Jean Marie Delabre
1924 2016
1924 2016
Avoir eu plusieurs moments d’échange avec M. Delabre a été notre grande chance. Le texte qui suit est issu de ces entretiens, notamment celui du 9 février 2013, et s’achève par un écrit qu’il nous avait confié, rédigé initialement à l’intention de ses enfants et petits-enfants.
Au début de la guerre et de l’Occupation
En 1939, âgé de 15 ans, j’étais à Paris un sage lycéen de Louis-le-Grand qui pratiquait le scoutisme, à l’initiative de Jacques Richet, un camarade qui comptera beaucoup pour moi par la suite. J’appartenais à une famille bourgeoise où l’on parlait de tout, y compris de politique. Mon père était conseiller référendaire à la Cour des Comptes et réserviste.
Les accords de Munich furent indéniablement un soulagement pour mon père, qui avait fait la guerre de 14-18, se trouvait encore en Allemagne en 1919, et ne pouvait qu’apprécier tout ce qui permettait en 1938 de repousser la reprise des hostilités. Mon père m’a d’ailleurs emmené voir Daladier défiler sur les Champs-Elysées à son retour de Munich.
Lorsque Pétain annonça la reddition de la France, nous fûmes horrifiés, atterrés et scandalisés. L’exode nous a dispersés : mon père, mobilisé dès le début de la guerre à Valence en tant qu’officier de réserve dans l’État-major (Chef de bataillon), puis nommé fin 1939-début 1940, en tant que magistrat, et à son grand dam, à la Censure (radio et journaux), avait suivi le gouvernement à Bordeaux puis à Vichy. Sans nouvelles de lui (le téléphone était fort rare à l’époque et le courrier totalement désorganisé), et craignant les bombardements de Paris auxquels tout le monde s’attendait, ma grand-mère, ma mère et ses quatre enfants (mes trois sœurs et moi-même) ont fui pour Caen dont ma mère connaissait le commandant de la Place. Celui-ci lui conseilla de quitter Caen pour la Mayenne, où la famille devait se retrouver partiellement réunie. Toute la famille partit donc, les uns en autos de l’armée (comme ma grand-mère et ma sœur Marileine), les autres en bicyclette (dont moi), d’autres encore à pied (ma mère et mes deux autres sœurs, qui, au bout de deux jours sont revenues à Caen, tant la circulation était dangereuse). Le rendez-vous était fixé à ChâteauGontier en Mayenne, et là, Marileine et moi nous nous sommes retrouvés pratiquement seuls.
Marileine, sœur de Jean-Marie et résistante.
C’est là-bas que nous avons vécu la période de l’armistice et entendu ensemble un appel du général De Gaulle. Puis, deux ou trois mois après, nous sommes rentrés à Paris où mon père retrouva son poste de conseiller à la Cour des Comptes
Devenir résistant
Je suis entré dans la Résistance par de petites choses tout d’abord. Avec Jacques Richet, l’ami qui m’avait entraîné dans le scoutisme, on trouvait insupportable de rester les bras ballants face aux Allemands. On voulait faire quelque chose ; mais quoi ? On a d’abord arraché les affiches de propagande allemande qui fleurissaient sur les murs de la rue des Saint-Pères. Puis Jacques m’a mis dès 1941 en relation avec un petit groupe de jeunes qui voulaient résister et que dirigeait depuis Louis-le-Grand un brillant khâgneux, aveugle, à peine plus âgé que moi : Jacques Lusseyran. Je l’ai rencontré chez lui et il m’a tout de suite fortement impressionné. Le groupe s’appelait : Les Volontaires de la Liberté. On a d’abord réalisé une feuille de chou ronéotypée intitulée Le Tigre. Puis J. Richet m’a mis en contact avec le journal Résistance que nous avons commencé à distribuer début 1942. Fin 1942, nous avons été contactés par Défense de la France, un journal mieux organisé, à plus fort tirage, (imprimé, lui), qui cherchait des distributeurs. Dès lors, nous distribuions les deux : Résistance et Défense de la France. C’est le scoutisme qui m’avait préparé à l’entrée en résistance. Il m’avait permis de m’ouvrir à d’autres milieux que le milieu familial. Par ailleurs, c’est un mouvement qui exaltait (et qui exalte toujours) le courage, l’abnégation, le don de soi. Ses valeurs rejoignaient celles de ma famille, très croyante. Or, croire ne sert à rien si on n’agit pas en fonction de ses croyances. J’étais donc bien programmé pour mal accepter l’Occupation. D’autant que ma mère était lorraine et m’avait fait prendre allemand 1ère langue en me disant : « Il faut connaître la langue de son ennemi », ce qui m’a sans doute sauvé la vie, plus tard, en camp de concentration. Ma sœur Marileine (diminutif de MarieMagdaleine), dont j’ai toujours été très proche, a adhéré en même temps que moi au mouvement Défense de la France. Mais tous les membres de la famille ne militaient pas. Notre sœur aînée, par exemple, avait de toutes autres préoccupations à l’époque.
Résistance et études se rejoignaient : au lycée, je confiais des journaux à des camarades soigneusement choisis, que je sentais sur la même longueur d’ondes que nous (car il y avait des lycéens ouvertement favorables à la collaboration), si possible des provinciaux pensionnaires à Louis-le-Grand (ceux des classes préparatoires). De la sorte, mes journaux partaient avec mes camarades en province quand ceux-ci rentraient dans leur famille pour les vacances ; cela permettait d’élargir le cercle de nos diffusions. Mon père est, paraît-il, tombé des nues lors de mon arrestation. Il n’était pas au courant de mon engagement au sein de la Résistance. Ma mère, avec laquelle j’avais un lien très fort, a toujours tout deviné de nos activités sans jamais rien dire. Ma sœur Marileine était, elle, au courant de tout et pouvait couvrir mes absences au besoin. Par ailleurs, étant lycéen pendant la semaine, je distribuais le dimanche, à la sortie de la messe ou dans le métro. Je participais aussi à des distributions organisées comme celle du 14 juillet 1943, où il fallait à la fois faire vite et toucher beaucoup de monde. Mes absences ne donnaient lieu à aucune enquête familiale, d’abord parce que, étant un garçon, on me laissait très libre et parce qu’elles étaient d’assez courte durée. Mes « missions » étaient assez simples, quoique risquées : il s’agissait d’aller prendre livraison à tel endroit de tant de journaux (souvent lourds) et de les transporter en valise à travers Paris vers un point précis (c’était le moment le plus dangereux), ou bien de les diffuser sous les paillassons, dans les immeubles, sans plus de précision. J’agissais souvent en compagnie de Francis Pette, mon futur beau-frère, souvent au hasard et jamais deux fois aux mêmes endroits, bien sûr.
J’ai ainsi failli me faire arrêter une première fois dans un immeuble dont la concierge m’a pris pour un cambrioleur et a alerté la police. Par chance, un habitant de l’immeuble, ayant sans doute compris ce que je faisais, m’indiqua une sortie à l’arrière alors que la police arrivait par l’entrée. J’en fus donc quitte pour la peur. Après cela, afin de diminuer les risques, on a aussi pendant un temps envoyé les journaux par courrier, au petit bonheur la chance, mais les timbres coûtaient cher. Les choses se sont arrangées quand on a découvert le talent caché d’un camarade, Michel Bernstein : il fabriquait à la perfection de faux timbres à l’effigie de Pétain ! Le 14 juillet 1943, on a reçu la mission d’organiser une grande distribution dans tout Paris, en pleine rue. Le secteur où l’on m’a affecté était la Place des Fêtes, dont je savais à peine où elle se trouvait. J’ai pris l’initiative d’entrer chez chacun des commerçants de cette place et de laisser un petit paquet de journaux près de la caisse. Il faut bien avoir à l’esprit une chose : pour beaucoup de gens, y compris moi, c’était l’existence de tels journaux qui comptait, bien plus que le contenu même des articles diffusés, que je lisais bien sûr, mais à temps perdu et pour lesquels on n’a jamais sollicité mon avis. Il est vrai que je n’avais pas 19 ans et qu’au lycée, nous avions des rédacteurs chevronnés tout trouvés en la personne des khâgneux, élèves de classes préparatoires littéraires, gens de plume par excellence. C’est Jacques Richet qui me transmettait les ordres, m’indiquait les points de rendezvous. Je ne connaissais pas les chefs de réseau, sauf Jacques Lusseyran, vu une fois. C’était fait exprès. On cloisonnait beaucoup pour éviter le démantèlement du réseau en cas d’arrestation de l’un de nous. Je connaissais très peu de monde dans mon propre réseau : seulement les gens que je croisais à la librairie du 68 rue Bonaparte (là où je serai arrêté), et les copains du lycée. En revanche, on ne pensait pas à utiliser des pseudonymes. On s’appelait par nos patronymes, même pas par nos prénoms, ce qui aurait pourtant été plus anodin. Sans doute à cause de l’habitude prise au lycée, un lycée de garçons où l’appel se faisait par les noms de famille uniquement. Jacques Richet étant mon contact, je ne communiquais pas avec Lusseyran. En revanche, nous nous sommes retrouvés à Buchenwald, pendant un mois, dans le petit camp où on maintenait les nouveaux arrivants en quarantaine, sans travail. Nous avons ainsi pu avoir de longues conversations, au cours desquelles j’ai pu apprécier Lusseyran, sa culture, son charisme, sa vive intelligence. Il avait été arrêté au même moment que moi, mais pas au même endroit. C’était un être brillant qui a fait, après-guerre, une belle carrière d’universitaire à l’étranger, puisqu’en France un aveugle ne pouvait pas être enseignant, selon une loi de Vichy qui n’a pas été abrogée avant 1955 ! Il avait un don très spécial : n’étant pas aveugle de naissance, il associait aux gens une couleur en fonction des ondes négatives ou positives émises par la personne, et en rapport avec leur valeur morale. Il avait par exemple tout de suite émis des doutes sur celui qui allait nous trahir et provoquer l’arrestation d’une bonne partie de notre réseau. Il était aussi capable de télépathie. Et au camp, étant parfaitement germanophone, il servait d’interprète, ce qui lui valut la vie sauve… Souvent, c’était les gardiens d’immeubles ou de bureaux qui étaient de mèche et qui nous offraient des dépôts en rez-dechaussée, plus discrets qu’en étages, où nous aurions pu croiser des gens. Les livraisons étaient par définition très irrégulières : d’abord à cause des problèmes de fabrication, dont j’ignorais tout à l’époque : j’ai appris depuis que l’impression se faisait sur du papier acheté, fort cher, au marché noir car il était rationné, comme tout le reste ; et dans les caves de la Sorbonne, grâce à Hélène Viannay, assistante en géologie. Pour des raisons de sécurité, quand j’avais récupéré des journaux, je les cachais à mon domicile, sous mon lit. Lors de mon arrestation, ma sœur a eu la présence d’esprit de tout faire disparaître avant la perquisition. Mon activité fut de courte durée : huit mois tout au plus à Défense de la France, où je me suis engagé fin 1942, car j’ai été arrêté le 20 juillet 1943. Il y avait beaucoup de femmes dans le réseau. Elles étaient souvent sollicitées car moins soupçonnées par l’occupant, par la Wehrmacht du moins, car la Gestapo ne faisait guère de différence entre les sexes. En dehors de ma propre sœur, le mouvement Défense de la France comptait de nombreuses femmes: Jacqueline Pardon, (qui deviendra après-guerre l’épouse de Jacques Lusseyran), son amie de fac, Geneviève De Gaulle, nièce du général (toutes deux seront arrêtées mais seule la seconde sera déportée) et Hélène Viannay, déjà citée. Beaucoup d’entre elles s’occupaient de l’impression des journaux, notamment Charlotte Nadel. (voir note n°1) Les thèmes de Défense de la France étaient soit des articles politiques de fond, traitant notamment de l’avenir de la France, soit des articles d’information tentant de rétablir les faits déformés par la censure et la propagande ennemie. Par exemple, l’article « Terrorisme ou résistance ? », paru dans le numéro 42 du 15 décembre 1943, tâchait de montrer que la liquidation de collabos notoires (magistrats ou policiers trop dociles à l’occupant) relevait d’opérations de justice et ne devait pas être assimilées aux exactions, vols et brigandages exécutés par d’authentiques voyous à des fins de lucre ou de vengeance personnelle, comme tentait de le faire croire la propagande nazie (cf. L’affiche rouge du groupe Manouchian). Les articles politiques, souvent dus à la plume de Philippe Viannay, ménageaient Pétain au début de la publication, mais après la rencontre de Philippe avec Geneviève De Gaulle, ils sont devenus plus gaullistes.
Je ne savais pas du tout à l’époque comment notre réseau se procurait le papier, fort recherché et dont la distribution était contrôlée par les Allemands. J’ai su après coup que c’était au marché noir, grâce aux subsides de M. Lebon, un riche ami de Philippe Viannay. Le format de notre journal a changé au cours des mois, passant d’un simple A4 à un format proche de celui des journaux actuels mais toujours sur une seule feuille recto/verso. Du moins jusqu’à mon arrestation. Peut-être en a-til comporté plusieurs par la suite. Quant à l’impression, c’est grâce à l’argent de M. Lebon que Philippe Viannay a pu acheter une presse à imprimer, installée en cachette dans les caves de la Sorbonne par Hélène, celle qui allait devenir son épouse. Elle avait rencontré Philippe à la Sorbonne où il venait suivre des cours de philosophie en tant qu’agrégatif. Ce ne sont pas des imprimeurs de métier qui imprimèrent les premiers numéros de Défense de la France, mais le couple Viannay et quelques amis, rapidement formés par un imprimeur sympathisant, offusqué des erreurs d’impression que comportaient les premiers numéros, puis épaté par les rapides progrès de ses « apprentis ». A partir de 1943, les besoins en faux-papiers explosèrent : il fallait falsifier la date de naissance des réfractaires au S.T.O ou leur fournir carrément de fausses cartes d’identité, des permis de circulation et des cartes d’alimentation quand ils rejoignaient un maquis. Et, pour les Juifs, il fallait aussi de faux certificats de baptême. On se procurait le matériel à la librairie Bonaparte, puis on fabriquait de faux cachets officiels et on mentionnait comme villes de naissance de préférence des cités dont on savait que les archives avaient brûlé pour éviter de donner aux Allemands les moyens de contrôler l’authenticité de nos mentions. Les naissances en Algérie, inventées par nos soins, étaient donc légion, car incontrôlables puisque l’Afrique du Nord était aux mains des Américains dès 1942. Avec notre poste TSF, nous écoutions régulièrement RadioLondres. Ma sœur Marileine et moi avions entendu, sinon le premier, du moins le deuxième appel du Général de Gaulle, pendant notre repli en Mayenne. Le nom de De Gaulle avant cet appel nous était inconnu. Sa nomination comme Secrétaire d’Etat au ministère de la Guerre, parue dans les journaux, était passée assez inaperçue, de même que ses livres sur la nécessité de moderniser notre armée au lieu de s’en remettre uniquement à notre fameuse ligne Maginot, selon la doxa de l’état-major. Pour écouter Radio-Londres, nous fermions rideaux, portes et fenêtres pour atténuer le bruit. C’est tout. A Paris, bien que le son fût souvent très brouillé vers 20h, on captait chaque soir. C’était très important pour notre moral d’avoir des nouvelles fiables, même si, parfois, elles étaient mauvaises ; Radio-Paris était aux mains des Allemands et faisait de l’intox, d’où la ritournelle de l’époque : « Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand. ». En plus de galvaniser notre moral, Radio-Londres nous permettait de nous organiser et de nous compter, par exemple en nous demandant de nous regrouper à tel endroit, avec une cocarde à la boutonnière ou une croix de Lorraine, à telle heure ; cela nous confortait dans l’idée que nous n’étions pas seuls à espérer renverser le cours des choses. Et puis on avait ainsi des nouvelles du monde libre. A chaque message codé, on imaginait l’exfiltration d’un aviateur ou la livraison aéroportée d’armes ; cela nous exaltait. Mais c’était dangereux ; et pas seulement pour ceux qui écoutaient. Surtout pour ceux qui maintenaient le contact entre France et Angleterre. L’espérance de vie des radios n’excédait pas trois mois à l’époque.
L'arrestation
Mon ami Jacques Richet venait de partir en vacances et m’avait délégué pas mal de missions, notamment celle de récupérer des documents au 68 de la rue Bonaparte, à la librairie « Au vœu de Louis XIII ». Le 20 juillet 1943 était un jour comme les autres, il fallait que je me rende à cette librairie pour y chercher certains documents. Je prends une bicyclette et en quelques minutes, j'arrive devant la librairie. Je trouve curieux que la porte soit complètement fermée, d'habitude elle restait entrouverte… J'hésite un instant à entrer et je me dis que c'est stupide de craindre quelque chose, j'entre donc. À peine entré, je suis saisi par un homme caché derrière la porte, qui m'entraîne tout de suite dans l'arrière-boutique. Je devais apprendre plus tard que les hommes qui étaient là, appartenaient à ce que l’on appelait la bande « Bonny-Lafont », d’anciens policiers et malfrats français qui s'étaient associés et mis au service de la police allemande, la Gestapo. Quelques instants plus tard arrive une jeune fille, qui est projetée dans l'arrière-boutique avec moi, c'était Jacqueline Pardon. Après quelques heures d'attente, nous sommes conduits dans une traction-avant dans un immeuble de la Place des Etats-Unis où était installée la Gestapo. Là, j'aperçois quelques-uns de mes camarades et, dans des caisses, de nombreux exemplaires du journal. Je comprends que le coup de filet a été important… Dans la soirée, je suis embarqué avec d'autres dans ce qu'on appelle un « panier à salade », c'est-à-dire une voiture de police à l'intérieur de laquelle sont de petites cellules. Nous arrivons à nous parler un peu au travers des cloisons métalliques et nous échangeons les noms de ceux de nos camarades que nous avons aperçus et qui ont donc été arrêtés. Le véhicule qui nous transporte s'arrête. Nous sommes à la prison de Fresnes. Nous sommes dépouillés de tout ce que nous avions dans nos poches ainsi que des lacets de chaussures, cravate et ceinture. C'est une habitude dans les prisons de ne rien laisser aux prisonniers de ce qui pourrait leur permettre de se pendre ou de s'étrangler. Un soldat allemand me conduit à l'intérieur de la prison, ouvre la porte d'une cellule, me pousse dedans et referme tout de suite la porte. Je voyais pour la première fois une prison, mais tout était semblable à ce que je pouvais avoir vu dans des films : un grand hall sur lequel donnent plusieurs étages de cellules bordées par des couloirs. Dans cet espace, tout résonne, cris, bruits de bottes, passages de chariots, ouvertures et fermeture de portes. Dans cette cellule où je me trouve, un homme m'accueille gentiment. La cellule est une petite pièce carrée d'environ 2,5 mètres de côté avec une fenêtre à deux mètres de hauteur et pour toute installation une cuvette de waters, seul point d'eau, des lits métalliques qui peuvent se replier contre le mur, une planche en guise d’ étagère et une table scellée dans le mur. Me voilà donc prisonnier. Mon compagnon de cellule a très envie de parler, mais je reste plutôt muet ce premier soir. J'ai appris plus tard que quelqu'un était passé à la maison pour prévenir que nous avions été vendus aux Allemands ; Marileine avait ainsi pu cacher ou détruire tous les documents compromettants qui étaient à la maison, de sorte que lorsque la police allemande vint perquisitionner rue de Beaune, elle ne trouva rien. Certains papiers avaient été montés dans une chambre du cinquième étage et d'autres avaient été jetés dans la cuvette des waters, qui étaient de ce fait bouchés. Papa et Maman étaient là lorsque la police est arrivée. Maman a tout de suite compris ce qui s'était passé, Papa lui ne comprenait pas, n'ayant aucune idée de l'activité clandestine que j'avais. C’est à cause de la trahison d’un des nôtres (Elio Marongin, étudiant en médecine impécunieux, qui fut jugé après-guerre et exécuté) que Jacques Lusseyran et moi-même, mais aussi Pierre Viannay, frère de Philippe, Geneviève De Gaulle et beaucoup d’autres, fûmes arrêtés.
La Prison de Fresnes
Ma vie en prison devait se poursuivre jusqu'à fin janvier 1944. J'ai gardé un très mauvais souvenir de cette période où je fus complètement privé de liberté et obligé de partager ma vie avec une ou plusieurs personnes qui m'étaient imposées. Imaginez ce que cela peut être de se trouver enfermé dans un aussi petit local avec d'abord un compagnon puis au cours des mois jusqu'à trois autres. On ne sait jamais qui sont ces personnes et l'on hésite toujours à leur parler d'autre chose que de ce qui est nécessaire dans la vie de tous les jours. Au cours de mes six mois de séjour dans cette cellule, nous fûmes jusqu'à quatre prisonniers dans ce tout petit espace. L'entretien de la cellule occupait une partie de la journée ; le sol était en parquet que nous devions maintenir brillant sans avoir de cire. J'appris à cette occasion la possibilité de faire briller un parquet avec la partie ronde d'une brosse en bois. Petit à petit, je faisais quand même vraiment connaissance avec mon premier compagnon, Aimable Fouquerel (voir note n°2). C'était un normand natif de Livarot qui avait été placé comme valet de chambre chez Monsieur et Madame Aylé. Ses patrons lui avaient donné la possibilité de s'élever socialement et il était devenu infirmier. Il était resté en relation avec les Aylé et s'était engagé dans le réseau de rapatriement d'aviateurs alliés tombés en France qu'ils avaient fondé. Aimable devait être fusillé. De nos autres compagnons, je n'ai gardé aucun souvenir particulier. La journée était ponctuée par l'arrivée des repas qui étaient bien maigres, mais j'avais déjà l'habitude d'avoir souvent faim. En fin d'aprèsmidi, vers six heures, s'organisait de cellule à cellule une véritable radio-prison. Pourquoi à cette période de la journée ? Probablement parce qu'elle correspondait au moment où il y avait le moins de rondes des gardiens allemands. On entrouvrait la fenêtre et l'on montait sur les épaules de l'un de nos compagnons, alors se développait tout une série d'échanges verbaux. Il s'agissait de nouvelles sur les événements extérieurs que les uns ou les autres avaient pu glaner lors de sorties pour interrogatoire ou de simples encouragements au courage et à la patience. Dès les premiers jours, je reconnus la voix de Jacqueline Pardon qui ne se nommait que de son prénom, Jacqueline, et qui était très active au cours de ces « émissions ». De cellule à cellule, on essayait de communiquer avec l’alphabet morse que j'avais appris comme scout, mais les messages étaient longs à passer et souvent interrompus par le passage des gardiens dans le couloir qui, à travers un œilleton dans la porte, regardaient ce qui se passait dans la cellule. Jusqu'à ce que cela soit interdit aux membres de Défense de la France, je recevais, je crois me souvenir, une fois par semaine, un colis de ma famille. Un gardien allemand entrait avec le colis, ouvrait et dépiautait tout, craignant que soient cachés des objets interdits ; je lui donnais alors mon linge sale, qui m'était retourné avec le colis suivant. Il était interdit d'avoir dans les cellules tout ce qui pouvait permettre d'écrire ou de couper, mais en cherchant bien on découvrait toujours quelques crayons et lames coupantes cachés par les précédents prisonniers. Cela me permit d'écrire un message à ma famille sur un morceau de papier à cigarette que j'avais glissé dans l'ourlet d'un mouchoir. Mon message ne fut pas découvert par ma famille, et je reçus en retour mon mouchoir propre et contenant toujours le message. Quand je racontai cela à maman à mon retour, elle en fut toute malheureuse. Il faut comprendre que nous n’avions aucun moyen de communiquer avec nos familles, ni visite, ni correspondance. Un jour, je fus très étonné de trouver dans un colis un blouson de daim qui était à Papa et que celui-ci utilisait beaucoup. Je compris pourquoi plus tard quand j’appris la mort de Papa … Mon père est mort un mois après mon arrestation, renversé par une voiture. J’étais encore à Fresnes, mais ma famille n’a pas été autorisée à m’en avertir. C’est en camp de concentration, six mois plus tard, que j’ai reçu la lettre de ma mère, rédigée en allemand, m’avertissant de ce décès et des fiançailles de ma sœur Marileine avec Francis ; imaginez à la fois ma joie d’avoir des nouvelles et mon chagrin de savoir que je ne reverrais plus mon père, avec lequel j’entretenais des rapports un peu difficiles, de sorte qu’il n’avait pas eu la volonté, le temps ou l’occasion de me transmettre tout ce que j’aurais voulu savoir de lui… Nous n'avions pas grand-chose pour nous occuper. Un jour, j'avais imaginé d'organiser un jeu de pétanque avec des noyaux de prunes mais le gardien entra et nous confisqua les noyaux. J'avais reçu dans un colis un jeu de cartes qui m'avait été laissé, ce fut l'occasion de jouer à la belote avec Aimable. Il m'apprit ce jeu que je ne connaissais pas, et je m'arrangeais pour le faire gagner tellement cela le rendait heureux, alors que cela m'était tout à fait indifférent… Nous entendions chaque jour dans le couloir des bruits de bottes et d'ouvertures de portes, on venait chercher des prisonniers. Pourquoi ? Nous ne savions pas si c'était pour un départ définitif, pour une exécution ou pour un interrogatoire. Nous nous demandions toujours si cela allait être notre tour. Un jour, ce fut pour moi. On me conduisit au siège de la Gestapo, place des Saussaies à Paris. Là, pour la première fois depuis mon arrestation, je rencontrai des camarades de Défense de la France dans les couloirs, et parmi eux Jacques Lusseyran. Celui-ci arriva à me tenir au courant de l'arrestation ou de la non-arrestation des uns et des autres. Et me dit qu'il fallait au cours des interrogatoires minimiser au maximum le rôle de ceux qui étaient arrêtés. On m'appela et je fus assez longuement interrogé par un officier allemand. Je m'efforçai d'en dire le moins possible, l'interrogatoire fut pénible mais sans aucune violence, contrairement à ce qui arriva à de nombreux résistants. De temps en temps, nous avions droit à la « promenade »; nous sortions de la cellule et avec quelques prisonniers d'autres cellules, nous descendions dans une petite cour entourée de hauts murs où nous devions marcher en rond, ne voyant depuis cette cour rien d’autre, que le ciel… Jacqueline Pardon, future Mme Lusseyran, arrêtée comme nous et enfermée à Fresnes où elle a subi pendant douze jours des interrogatoires musclés, avait repéré l’heure de la relève de la garde, et en a profité pour passer des messages par un coin de la fenêtre de sa cellule ; cela lui valut une punition d’isolement. Mais l’intervention d’une amie de son père la fit finalement libérer fin décembre. Ma sœur n’eut pas cette chance : envoyée en camp, puis en commando disciplinaire pour avoir refusé de travailler dans une usine d’armement, elle écrivait d’admirables poèmes à son fiancé sans savoir s’il les lirait un jour…
Départ pour l’Allemagne
Un jour, le bruit d’ouverture de portes s'approcha puis ce fut notre tour, on m'appela avec le « Raousse » habituel (heraus c'est-à-dire dehors), je compris que c'était le départ de la cellule où j'étais depuis près de six mois ; on me fit descendre dans une cellule au rez-de-chaussée dans laquelle je me retrouvai avec d'autres, nous comprenions, je ne sais plus comment, que nous allions partir en Allemagne. Ce départ ne m'angoissait pas du tout, j'espérais retrouver des camarades et vivre enfin dans un espace plus vaste qu'une cellule de prison, je m'imaginais que nous allions vivre comme les prisonniers de guerre. Les quelques informations que nous avions pu glaner nous laissaient penser que la victoire des Alliés était proche et que notre séjour en Allemagne ne durerait pas longtemps. Le lendemain matin, je crois que c'était le 17 ou 18 janvier, les cellules où nous avions passé la nuit furent ouvertes et dans le couloir où nous étions rassemblés, je reconnaissais de nombreuses têtes connues. Nous fûmes transportés jusqu'au camp de Royallieu à Compiègne. Ce fut un grand soulagement de se trouver dans un camp et non plus dans une prison ; en effet nous n'étions plus dans des cellules mais dans de grands bâtiments avec la possibilité de nous déplacer et surtout d'être à l'air dans la cour du camp. Là nous pouvions retrouver ceux que nous connaissions. En dehors de mes amis de Défense de la France (D.F.), je reconnaissais le père de mon ami Jacques : le Professeur de médecine Charles Richet. Très rapidement, je me joignis à Jacques Lusseyran et à Jean-Claude Comert avec lesquels s'engagèrent de longues conversations au cours desquelles nous évoquions tant ce que nous avions vécu ces six derniers mois, que les idées que nous avions sur la fin prochaine de la guerre. Cette situation qui nous paraissait presque un eldorado ne dura que quelques jours. Le 24 janvier au matin, nous fûmes tous rassemblés, appelés nominativement et comptés selon une procédure que nous allions retrouver en Allemagne. Les Allemands ayant trouvé leur compte d'hommes, les portes du camp s'ouvrirent et le convoi s'ébranla jusqu'à des voies ferrées sur lesquelles stationnait un train de wagons de marchandises en bois du type de ceux sur lesquels étaient écrit « Hommes 40 chevaux en long huit » (cette inscription était faite pour le transport de troupes en cas de mobilisation). En cours de route, je pensais que ma sœur Josette avait une amie qui avait épousé un médecin et habitait Compiègne et que si l'occasion se présentait pour moi de m'enfuir, je pourrais me réfugier momentanément chez elle. Mais il était impossible de s'écarter des rangs sans qu'interviennent immédiatement les soldats qui formaient une chaîne continue. Je me suis toujours demandé si, l'occasion se présentant, j'aurais eu le courage de m'évader et de faire supporter à ma famille toutes les conséquences que cela pouvait avoir. Arrivés devant les wagons nous fûmes, avec les cris et la brutalité coutumière des soldats allemands, propulsés dans les wagons. Chaque wagon fut rempli au maximum, je crois, avec 80 prisonniers par wagon. Les portes furent fermées, nous nous aperçûmes que l'espace dont nous disposions ne permettait qu'à quelques-uns de s'asseoir. La seule lumière était celle qui pénétrait par les interstices des planches formant les parois du wagon. Il y avait un peu de paille sur le plancher et un grand bidon métallique pour nous permettre de satisfaire nos besoins. Pendant 36 heures dans le froid et sans pouvoir s'asseoir le trajet fut très pénible. Nous ne savions pas où nous allions. En route, lors d'un arrêt du train, je déchirai la bande de papier des pains d'épices et écrivis un message pour ma famille disant simplement que je partais pour l'Allemagne et que j'étais en bonne santé et je le glissai entre deux planches du wagon. Ce message devait parvenir rue de Beaune expédié par un anonyme qui l'avait ramassé sur la voie de chemin de fer... Nous passâmes par Soissons et Nancy, en plein vers l'est.
Buchenwald
Après ces très longues heures, le train s'arrêta et, au milieu d'un grand vacarme, les portes du wagon furent ouvertes ; le spectacle qui se présenta alors à nous était une préfiguration de ce nous allions devoir supporter pendant notre captivité et ressemblait à l'image de la descente aux Enfers que l'on trouve sur les murs ou les vitraux de nombreuses églises. Des soldats allemands des sections S.S. étaient le long des wagons avec des chiens hurlants et ils menaçaient de leurs crosses de fusils ceux qui ne descendaient pas assez vite. Derrière, nous apercevions des prisonniers d'une maigreur affolante habillés de ce costume des déportés rayé bleu et blanc avec un petit calot rond sur la tête que l'on pouvait deviner tondue. Tout cela se passait dans un paysage de forêt plein de neige. Nous étions arrivés au camp de « Buchenwald » situé en pleine forêt de Weimar. Ce nom de Weimar ne pouvait pas ne pas nous remémorer nos souvenirs de lycéens faisant de l'allemand puisqu'il s'agit de la ville de Goethe. En un rien de temps nous dûmes nous déshabiller complètement, passer dans une énorme salle de douche, être complètement rasés et nous nous retrouvâmes réunis nus dans un baraquement en bois que l'on appelait un « Block ». Le responsable, le « BlockAltester », nous fit un discours sur l'organisation. Il nous fut délivré notre tenue de prisonnier comportant un caleçon long, une chemise, des chaussettes, une veste, un pantalon et un calot rond, nous reçûmes en même temps un bracelet métallique avec une plaque sur laquelle était inscrit notre numéro matricule, une petite cuvette en acier émaillé et un gobelet en métal. Notre veste portait un triangle rouge avec la lettre F, cela indiquait que nous étions des prisonniers politiques français. La couleur changeait en fonction du type de prisonnier ; sauf erreur de ma part, les prisonniers de droit commun portaient un triangle vert et les homosexuels un triangle rose, la lettre sur le triangle indiquait la nationalité. Nous fûmes installés dans le camp dit de quarantaine où nous allions séjourner comme le nom l'indique quarante jours. Nous nous arrangeâmes Jacques Lusseyran, Jean-Claude Comert et moi-même pour rester ensemble. Je passai là quelques semaines qui ne me semblèrent pas désagréables malgré une population terrible de puces dans les paillasses qui nous servaient de matelas. Nous n'étions soumis à aucun travail sauf quelques corvées comme dans toute vie communautaire. Nous devions aussi pendant cette période recevoir des vaccins qui nous étaient injectés avec des moyens que nos O.N.G. n'oseraient pas utiliser dans les territoires les plus reculés du monde. Nous avions cependant beaucoup de temps libre et la possibilité de nous promener librement dans la cour du petit camp. Comment vous expliquer que je passais des heures entières à parler avec Jacques et Jean-Claude et surtout à les écouter évoquer les sujets les plus variés mais très souvent portant sur la philosophie et la religion ? Ils sortaient tous les deux d'une première année de « khâgne » qui est la classe de préparation au concours d'entrée à l'Ecole Normale supérieure lettres et étaient très cultivés, certainement beaucoup plus que moi. Jacques qui était aveugle nous parlait quelquefois de sa cécité, mais le plus souvent, à son langage, personne n'aurait pu penser qu'il ne voyait pas. Il avait été élevé par des parents qui après l'accident qui lui avait fait perdre la vue jeune enfant, avaient tout fait pour que sa vie soit la plus normale possible. Son père était un homme très cultivé et adepte de Rudolf Steiner, philosophe autrichien dont la doctrine « l'anthropomorphisme » est un mélange de scientisme et de spiritisme : pour lui le développement des facultés intellectuelles et spirituelles de l'homme doit aboutir à une science spirituelle qui nous permettra d'accéder à la réalité suprasensible du monde pouvant conduire l'humanité vers un monde sans mal et sans péché. La littérature allemande et particulièrement le Faust de Goethe ainsi que la musique et le théâtre faisaient partie de son enseignement. Jacques nous parlait de tout cela et Jean-Claude et lui discutaient de leurs lectures. Bien que me semblant inculte en face d'eux, je prenais largement part à toutes ces discussions. Ce monde assez extraordinaire dans lequel nous vivions cette quarantaine prit fin lorsque Jean-Claude et moi fûmes appelés avec d'autres pour un départ du petit camp, nous laissions derrière nous Jacques qui lui devait rester à Buchenwald tout le temps de sa captivité.
Mauthausen
À nouveau, nous fûmes embarqués dans des wagons, mais cette fois nous étions beaucoup moins entassés et pouvions non seulement nous asseoir mais même nous étendre. Il faisait très froid. Le train nous arrêta en Autriche dans une petite ville au bord du Danube : Mauthausen. Le paysage était très beau, la ville avait une allure d'opérette, le Danube n'était pas bleu, mais la légende veut qu'il ne soit bleu que pour les amoureux ce qui n’était pas notre cas. Après notre descente du train, notre convoi se mit en route et après avoir traversé la ville, on se dirigea en montant vers le camp qui dominait la ville.
Steyr
Le « lager » de Mauthausen était un camp central qui expédiait la plus grande partie des prisonniers vers des campssatellites appelés « Kommandos ». Au bout de quelques jours, je fus dirigé vers le kommando de Steyr. Steyr était une petite ville industrielle où étaient construites avant-guerre des automobiles. Jean-Claude était avec moi ainsi que Raymond Bassignot et l'abbé Louis Gittenet avec lesquels je devais conserver des relations de profonde amitié. Le camp était beaucoup plus petit que ceux de Buchenwald et de Mauthausen. Nous fûmes installés dans des baraquements et dès le lendemain affectés à un chantier presque toujours en dehors du camp. C'est à l'occasion des trajets entre le camp et notre lieu de travail que nous devions remarquer une indifférence totale de la population autrichienne pour les prisonniers que nous étions et qui devaient pourtant porter la marque de la vie très difficile qui nous était imposée. Le travail était dur et le très grand froid de l'hiver n'arrangeait pas les choses. Le matin de bonne heure, nous devions quitter notre Block et nous rassembler sur « l'Appelplatz ». Les S.S. responsables du camp prenaient alors part au décompte des prisonniers présents et l'appel durait jusqu'à ce que le compte soit bon. Cela pouvait quelquefois durer longtemps et il ne fallait pas bouger. Certains jours ayant horriblement froid, je ne trouvais pas d'autre moyen de tenir que de me demander qu'est-ce que c'était que d'avoir froid et cela me faisait un peu oublier le froid. Après l'appel c'était le départ sur le lieu de travail. Nous étions divisés en équipes commandées par un « kapo ». Tous les kapos étaient des prisonniers choisis parmi les plus anciens; à Steyr la grande majorité des kapos étaient des Espagnols. Ces Espagnols étaient les survivants des Républicains espagnols que la France avait enrôlés sur le front des combats dans des compagnies de travailleurs et qui avaient été faits prisonniers par les Allemands. Ceux-ci ne les considérant pas comme des soldats ne les firent pas bénéficier du statut de prisonnier de guerre mais les traitèrent comme ils le faisaient des prisonniers politiques. Les survivants n'étaient pas les plus tendres et nous avions ainsi presque toujours des brutes qui en plus, tel était le cas de « Camacho », étaient heureux de se venger sur les Français des épreuves qu'ils avaient subies en France avant celles qu'ils devaient supporter en Allemagne. Louis Gittenet était le souffre-douleur de ce kapo parce qu'il était prêtre catholique. Il acceptait ce traitement avec une remarquable dignité que je n'oublierai jamais. La présence de vermine était un problème permanent ; les châlits étaient infestés de punaises, ce qui ne me gênait pas beaucoup car les punaises ne m'ont jamais piqué mais les poux de corps appelés populairement « morpions » créaient des démangeaisons fort désagréables surtout la nuit. Des inspections avaient lieu et des punitions étaient infligées si l'on trouvait des poux sur notre linge. Même en se lavant très souvent il était impossible d'éviter ces bestioles dont la disparition totale n'arriva qu'avec les Américains et le D.D.T. Il faut comprendre que si la très grande majorité des Français se comportaient correctement vis-à-vis de leurs camarades et qu'une certaine solidarité arrivait à se maintenir, il n'en était pas de même avec la masse des prisonniers et en particulier des Polonais pour lesquels tous les moyens étaient bons pour se procurer plus de nourriture et moins de travail. On peut se demander si la survie de certains n'était pas due à ce comportement ce qui pourrait expliquer que les plus anciens n'étaient pas les meilleurs. Il était nécessaire de faire attention à tout instant à ses affaires et au pain que l'on voulait conserver d'un repas à l'autre, car de nombreux prisonniers étaient à l'affût de tout ce qu'il était possible de voler et de revendre ensuite contre de la nourriture ou des cigarettes. Dans le jargon international du camp, voler se disait « organisieren » ce qui indique bien le rôle du vol dans le camp. Il était fréquent de se faire voler une casquette et pour ne pas subir les conséquences de paraître sans casquette à l'appel, il n'y avait pas d'autre moyen que d'en acheter une à un voleur ou à un receleur en échange de nourriture. II fallait alors supporter encore un peu plus la faim. Les punitions que l'on pouvait avoir à supporter étaient essentiellement des coups ou des corvées à effectuer en plus du travail. Notre régime alimentaire se composait le matin au lever d'un jus noir que l'on appelait café, d'un morceau de pain unique pour toute la journée avec une petite tranche de soi-disant viande et d'un petit morceau de margarine, à midi et le soir d'une soupe plus ou moins claire et dans laquelle le dimanche flottaient quelques morceaux de viande ou à la place parfois une poignée de pommes de terre. La nourriture était le seul moyen de paiement circulant dans le camp et tout se payait avec. Cet ordinaire fut parfois amélioré par des colis venus de France dans les premiers mois seulement. L'équipe dont je faisais partie alla sur divers chantiers: nous travaillâmes assez longtemps à creuser des galeries dans une colline au-dessus de la ville, nous comprenions qu'il s'agissait de pouvoir transférer dans ces lieux les installations de l'usine qui subissait régulièrement des bombardements alliés. Il y avait un grand tunnel central et nous percions des galeries perpendiculaires, certains soi-disant ouvriers spécialisés de métier maniaient le marteau-piqueur et les autres devaient pelleter la terre et les pierres dans des wagonnets. La surveillance ne pouvait pas être constante et nous en profitions au maximum. Malgré cela, compte tenu du peu de forces que nous avions, le travail était très dur et je m'aperçus qu'il était plus dur pour ceux qui devaient charger les wagonnets que pour ceux qui maniaient les marteaux-piqueurs, ces derniers pouvant toujours justifier leurs arrêts du fait que les autres ne déblayaient pas assez vite le terrain. En fait, lorsque le kapo ou les soldats ou encore les ingénieurs passaient, c'était toujours les pauvres manœuvres qui étaient bousculés. Ce chantier avait l'avantage d'être à l'intérieur et il n'y faisait pas trop froid. Les conditions furent différentes lorsque nous fûmes affectés au creusement d'une énorme piscine qui en fait était un réservoir d'eau destiné à permettre de combattre les incendies provoqués par les bombes incendiaires. Nous avons travaillé là en plein air par un froid terrible et nous devions sans arrêt charrier de la terre dans des brouettes. De nombreuses équipes travaillaient à l'usine Steyr mais ce ne fut notre cas que dans une circonstance particulière dont je parlerai plus loin. D'autres équipes s'occupaient de l'entretien du camp, pour eux la plus pénible des tâches était de vider les feuillées ; pour satisfaire nos besoins naturels il y avait dans les camps un grand trou entouré d'un muret et avec une barre au milieu, il fallait s'asseoir sur le muret et appuyer son dos contre cette barre. Il fallait bien de temps en temps vider le trou ... Parfois, rentrés au camp, nous étions appelés pour une corvée, je me souviens en particulier d'un jour où il fallut décharger un camion de briques, j'appris à cette occasion comment il était possible de recevoir et de relancer deux briques à la fois. Nous vivions dans un monde plein de contradictions car nous étions traités comme des forçats et même pire mais le repos dominical était respecté sauf situation exceptionnelle. Une discipline semblable à celle qui doit exister à l'armée régissait le camp : en dehors des appels dont j'ai déjà parlé, nous avions des inspections des blocks par les S.S. du camp et souvent toutes les affaires que nous avions pu cacher dans ce qui nous servait de lit étaient renversées et saisies. Chaque fois que nos cheveux repoussaient, nous étions à nouveau rasés. Parfois au lieu d'avoir tout le crâne rasé, nous avions seulement un coup de tondeuse sur le milieu de notre tête ce que nous appelions une autostrade. L'hiver était très rude et nous passions des jours et des nuits entières sans nous réchauffer.
La lettre de Maman
Nous avions pu envoyer une carte à nos familles qui connaissaient donc notre lieu de détention. Un soir, au retour du travail, on nous annonce du courrier, j'étais le seul Français à recevoir une lettre ; je crois qu'elle était en allemand, j'en ai retrouvé le brouillon français et allemand dans les papiers de Maman. Tous mes camarades m'enviaient d'avoir une lettre, mais celle-ci m'annonçait la mort de Papa depuis le 24 août 1943 et nous étions en mars 1944. J'ai su, plus tard, que Maman avait en vain essayé de me faire prévenir à Fresnes par l'aumônier allemand qui est aujourd'hui considéré comme un Saint mais qui n'était jamais venu me voir en prison. Papa était en bicyclette et avait été renversé par un camion qui l'avait projeté sur le trottoir ; transporté à l'hôpital Marmottan, il mourut une demiheure plus tard, sans que Maman prévenue n'ait pu le revoir vivant. Cette lettre m'annonçait aussi les fiançailles de Marileine avec « ton ami Francis, étudiant en médecine ». Ma première nuit, après ces nouvelles, fut très agitée, je souffrais surtout d'avoir perdu mon père sans avoir pu recevoir de lui tout ce qu'il pouvait m'apporter et je m'en voulais d'avoir eu avec lui si peu d'intimité au cours de mes années d'adolescence. Puisque j'écris ces pages pour vous, mes petits-fils, je tiens à vous dire: profitez de vos parents et de tout ce qu'ils peuvent vous apporter tant qu'ils sont en vie, ils sont irremplaçables pour vous quels que soient leurs défauts et quelques reproches que vous puissiez leur faire. Leur expérience est un apport précieux pour votre vie à venir. Les fiançailles de Marileine me faisaient penser qu'elle avait maintenu des relations avec la Résistance, ce qui m'apportait un grand réconfort en même temps qu'une certaine angoisse.
Le Bombardement
Nous entendions souvent des avions alliés survoler le camp et parfois lâcher leurs bombes. Le sentiment de joie en pensant aux dégâts causés aux installations allemandes était plus fort que la crainte pour nos vies car de toute façon notre espoir de survie devenait de jour en jour de plus en plus mince. Nous étions habitués à nous demander si nous serions encore en vie le lendemain et je crois que, comme moi, les survivants de ces camps ont conservé tout au long de leur vie ce sentiment de précarité de leur existence. Un jour, après un très fort bombardement de nuit, notre équipe fut mobilisée pour aller dans l'usine de Steyr pour dégager vers d'autres lieux les machines des bâtiments détruits. Nous étions en train de travailler lorsque nous entendîmes le bruit d'avions. Nous fûmes tout de suite rassemblés et évacués de l'usine toujours encadrés par des soldats. Nous étions hors de l'usine et de la ville, au milieu d'un champ, lorsque nous commençâmes à entendre l'éclatement des bombes et bientôt c'est au milieu de nous que quelques-unes tombèrent. Tout à coup, je sentis un violent choc contre moi et je ne pouvais plus ni bouger, ni parler, ni respirer... J'étais mort... Je le croyais, j'étais résigné et sans angoisse. Il n'y avait plus qu'à attendre ce qui allait se passer. Je pensais que ma famille serait bien malheureuse. Je ne sais pas combien de temps cela dura. Bientôt, je sortis de cet état. J'étais vivant, j'avais une douleur terrible dans la poitrine, mais à priori aucune blessure. Nos gardiens avec leurs cris habituels rassemblaient tout le monde. Avec beaucoup de mal, je me glissai comme je pouvais pour rejoindre les autres, mes amis m'aidèrent à me rendre jusqu'à un camion dans lequel je fus transporté jusqu'à l'infirmerie du camp. Le docteur, un médecin polonais, fit prendre ma température. Je n'en avais pas, je n'avais pas non plus de blessure apparente, je fus donc renvoyé à mon block et considéré bon pour le travail. Les quelques jours qui suivirent furent épouvantables, il fallait partir au travail comme tous les autres; je souffrais terriblement et mes camarades faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour m'aider. Ce cauchemar prenait de telles proportions que tous me dirent de retourner à l'infirmerie. Cette fois, le test de la température, plus de 40°, entraîna une hospitalisation immédiate. J'avais une côte cassée et une pleurésie. Je restai quelques jours couché et soigné à l'infirmerie locale.
Le Revier de Mauthausen
Les malades ne devaient pas rester à Steyr et, un matin de très bonne heure, je fus installé dans un camion non bâché avec quelques autres prisonniers. Sous un froid saisissant, nous fîmes la route jusqu'à Mauthausen. C'est à l'infirmerie du camp central, le « Revier », que nous nous arrêtâmes. Cette infirmerie était un vrai camp séparé du camp principal et situé au bas des autres installations. Je me sentais très faible, j'avais encore très mal, mais je ne me sentais plus fiévreux. Dans le block auquel je fus affecté, je trouvai un docteur français, le docteur Peyssel, qui fut extraordinaire de gentillesse pour moi pendant tout mon séjour au « Revier ». C'est un nouveau monde que j'allais y découvrir. Là se trouvaient tous les malades du camp principal et ceux de tous les Kommandos qui en dépendaient. En outre, il y avait de nombreux prisonniers russes d'origine asiatique mutilés. Je partagerai longtemps mon lit avec un Uzbek qui n'avait qu'une jambe. Dans notre block surpeuplé de malades, ce qui obligeait à mettre plusieurs prisonniers par lit, existait un secteur particulier réservé à ceux que l'on appelait les « prominents », on dirait aujourd'hui les V.I.P. (very important persons) ou tout simplement les planqués; ceux-ci avaient un régime particulier : un lit pour chacun, une couette recouverte d'une housse en drap, un régime alimentaire de faveur et surtout ils n'étaient soumis à aucun travail. Comme toute institution humaine, l'organisation des camps de concentration secrétait une mafia qui se réservait les places les moins pénibles. A Mauthausen, c'étaient les plus anciens prisonniers et surtout les communistes de tous pays qui constituaient ce groupe. Cette mafia se partageait les postes les moins pénibles et permettait de profiter d'avantages surtout en matière d'alimentation. Vous imaginez facilement qu'ils monopolisaient les postes d'administration du camp et des cuisines. Mon ami Jean-Claude Comert arriva un jour de Steyr et fut installé dans cette partie spéciale du block. Son père qui dirigeait à Londres le journal France avait eu avant-guerre de nombreux rapports avec des journalistes allemands. Lorsqu'il apprit l'arrestation de sa femme qui était d'origine américaine et de son fils, il arriva à contacter un de ces journalistes qui se trouvait à Lisbonne. Il put obtenir la libération de sa femme qui se trouvait déjà dans un camp en Allemagne mais il ne put pas obtenir pour Jean-Claude plus que de lui faire bénéficier à Mauthausen du régime de faveur des prominents. Ce fut une grande joie pour moi que de le retrouver et il fit tout ce que son régime particulier lui permettait pour aider les uns et les autres. Bientôt ma santé s'améliora et je pus rester quand même au revier où j'aidais l'infirmier, Fritz Dahmen, déporté allemand qui portait l'insigne des prisonniers de droit commun. Ce sont mes connaissances en allemand qui me permirent ainsi de prolonger ce séjour avec le privilège de ne pas aller travailler en kommando. Mon travail consistait à prendre la température des malades et à tenir les fiches établies pour chacun. Ces fiches portaient outre le nom de la maladie en latin, (sur la mienne « Pleuritis exsudativa sinistra »), une courbe de température. Les médecins prisonniers faisaient l'impossible pour les malades et blessés, mais ils n'avaient pratiquement rien à leur disposition que quelques cachets qui devaient être de l'aspirine. Tous les soirs, je passais dans les travées entre les lits et remettais à chaque malade des deux étages de lits un thermomètre. Je lisais moi-même la température en essayant de la communiquer à l'intéressé dans sa langue. De nombreux prisonniers essayaient de faire monter artificiellement le thermomètre dans l'espoir que cela leur permette de ne pas repartir en kommando. Petit à petit, j'avais appris à compter dans plusieurs langues dont l'ouzbek. L'état général des malades était épouvantable et chaque matin nous devions évacuer des lits les morts de la nuit ; ils étaient entassés à l'entrée du camp afin d'être comptés et de permettre ainsi au block Altester de remettre l'état en nombre de son block. Sur un tableau noir était inscrit à la craie le nombre de détenus de la veille, plus les entrées, moins les sorties, moins les morts, ensuite une charrette venait enlever les corps qui étaient conduits au four crématoire pour y être brûlés. La fumée de ce four nous indiquait l'importance de la mortalité dans le camp…
L'état des malades était en moyenne très grave, les blessures se transformaient souvent en infection généralisée et la mort s'ensuivait immédiatement. L'odeur des plaies purulentes était très forte. Il n'était pas facile de trouver le moyen de soulager toutes ces souffrances ; seule la volonté de survivre pouvait donner une chance d'éviter la mort et je faisais tout ce que je pouvais pour secouer les malades et les forcer à ne pas rester sans se lever, sans aller dehors se laver quelle que soit la température. Les pansements en papier étaient faits dans un block spécialisé où des médecins déportés faisaient ce qu'ils pouvaient avec des moyens très limités. Les morts étaient rapidement remplacés par de nouveaux arrivants dont le nombre ne cessait d'augmenter surtout à partir du moment où l'avance des troupes alliées entraîna l'évacuation de certains camps dont les survivants venaient augmenter la population de Mauthausen. Le temps nous paraissait très long et chacun de nous doutait de sa capacité de survie, heureusement j'étais entouré d'amis merveilleux; Jean-Claude était toujours là et j'eus le plaisir de voir arriver Raymond Bassignot qui m'avait tant soutenu à Steyr. Ce garçon était issu d'une famille de pauvres paysans du Jura. Dans son enfance, il ne buvait jamais que du petit-lait, sous-produit de la fabrication du beurre à laquelle le lait devait être consacré en totalité. Brillant en classe, il avait été remarqué par le curé et avait continué ses études au petit séminaire. Destiné à la prêtrise, il y avait renoncé tout en gardant une profonde foi religieuse. Il était fiancé à une jeune fille d'Ambérieux-en-Bugey dont il parlait d'une manière émouvante. Il avait été entraîné dans la Résistance lors de son séjour en camp de jeunesse à Uriage. Je devais à mon retour en France profiter de l'amitié de cet être exceptionnel jusqu'au jour où il se noya lors d'un séjour à Malbuisson auquel il m'avait invité avec ses amis de la Résistance. Le souvenir de Raymond ne s'effacera jamais de ma mémoire… Nous apprenions par bribes les événements extérieurs et nous réjouissions des défaites successives des troupes de l'Axe germano-italien mais les conditions de vie dans le camp étaient de pire en pire. Les récits que nous faisaient les rescapés des évacuations d'autres camps n'étaient pas faits pour nous rassurer sur ce qui allait se passer lorsque les Alliés progresseraient encore plus en territoire allemand.
Départ et retour au Revier
Les besoins de main-d'œuvre incitaient les autorités du camp à faire remonter au camp principal tous ceux qui étaient au Revier et semblaient tenir debout et être donc aptes au travail. Malgré le soutien de mes amis et surtout du docteur Peyssel et de Fritz, un jour ce fut mon tour et je dus quitter le Revier. Ceux-ci ne m'abandonnaient pas et il était convenu qu'après quelques jours au camp principal, je simulerais une forte diarrhée afin d'être de nouveau envoyé au revier où je serais affecté au block des « chiasseux » avant de les retrouver dans leur block. Je restai quelques jours au camp dans un block d'attente surpeuplé, et je me présentai un matin me tordant de douleurs au ventre et comme prévu, je fus évacué au block des chiasseux du revier grâce à la complicité du médecin qui m’examinait. Ce block était le pire de tous, le nombre des déportés y arrivant chaque jour faisait que nous étions quatre à cinq par lit malgré une mortalité énorme. L'odeur y était épouvantable; les malades de ce block avaient presque tous des dysenteries foudroyantes, leurs pauvres corps se vidaient complètement et leur mort s'en suivait. Dans la nuit, on entendait le bruit de la chute des corps des morts que les vivants rejetaient de leurs lits. Le Blockaltester polonais était un fou hurlant. Il vivait dans la partie du block qui lui était réservée avec une cour de jeunes garçons en grande majorité polonais. Le médecin du block, un Polonais, qui parlait merveilleusement le français, faisait partie de ces polonais très cultivés et très sympathiques faisant exception parmi une masse de Polonais dont le caractère rampant m'a laissé un très mauvais souvenir. Ce médecin faisait ce qu'il pouvait au milieu de cette masse puante et sans moyens sérieux pour traiter les malades qui souffraient terriblement et mouraient comme des mouches. Ses bonnes relations avec le docteur Peyssel lui permirent de me faire considérer comme guéri et de me faire admettre dans son block. Quelle joie après ces jours d'enfer de retrouver mes amis !
Les événements extérieurs avaient de plus en plus d'incidence sur la vie dans le camp. La nourriture était encore moins copieuse. L'enlèvement des cadavres n'était plus assuré et ceux-ci s'entassaient dehors. Les Asiatiques russes allaient prélever sur ces monceaux de corps les cœurs et les foies pour les manger. Nous finissions par nous habituer à cette horrible odeur de mort. Nous nous demandions si après avoir tant souffert et tant lutté pour survivre nous serions à même de tenir jusqu'à la libération du camp dont l'arrivée était maintenant certaine. Les bruits les plus divers circulaient « les Allemands vont exterminer tous les déportés pour éviter des témoins de leurs actions, les plus malades seulement seraient supprimés etc ». Mes chaussures, si l'on peut appeler cela des chaussures, une semelle de bois avec deux bandes de tissu accrochées entre elles par un rivet, m'avaient provoqué une blessure sur le côté du pied droit; les pansements en papier n'avaient pas permis à la plaie de se guérir et je me trouvais avec un phlegmon assez profond qui me rendait la marche difficile et me faisait beaucoup souffrir.
Espoir de rapatriement
Par Jean-Claude, j'appris un jour qu'il avait été informé que les prisonniers français allaient être rapatriés par des camions de la Croix-Rouge suisse, qu'un premier convoi arriverait sous quelques jours, que la liste des premiers partants était en train d'être établie, qu'il savait qu'il serait sur cette liste et qu'il essayait de m'y faire figurer. Je fis partie des Français rappelés du revier afin de pouvoir partir avec le convoi de la Croix-Rouge, je me faisais déjà une joie de rentrer enfin et de sortir de ce cauchemar. Malheureusement, il y avait trop de prioritaires pour que Jean-Claude ait pu m'imposer parmi les partants. Je me consolai en pensant que Jean-Claude pourrait donner de mes nouvelles à ma famille dès son arrivée à Paris, ce qu'il fit. Le convoi suivant devait venir prendre les autres Français, ce convoi n'arriva jamais. Je me trouvais donc en attente au grand camp avec la plupart de mes amis dont Raymond et un jeune agriculteur du Massif central, Laboriau. La désorganisation du camp s'amplifiait de jour en jour et nous sentions la fin prochaine avec toujours la même angoisse de tenir jusqu'au bout et de ne pas être victimes de nos bourreaux.
Mai 1945 : La libération du camp
Il n'y avait plus de départs pour les kommandos, nous étions souvent désœuvrés. Depuis quelque temps, nous avions l'impression qu'une grande partie des S.S. avait quitté le camp et avait été remplacée par de vieux soldats autrichiens. Nous étions au début de mai 1945 et nous entendions au loin des bruits de canon. Alors tout se bouscule, les V.I.P. du camp se soulèvent, prennent les leviers de commande du camp après plus ou moins de combats contre ce qui restait de gardiens. Nous voyons arriver dans le camp deux voitures de la CroixRouge dont les passagers nous disent que les troupes américaines sont dans la région et qu'ils vont les informer de l'existence du camp qu'elles semblent ignorer. Les troupes américaines arrivent et prennent la place des gardiens allemands. Le 8 mai au matin, j'écris ceci sur un bout de papier que j'ai conservé : « Au réveil, j'ai la douce impression du réveil dans un nouveau lieu de villégiature, le soleil se lève et annonce une belle journée. Tout semble beau aujourd'hui dans l'enceinte de Mauthausen. Un café sucré est le premier repas de la journée. Nous sortons avec Raymond et franchissons les brèches réalisées dans les barbelés et entrons dans les baraques SS et pillons. Mon pillage est celui d'un intellectuel : papier, bouquins, Raymond plus pratique que moi ramène une canadienne. De retour au block, je rencontre Bernard avec qui je repars à la recherche du butin. Bernard découvre un dictionnaire Français-Allemand. Quelle trouvaille ! Toutes nos journées vont être occupées. Le 8 mai ne m'a pas trompé car à l'aurore la radio annonce la fin de la guerre en Europe ; la souffrance de millions d'hommes va ainsi cesser. Chez nous, peu d'enthousiasme… Pour nous, le plus beau jour a été le 5 mai le jour de notre libération par les Américains, et ce jour est trop peu éloigné pour que la nouvelle de ce jour provoque de nouveau une joie délirante. À deux heures, bonne soupe. L'après-midi, nous avons la visite de deux officiers français, anciens prisonniers de guerre à Linz. L'un d'eux vient au block et propose de prendre des lettres pour la France qu'il fera parvenir à destination par les armées. Fin de journée de lager libre. Ce fut une belle journée ».
Je me souviens encore de la joie que nous ressentions, lors de ces visites de Français, à entonner tous ensemble la Marseillaise. Raymond me fait alors savoir qu'il n'a pas l'intention d'attendre notre rapatriement et qu'il a décidé de partir par ses propres moyens et il insiste, avec toute son amitié, pour que je me joigne à lui. Je refuse car ma blessure au pied m'empêche de marcher et je crois en plus que je n'avais pas envie de me lancer dans une aventure nouvelle. J'avais tort car il fallut attendre encore plus de deux semaines au camp. Raymond arriva bien avant moi à Paris et contacta ma famille. Ces dernières semaines au camp ne furent pas faciles. La nourriture, plus abondante mais ne convenant pas à nos organismes de sous-alimentés, fit de graves ravages et je vis mourir plusieurs camarades de dysenterie dont le pauvre Labouriau.
Le voyage de retour
Chaque jour nous pensions que le lendemain serait le jour du départ. Ce jour arriva, tous les Français sauf les plus malades furent rassemblés, chargés dans des camions qui les conduisirent jusqu'aux abords de l'aéroport de Linz. Là, on nous distribua des capotes militaires françaises kaki en nous expliquant qu'il était indispensable de les mettre car nous devions nous faire passer pour des prisonniers de guerre français, ces derniers ayant priorité pour être rapatriés. En un long cortège, nous parvînmes à l'intérieur d'un grand hangar de l'aéroport. Nous y passâmes la nuit, sur un sol recouvert de paille souillée et remplie de vermine. Le bruit se répandait que des cas de typhus avaient été reconnus et pouvaient empêcher notre rapatriement. Encore de l'angoisse, toujours de l'angoisse. Le lendemain matin, laissant derrière nous quelques-uns de nos camarades trop malades, nous étions conduits au pied d'avions américains du type que l'on appelait « forteresse volante » et montions à bord. Ces avions n'étaient pas du tout équipés pour le transport de personnes et nous fîmes le voyage assis à même le sol de la carlingue là où, je l'imaginais, étaient habituellement installées les bombes. C'est donc au milieu d'un bruit terrible, mais qu'importait, que nous volions vers la France.
La France
Après un vol qui ne me parut pas très long, nous atterrissons dans un lieu inconnu de tous ; il s'agissait d'un aéroport militaire à Bruyères, au nord de Paris. De l'aéroport à la gare du Nord, nous sommes transportés en train, mais cette fois assis dans des wagons de voyageurs, puis en autobus jusqu'à l'hôtel Lutetia. Des drapeaux français partout avaient remplacé les drapeaux à croix gammée qui trônaient lors de mon arrestation, deux ans auparavant. L'émotion était considérable. Nous entrons dans l'hôtel au milieu d'une foule qui espérait reconnaître le visage de l'un des siens et qui nous criait : « Avezvous connu tel ou tel… ? ». C'était alors, je crois, le début de l'après-midi, je n'étais pas loin de chez moi, j'aurais pu partir et revenir ensuite pour toutes les formalités à accomplir, mais je voulais sortir définitivement de mon cauchemar et pour cela j'avais besoin que tout ce qui pouvait me rattacher à ces deux années soit terminé. Je restai donc à l'hôtel et dus me plier à tous les examens et interrogatoires que la situation exigeait. L'administration française craignait que s'infiltrent au milieu des rapatriés des personnes recherchées par la police et faisait donc son enquête sur chacun. Ma famille avait été prévenue de mon arrivée et je pus ainsi tomber dans les bras de Marileine, Josette et Maman. C'est dans le restaurant de l'hôtel que je revis Maman avec une émotion qui en écrivant cette phrase, me fait encore venir les larmes aux yeux. Elle avait beaucoup grossi, mais son regard n'avait pas changé. Nous n'eûmes pas une grande conversation, nous nous embrassâmes et nous regardâmes. J'appris la mort des deux grands-parents que j'avais connus : Mémé la mère de Papa, Grand-Papa le père de Maman. Ce dernier, me dit Maman, lui avait juste avant de mourir demandé: « Quel est ce bruit que l'on entend ? » Elle avait regardé par la fenêtre et lui avait répondu : « Ce sont les troupes françaises qui entrent dans Paris et passent sur le quai… ». Il avait souri et était mort… Je repartis dans les bureaux que je ne pus quitter qu'à deux heures du matin. Georges Marielle averti de mon retour resta avec moi jusqu'au bout et nous rentrâmes ensemble au 14 de la rue de Beaune.
Enfin vraiment libre
J'étais libre cette fois pour de bon. Le lendemain, Mademoiselle de Coulanges qui disposait d'une voiture m'emmena chercher ma sœur Pascale qui était dans un camp scout aux environs de Paris. J'étais libre, chez moi, avec Maman et mes sœurs chéries, j'avais retrouvé ma chambre inchangée, j'étais très fatigué, je ne pouvais pas mettre de chaussure à mon pied droit. Je dormais beaucoup et, à travers mon sommeil, j'entendais la voix de Maman dire aux nombreuses personnes qui venaient prendre des nouvelles : « Je ne veux pas le déranger, il dort ». J'avais passé mon dix-neuvième anniversaire en prison, mon vingtième en Allemagne... J'avais 20 ans, ma vie d'adulte devant moi. À ce jour, bien des amis de cette période ne sont plus là : Raymond Bassignot s'est noyé lors de notre séjour à Malbuisson, Jacques Richet a disparu en Méditerranée à bord d'un voilier, le Rollon, Jacques Lusseyran est mort dans un accident de voiture. Pierre Meifred Devais a été fusillé par les Allemands… Ces quelques années de ma jeunesse ont certainement beaucoup marqué l'ensemble de ma vie et influencé mon caractère. Dans mes réflexions en prison mais surtout au camp, je me disais que ma vie se terminerait sans avoir connu la chaleur de l'amour d'une femme, ni le bonheur de me perpétuer dans la personne d'enfants.
Mais je suis sorti de cet enfer et j'ai connu l'amour d'une femme, et une vie très heureuse grâce à la famille que nous avons constituée ensemble…
J'ai rencontré dans ma vie beaucoup de personnes exceptionnelles, certaines d'entre elles m'ont permis de réussir ma vie professionnelle et d'avoir une vie matériellement aisée. La chance que j'ai eue tout au cours de ma vie après ces années, dont je viens de vous parler, m'a créé, maintenant que je suis en retraite, un devoir, que je ne me sens pas le droit de trahir, celui de consacrer une partie de mon temps à aider ceux que les circonstances de la vie laissent au bord de la route.
Jean-Marie Delabre avec Marie-Josée Chombart de Lauwe et Frania Haverland
Responsables du texte : Fabienne Henicz et Jean-François Couriol.
Notes
Tout comme son amie Geneviève-Anthonioz De Gaulle, Jean-Marie Delabre consacra jusqu’ à sa disparition une partie de son existence à participer à des manifestations caritatives tournées vers les plus démunis… Il resta un homme de cœur jusqu’au bout.
N°1 : Charlotte Nadel : née en 1920. Membre co-fondatrice à la fin 1940 du mouvement « Défense de la France » , responsable technique de la composition et de la typographie du journal. Philippe Viannay charge Charlotte Nadel de l'organisation, de la fabrication et de la diffusion du journal clandestin. Elle développe alors la branche impression du mouvement. Après y avoir échappé à plusieurs reprises, Charlotte Nadel est arrêtée le 27 mai 1944 ; internée au camp des Tourelles, elle est libérée à l'ouverture du camp dans la nuit du 16 au 17 août 1944, et rejoint aussitôt le maquis de Seine-et-Oise Nord que dirige le commandant Philippe Viannay.
N°2 : Aimable Fouquerel, membre du réseau clandestin du MI9 et de la sûreté de l'Etat belge (agent de renseignement et d’action du réseau Comète). Il fut arrêté par les autorités allemandes le 7 juin 1943 à Paris pour avoir favorisé l'évasion par l'Espagne d'aviateurs alliés. Condamné à mort, le 15 mars 1944, par le tribunal militaire allemand de Paris, Aimable Fouquerel fut fusillé le 28 mars 1944 au MontValérien.
Bibliographie recommandée :
Et la lumière fut, Jacques Lusseyran; Editions La Table ronde, 1953 vel Editions Le Félin, collection Résistance, 2005. Le Voyant, Jérôme Garcin ; Editions Gallimard, 2014.
Une certaine idée de la Résistance, Défense de la France 19401949, Olivier Wieviorka ; Editions du Seuil, 1995. Mouvements de résistance in Dictionnaire historique de la Résistance, Laurent Douzou ; Editions Robert Lafont, 2006. Du bon usage de la France, Résistance, Journalisme, Glénans, Philippe Viannay ; Editions Ramsay, 1988. Elles et eux de la Résistance, pourquoi leur engagement, Caroline Langlois et Michel Reynaud ; Editions Tirésias 2003.