari avec lequel j’allais vivre pendant 56 ans, jusqu’à son décès en 2003. Une de mes tantes, une divorcée, vivait en ménage avec un oncle de Jean, un veuf et son beau - frère. Les deux familles se fréquentaient et j’ai donc vu Jean pour la première fois au théâtre. Ma mère avait acheté les places. Je l’ai trouvé pas mal comme homme mais sa casquette blanche m’a semblée ridicule. Il m’a avoué plus tard qu’il voulait ainsi imiter un chanteur du midi à la mode (sans doute Alibert). Il était gros à cette époque mais plus tard il a perdu vingt kilos pendant son séjour forcé en Thuringe. Il avait quatre ans de plus que moi. Cette fois là il ne m’a pas parlé.

Avec la mise en place du Retour à la terre, Jean a dû aller travailler dans une ferme et le hasard a voulu qu’elle soit à une dizaine de kilomètres de G.... Son cousin Pierre était déjà venu nous dire bonjour et lui a fait de même. C’était un gars de la ville et il n’a pas fait l’affaire dans la ferme où il était. Il a mal attaché le cheval et la bête s’est blessée. Le fermier, en colère, l’a mis à la porte et il a appelé l’Alsacien qui s’occupait du retour à la terre en lui demandant qu’on lui fournisse un autre gars. On a demandé à Jean d’aller dans une autre ferme. En passant il est venu nous voir. Il était parti avec ses paquets et avait fait des kilomètres à pied. En portant ses affaires il s’était fait mal aux mains. Il a demandé s’il pouvait dormir chez nous. Maman a dit : oui et tu mangeras avec nous ce soir. Il nous a informé que le lendemain matin il aurait à faire encore cinq kilomètres à pied avec ses paquets, pour aller dans la nouvelle ferme. Comment je vais faire après pour travailler, a-t-il ajouté, j’ai les mains abîmées et je ne sais pas ce que l’on me demander de faire. Et puis je vais me perdre car je ne sais pas où c’est….. Je me souviens bien de tout cela car à l’époque j’étais sévère dans mes jugements et je le trouvais un peu mou. Il se plaignait comme une petite fille alors que moi qui faisais de durs travaux je ne me plaignais jamais. Ma mère qui avait par ailleurs la main leste - elle le reconnaissait elle - même - me disait : tu en verras d’autres dans la vie !

Maman l’a rassuré : t’en fais pas, Léonie connaît le chemin et elle va t’accompagner. C’était en fait dans cette ferme où il devait se rendre que mon grand - père maternel était berger. Je lui ai donc dit que je porterai ses paquets. Le lendemain matin il est parti de bon cœur avec moi qui portait ses affaires et il ne m’a pas proposé une seule fois de les prendre un moment pour me soulager alors que c’était lourd. Il m’a raconté qu’il travaillait dans une maison en gros de Mantes et qu’il avait appris à compter de tête. Il m’a demandé de lui donner un chiffre et de le multiplier et il m’a assuré qu’il trouverait le résultat plus vite que je ne l’aurais fait en comptant, ce qui s’est avéré exact. Il faisait un peu d’esbroufe. Il m’a dit qu’il regrettait la ferme qu’il avait dû quitter, on y mangeait bien et il y avait été heureux. Il m’a ajouté que s’occuper d’un cheval était tout nouveau pour lui. Il parlait tout le temps. …. Quand la ferme a été en vue je l’ai quitté. Je ne suis pas allée voir mon grand - père parce que j’avais le chemin de retour à faire à pied.

En rentrant à la maison j’ai dit à maman : Jean c’est pas un garçon, c’est une fille. Maman s’est exclamée : t’es folle ! Pourquoi ? Je lui ai expliqué que Pendant tout le trajet j’avais eu l’impression d’avoir une fille à côté de moi, une fille qui me racontait sa vie…Ma mère m’a dit que j’étais une idiote et que tout simplement il était coquet, qu’il se parfumait, qu’il était fier de sa personne et maman a ajouté : ce n’est pas comme toi ! Je ne risquais pas en effet d’être coquette vu les vieux vêtements que j’avais alors que ma mère était toujours bien habillée.

L’Alsacien responsable du service du Retour à la terre est venu nous voir l’après - midi Il nous adit : vous avez hébergé Jean B… ? Maman a répondu : oui, c’est le neveu de ma sœur. L’Alsacien a dit alors : le petit imbécile, il ne pouvait pas me le dire. Les gendarmes l’ont recherché toute la nuit. Quelqu’un de la ferme où il était attendu avait téléphoné pour dire que le jeune homme n’était pas arrivé. Les gendarmes n’étaient pas contents du tout de l’avoir chercher pour rien….

Nous n’avons plus revu Jean mais nous avons su qu’il était rentré chez lui et qu’il avait été envoyé en Allemagne dans le cadre du STO. Plus tard, quand nous avons été mariés, il m’a raconté qu’il avait eu peur, s’il s’était enfui, qu’on s’en prenne à sa famille parce qu’un de ses cousins avait été déporté à Dachau, où il est mort par la suite, pour fait de résistance dans la région mantaise.

La valise d’armes

Un gars qui habitait G... a confié à mon père une valise pleine d’armes parce que lui n’avait pas de place pour cacher ces armes. Il était figurant dans les films. Il n’a pas dit où il s’était procuré ces armes.

Bien plus tard, dans des circonstances qui seront expliquées plus loin, Je suis allé dire la chose à mon curé envers qui j’avais toute confiance. Il a demandé qui avait donné cela à mon père et en apprenant le nom du gars il s’est exclamé : cela ne m’étonne pas de lui ! Il m’a dit : surtout ne touchez plus à la valise, laissez là où elle est. Je lui ai dit où on l’avait cachée : au dessus de la fontaine, au fond du jardin de la maison, au milieu des orties. Je ne sais pas pourquoi mon père a accepté de prendre ce gros risque.

Gardien de voies ferrées

Papa gardait les lignes de chemin de fer la nuit parce que maman n’avait jamais assez d’argent pour vivre, c’était un panier percé. Elle disait que l’argent était fait pour être dépensé et que Dieu ne laissait personne mourir de faim… Mon père s’était donc porté volontaire pour cette tâche. Il faisait cela, je crois, avec le gars qui lui avait confié la valise. Ils faisaient chacun la moitié de la nuit, toutes les nuits ! Mon père travaillait comme une brute. Il faisait aussi la menuiserie à la maison.

Il montant la garde désarmé. Des Allemands sont passés et lui ont demandé : comment allez vous faire s’il y a des terroristes ? Il a répondu : on prendra des pierres et on les jettera pour les faire fuir. Je ne sais pas s’il était sérieux mais parfois papa était très naïf.

Un jour, alors qu’il revenait de sa garde, les Allemands l’ont arrêté et ont perquisitionné la maison et le jardin.

Un soit-disant fugueur

Un petit jeune homme d’environ dix - huit ans était passé par chez nous et nous avait dit qu’il avait fait une fugue et qu’il avait faim. Depuis trois jours il n’avait mangé que des pommes et il était complètement dérangé. Maman lui a dit : assied toi, on va te faire à manger, pour cela elle était chouette…. Il m’a donné l’impression de ne pas avoir beaucoup de cervelle. Papa était là dans sa cordonnerie et lui a dit : je veux bien te nourrir quelques jours mais il faut que tu travailles. Je ne peux pas te nourrir à ne rien faire. Je ne trouve personne pour couper mon bois : je vais te donner une scie pour couper mon bois, ce sera ton travail et, quand tu partiras, je te donnerai de l’argent pour prendre le train et rentrer chez toi.

Ce garçon est resté trois jours chez nous. Papa voulait qu’il rentre chez ses parents. Le jeune gars serait bien resté, c’était un gamin. Il s’est habillé, a pris le sac qu’il avait en arrivant. Maman m’a dit : tu l’accompagne jusqu’à la gare car il ne sait pas où c’est. On a pris la petite sente… Arrivés vers le lavoir, il a voulu s’asseoir. Il m’a dit : on pourrait s’arrêter un peu, j’ai de belles images dans mon Dans son sac il y avait des revues ou des magazines avec des femmes peu habillées. Voyant cela et devinant ses intentions je lui ai dit qu’il devait se presser pour ne pas rater son train. Il a dit : Ah bon ! Et nous sommes repartis….

Les Allemands à la maison

Quelques temps après Maman était en train de faire griller de l’orge sur la cuisinière, en guise de café, c’était donc le matin. Un jeune soldat allemand marchait de long en large devant la maison. Un habitant du village est venu nous voir et nous a dit que les Allemands recherchaient papa. Maman m’a dit : tu sors discrètement et tu va au devant de ton père qui revient de garder les voies. Je vois papa et je lui dis que les Allemands l’attendent : Mon père ma dit : je ne sais pas pourquoi ils m’attendent, si je ne rentre pas cela veut dire que je suis coupable et ils vous feront du mal à vous… Je l’avais retrouvé à l’arrêt d’autobus et il est rentré dans une maison proche, la maison de la mère de ma meilleure copine, juste au tournant. Il ne savait pas quoi faire. Il m’a dit de rentrer à la maison puis il a attendu quelques minutes et il est rentré à son tour. Il avait eu un moment de panique ce qui est bien normal…

Un allemand est sorti d’une voiture en stationnement, un officier très beau d’une quarantaine d’années qui devait appartenir à une catégorie sociale élevée car il parlait très bien le français. Il avait avec lui un petit jeune, pas beau du tout, style très allemand ! Il a parlé à papa, dans la maison, et lui a dit : vous avez hébergé un jeune homme qui s’est évadé. Il est resté plusieurs jours chez vous. Pourquoi l’avez-vous hébergé ? Il était recherché. Mon père a répondu : ce jeune homme m’a raconté qu’il avait quitté ses parents sous un coup de tête et que cela faisait trois jours qu’il ne mangeait que des pommes…. Vous l’avez nourri mais vous lui avez aussi donné de l’argent a dit l’officier. Papa a dit : oui, mais je l’ai fait travaillé. Il m’a scié des stères de bois. Je lui ai demandé le nom de ses parents mais il m’a seulement donné un numéro de téléphone. J’ai téléphoné mais personne n’a répondu. Il m’a dit que peut – être ils avaient changé d’adresse… Vous savez, moi, quand j’étais jeune j’ai quitté mes parents sur un coup de tête. Je voulais rejoindre mon frère à la guerre et les gendarmes m’ont ramené à la maison. J’ai pensé que lorsqu’on est jeune on fait souvent des folies …C’est alors que l’officier lui a dit que le jeune gars était communiste.

J’étais dans, la pièce d’à côté, avec ma mère et nous entendions des bribes de conversation. Nous étions un peu angoissées toutes les deux.

L’officier a ensuite demandé à visiter la maison. Il a remarqué que des parois neuves avaient été mises en place. Papa a expliqué que c’était pour cacher de vilaines poutres qui ne faisaient pas joli. L’Allemand se demandait ce qu’il pouvait y avoir derrière. Papa a proposé de les démonter en disant qu’il n’en avait pas pour longtemps. L’Allemand a dit : non, ce n’est pas la peine. Il s’exprimait gentiment.

Heureusement les Allemands n’ont pas fouillé toutes les cloisons car il y avait une petite arme, un revolver de femme, caché derrière une autre cloison, celle séparant la cuisine de la boutique. Mon père l’avait mise là en attendant. Cette arme je l’ai trouvée alors que je couchais au premier étage, dans la chambre d’une tante alors défunte. Je suis montée sur le bord de l’armoire et j’ai regardé ce qu’il y avait. L’armoire a alors basculé sous mon poids. J’ai vite sauté pour redresser l’armoire et j’ai entendu quelque chose tomber par terre. C’était un gros porte – monnaie avec, dedans, un revolver. Papa a ouvert l’arme et a constaté qu’elle était chargée. La tante avait sans doute peur d’être agressée mais elle n’aurait jamais eu le temps d’aller prendre son arme si cela avait été le cas, c’était de la folie.

Pendant ce temps le jeune soldat qui accompagnait l’officier avait visité les caves. Il est revenu en agitant des fils électriques qu’il avait découverts dans la nôtre. Papa a sorti sa carte sur laquelle était marqué qu’il était cordonnier-électricien. Il avait eu la bonne idée de faire inscrire cela car c’était la guerre ; L’officier a dit : bon, électricien, c’est normal !

Un voisin, monsieur S…, un Alsacien naturalisé suisse est venu parler à l’officier pour aider mon père. Il a dit que mon père était un brave homme qui ne s’occupait que de son travail et de ses enfants. L’officier parlait en français et monsieur S… en allemand. Il me dégoûtait parce qu’en parlant ainsi il avait l’air de collaborer, cela ne me plaisait pas. J’aurai voulu qu’il continue à parler en français. L’officier lui a demandé qui il était. Je suis un Alsacien naturalisé Suisse, a-t-il expliqué, mon père a trois fils et nous a naturalisés tous les trois. L’officier a alors fait la grimace….

La dangereuse visite du jardin

L’officier allemand a demandé à voir le jardin. Maman m’a demandé d’y aller avec eux peut-être parce que la présence d’une fraîche jeune fille pouvait détourner un peu l’attention… Ils vont jusqu’au fond du jardin, là où une fontaine était entourée d’orties plus hautes qu’elle. J’ai regardé le mur du fond du jardin et j’ai pensé à papa qui l’avait escaladé pour mettre la valise pleine d’armes au milieu des orties, sur la fontaine. J’ai alors eu peur d’avoir trahi mon père, j’ai pensé que l’Allemand m’avait peut-être vue. On disait à l’époque que les Allemands pouvaient voir en arrière grâce à leurs lunettes…Il a demandé ce qu’il y a avait dans la fontaine et s’est approché. Mon père a répondu qu’il n’y avait que des têtards et une eau tout juste bonne à arroser le jardin. Papa et l’Allemand ont alors fait demi-tour et sont revenus à la maison.

Il est parti entre deux soldats allemands

L’officier a ajouté alors : vous n’auriez pas dû héberger ce garçon, c’était dangereux. Vous allez quand même nous suivre pour vous expliquer. Papa est parti à pied entre deux soldats Allemands le fusil à l’épaule. Cela faisait une drôle d’impression. Maman disait, peut- être pour se rassurer : il n’a rien fait, il ne craint rien.

Des voisins sont venus nous réconforter et nous demander ce qui c’était passé. C’est à ce moment que j’ai couru chez mon curé en qui j’avais toute confiance. Je faisais du théâtre pour la paroisse, ce théâtre avait pour but afin de constituer un pécule aux prisonniers de guerre qui reviendraient. C’est maman qui m’a envoyée chez le curé. J’ai expliqué à celui-ci tout ce qui se passait et il m’a alors donné le judicieux conseil de ne pas bouger de place la valise d’armes, il m’a dit : méfies toi les Allemands pourraient revenir… Je ne sais pas ce qu’est devenue la valise. Le petit revolver me plaisait et je l’aurai bien gardé en souvenir.

Pendant que j’étais chez le curé ma mère n’a pas perdu de temps. Elle est allée chez le charcutier dont la femme était une ancienne copine d’école à elle. Elle lui a demandé s’il pouvait lui venir en aide. Il a pensé à apporter un jambon à la Kommandantur, jambon que bien sûr ma mère accepté de payer. Comme il ne parlait pas l’allemand il a dit qu’il allait demander à monsieur H T… de l’accompagner. Ce fermier hollandais parlait l’allemand. Je crois d’ailleurs que ce sont eux qui ont ramené papa mais je ne me souviens plus très bien de bien de cela… C’était un beau gros jambon qui a dû faire plaisir à ceux qui l’ont mangé.

Je pense que mon père est revenu dans la journée. Il était soulagé. Là-bas on lui avait expliqué que le jeune était de Drancy et qu’il avait pris le train pour rejoindre ses parents et qu’on l’attendait. Il avait donc été repris. On lui avait dit que c’était un mauvais garçon…. Mon père s’est exclamé : quand j’ai su cela je me suis dit que c’était un petit con, s’il m’avait dit la vérité j’aurais essayé de l’envoyer au maquis

[Bien des années plus tard, on s’est aperçu que le père de Léonie avait obtenu une carte de F.F.I. après la guerre. Peut- être avait- il plus de relations avec la Résistance que sa fille ne le supposait. Sa phrase peut le laisser supposer mais on n’a aucune certitude….]

Le retour du jeune soldat allemand

Le jeune soldat allemand qui accompagnait l’officier est revenu huit jours après. Il voulait soit-disant que papa lui répare un sac en cuir et désirait le récupérer la semaine prochaine. Papa a accepté et il revenu reprendre son sac. Il a demandé combien il devait mais papa a répondu que ce n’était pas grand-chose et ne l’a pas fait payer. Il avait simplement mis une petite pièce pour réparer le système d’ouverture.

[Pendant plus de vingt ans, Léonie a raconté que ce jeune allemand était revenu pour voir si son père n’était pas malgré tout un résistant et s‘il ne s’était pas sauvé après ses événements. Un jour, un de ses fils, après avoir écouté sans broncher ces explications pendant des années, a finalement trouvé cela bizarre-l’affaire était sans importance pour les Allemands-et il lui a demandé si le jeune homme n’était pas tout simplement amoureux d’elle. Elle a alors avoué que c’était le cas. L’Allemand l’avait regardée avec des yeux de merlan frit lorsqu’il était venu dans la boutique. Elle avait honte de dire qu’un Allemand était tombé amoureux d’elle…]

La corvée d’eau

Il n’y avait pas encore l’eau courante au village, elle n’a été installée qu’après la guerre. On allait tous chercher l’eau à la pompe, une jolie pompe, placée devant une porte du parc. Maman affirmait que l’eau avait un très bon goût que l’on ne retrouvait nulle part ailleurs. Cette eau était sans doute bien filtrée.

C’est moi qui allais à la pompe avec, alternativement, deux seaux ou deux arrosoirs. Ma mère et mon frère n’allaient jamais chercher de l’eau. Je n’avais pas de chaussettes car c’était trop cher et cela s’usait trop vite, j’étais donc pieds nus dans mes chaussures et comme l’eau débordait pendant le transport et rentrait dans mes chaussures j’avais les pieds tout mouillés. Il n’y avait pas de disputes à la pompe, les gens y allaient chacun leur tour.

Léonie à 17 ans Son père, R... P... en 1941

Déplacements en vélo

On avait un seul vélo, celui de mon frère. Je me faisais disputer chaque fois que je crevais les chambres à air, on me disait : toi tu te sers du vélo et c’est nous qui le réparons. C’est surtout moi qui utilisait le vélo mais pour faire des corvées un peu partout. Je portais les chaussures faites aux clients, j’allais à Rambouillet faire les courses, j’allais chercher les chaussures à réparer dans les fermes. Là, les fermiers me payaient avec des œufs et du lait, au moins on avait à manger….

J’allais donc au ravitaillement dans les fermes et, un jour, je suis passée par une route où les Allemands étaient à l’exercice, l’officier d’un côté de la route et tout un rang de soldats de l’autre. Je me suis arrêtée, je suis descendue de vélo et j’ai voulu passer par le champ, derrière l’officier. Il m’a alors fait signe de passer devant lui et j’ai fait un signe de tête en guise de remerciement, et c’est tout… J’ai appris plus tard que pour un petit camarade de mon frère cela c’était passé autrement. Il était passé en vélo, ce jour là ou un autre jour, sans s’arrêter. L’officier s’était alors précipité, l’avait arrêté et lui avait flanqué une grande claque. Ce garçon, un gamin de 13/14 ans, est venu ensuite dans notre cordonnerie, comme apprenti. Il m’a dit que j’avais eu de la chance dans cette histoire. Je lui ai répondu que moi je m’étais arrêté et qu’on ne coupait pas un officier de ses hommes. Ce gamin n’avait guère de tête mais moi j’étais plus âgée, j’avais 17 ans environ et j’ai trouvé normal de ne pas passer entre l’officier et ses hommes…

La petite collaboration locale

Parmi les petits collabos du village il y avait le chef des gars du service Retour à la terre. C’était un Alsacien favorable aux Allemands, pourtant un gars du village. Sa femme a été tuée plus tard, au moment de la Libération, elle était partie à Paris avec les Américains, je ne sais pas pourquoi. Les avions allemands ont canardé le convoi dans lequel elle était.

Dans ce petit village on savait qui était favorable aux Allemands mais on n’en parlait pas entre nous. Lorsque papa a été arrêté puis relâché un dame très gentille est venue lui dire : R..., ce n’est pas moi qui t’ai trahi, je suis pour les Allemands mais je n’aurais jamais fait cela. Elle avait peur que papa pense que c’était elle qui l’avait dénoncé. On lui a expliqué que papa avait été arrêté pour une autre raison. C’était une collabo mais elle était tout de même gentille.

Il y avait aussi un musicien dont on savait ou on disait qu’il était pour les Allemands. C’était un Italien. Tout le monde disait qu’il était pour les Allemands mais ce n’était peut-être pas vrai.

Dans un village on connaît tout le monde mais on ne dit rien, surtout quand on était commerçants comme nous. Personne ne disait rien. Les gens ne disaient pas s’ils étaient gaullistes ou s’ils étaient pour Pétain.

Chez le boulanger on servait les Allemands en premier et ils ne faisaient donc pas la queue. Mais la boulangère expliquait que c’était pour se débarrasser d’eux au plus vite. Tout le monde était content, y compris les Allemands dont les gens disaient qu’ils avaient une sale gueule.