Jeannette Hulin
Je suis arrivée à Argenteuil à l'âge de cinq ans en 1925. Je suis allée à l'école Jules Ferry, et peu de temps après, j'ai eu beaucoup de contacts avec des anti-fascistes italiens qui avaient été exilés en Suisse avant la Première Guerre Mondiale. Là, ils avaient été amis avec Mussolini qui était alors socialiste. Mais après la fin de la guerre, en 1919, quand Mussolini est revenu en Italie (ainsi que nos amis), il a fait sa marche sur Rome, ce qui était tout à fait à l'opposé de ses idées premières. Mes amis l'ayant nourri lors de leur exil commun en Suisse, il leur a conseillé de quitter le pays, car sa milice allait les emprisonner et les envoyer au bagne de Pianosa (à côté de l'île d'Elbe). Je les ai donc connus quand ils sont arrivés en France. Ils parlaient du fascisme italien et commençaient à se préoccuper d'Hitler.
Mon père s'était engagé dans la guerre de 14-18 et en parlait. Il avait été brancardier, et il m'a dit que, quand il allait chercher les morts sur le terrain, ça bombardait, ça bombardait ! Un jour, il a sauté dans un cratère d'obus où il entendait quelqu’un appeler, c'était tout mou, il avait sauté sur les tripes d'un copain... Quand vous avez cinq ans et que vous entendez ça... Moi, je me fichais sous la table tellement j'avais horreur de la guerre ! J'en avais une peur, une horreur, une haine, c'était devenu viscéral !
A l'école, j’étais au contact d’enfants d'immigrés, italiens et polonais, car, comme la France avait perdu beaucoup d'hommes pendant la guerre de 14, on avait fait venir beaucoup d'étrangers. A Argenteuil, il y avait donc de nombreux enfants d'immigrés, et le racisme existait, comme aujourd’hui: les Italiens étaient appelés les « macaronis » et les Polonais les « polaks ». Heureusement ça n'a jamais été plus loin. Pour moi, il n'y avait pas de différence. Je vois toujours beaucoup de camarades de cette époque-là.
En 1929, il y a eu une crise économique épouvantable. Il y avait du chômage partout, on devait organiser des soupes populaires, on distribuait aussi des bons d'alimentation pour du sucre, du café... Dans les écoles, on donnait des tabliers, des chaussures pour les enfants.
Et arrive 1933, année où Hitler est parvenu au pouvoir en Allemagne. Moi, j'avais douze ans et on entendait vaguement parler d'Hitler à la radio, chez nos voisins. Puis il y a eu le putsch de février 1934, et une ligue, qui était plus ou moins liée avec Hitler et Mussolini, a essayé de prendre le pouvoir en France. Ça s'est passé place de la Concorde, ils ont mis le feu à des taxis, etc. En 1936, arrive le Front Populaire constitué du Parti Socialiste, du Parti Communiste et du Parti Radical Socialiste. Il y a eu des élections et ils ont gagné. Sous ce gouvernement, il y a eu des grèves, mais ça a été formidable car des gens, qui travaillaient dans les usines et qui n'avaient jamais eu de vacances de leur vie, en ont eu pour la première fois. C’était très émouvant : mon futur mari, Jean, qui avait seize ans, a vu dans le métro un homme qui lisait le journal en pleurant. Jean le regarda, et le monsieur lui dit : « Vous rendez-vous compte ? C'est la première fois de ma vie où j'aurai quinze jours de congés payés, et je vais travailler quarante heures par semaine au lieu de soixante ! » Pour lui, c'était quelque chose de formidable. Ça marque des trucs comme ça...
En 1936 toujours, j'étais entrée à l'Ecole de Physique-Chimie de la Ville de Paris, tandis qu’à Argenteuil je faisais partie de la Maison de la Culture qu’on venait de créer. Je m’occupais des jeunes, des étudiants. En1938, Hitler fait des siennes, il annexe l’Autriche et se prépare à faire pareil pour la Tchécoslovaquie. En septembre, les Français et les Anglais vont discuter avec Hitler et Mussolini et signent les accords de Munich. A ce moment-là, tout le monde a pensé qu'il n'y aurait pas de guerre.
On arrive au 1er septembre 1939, les Allemands entrent en Pologne, l’Angleterre leur déclare la guerre à onze heures et la France à dix-sept heures. A cette époque-là, je me trouvais dans le sud-ouest, et je devais remonter sur Paris car j'avais un examen de physique-chimie à passer. On est rentrés sur Paris et je me suis dit, quand les Anglais ont déclaré la guerre : « Mais ce n’est pas vrai, les Français ne vont pas suivre ! Ce n’est pas vrai, on ne va pas recommencer ! » Mais quand on est arrivés à Argenteuil, dès le premier soir : Alerte !
Hitler et Staline, en août, avaient signé le Pacte Germano-Soviétique (pacte de non-agression), ce qui avait eu un très mauvais impact sur la population française : ça a fait mal voir les gens proches du Front Populaire qui étaient plus ou moins apparentés aux communistes. Le gouvernement français a donc dissout le Parti Communiste (car il y voyait « la main de Moscou »), ainsi que les syndicats dirigés par des communistes. Y est passée aussi l’Association des Maisons de la Culture. Nous, on n’a pas voulu se laisser faire, et on a commencé à imprimer des tracts. Mais les gens, surtout de droite, disaient : « Plutôt Hitler que le Front Populaire ». Et des jeunes communistes que je connaissais ont été dénoncés et arrêtés. Ils ont été passés en jugement et ont fait de la prison.
Chez mes parents, il y avait une machine à écrire, et on écrivait et imprimait des tracts contre l'Allemagne nazie, contre les fascistes etc. On mettait aussi des mots d'ordre sur les murs et les trottoirs («A bas Hitler !» par exemple), on mettait du goudron dans les masques à gaz, etc. Comme on était au courant que les autres savaient qu'on avait une petite imprimerie, on a tout caché, car on s'est dit que ça sentait mauvais et on a bien fait ! En effet, le cinq septembre, les policiers d'Argenteuil sont arrivés à la tombée de la nuit. L'un s'appelait Quintard, dit
« Bébé Cadum », et l'autre s'appelait Fontaine, il habitait près de chez mes parents. Ils ont fait la perquisition. Dans le salon, il y avait un buffet où était placée la grande photo d'un de mes cousins mort en 1925. Il y avait un livre dédicacé par des gens de la Maison de la Culture et par des communistes. Ma mère s'est rappelé ce livre et elle a placé la photo devant pour le cacher. Heureusement, sinon on aurait tous été arrêtés ! Elle s’est exclamée : « Ça, c'est la photo de mon neveu, ne mettez pas vos sales pattes dessus ! » Après, ils sont montés dans nos chambres et comme, à l'école, on nous avait donné des livres rouges, ils ont vu « rouge » (c'est le cas de le dire) : «Regardez-moi ça, c'est des communistes ces gens-là ! » Ils ont foutu les livres en l'air, ils ont fouillé dans la lingerie intime : tout a été mis en vrac, mais ils n'ont rien trouvé. Ils ont emmené mon père, mais il a pu revenir dans la nuit. Il est passé devant le conseil de la SNCF (il était cheminot) et a été muté grâce à Raoul Dautry, l’ancien directeur des Chemins de fer. Celui-ci connaissait personnellement mon père et s'en porta garant. Mon père a donc été muté près de Chartres, mais on lui a interdit d'envoyer sa paye à la maison et de séjourner à Argenteuil. De plus, on nous a enlevé toutes nos facilités de transport, de sorte qu’on ne pouvait même pas aller le voir ; heureusement, la solidarité des cheminots nous a permis de lui rendre quelques visites.
Un jour, à la Noël 1941-alors qu’on vivait tous avec ma seule paye- j'ai pu acheter un beau sapin au marché noir. Il touchait le plafond tellement il était grand, et j'avais trouvé des guirlandes et différents ornements pour le décorer. Tout d'un coup, je vois « Bébé Cadum », Fontaine, un officier S.S et un gendarme-interprète sortir de la maison d'en face où vivaient des Italiens, et se diriger vers notre maison. Mes parents n'étant pas là, mon frère et moi avons caché les quatre petits. Les officiers arrivent,
« Bébé Cadum » voit l'arbre de Noël et dit : « Ah ! Ces salauds de gaullistes, ces terroristes, regardez comme ils fêtent Noël, alors que nous on peut rien acheter à nos gosses ! » II posait plein de questions : «Où est votre mère ?» etc. On lui a dit que notre mère était allée voir notre père exilé, mais toujours est-il que, pour eux, on était des terroristes et ils venaient pour nous arrêter. L'officier S.S n'arrêtait pas de regarder le sapin et, au bout d'un moment, j'ai entendu qu'il en parlait alors que Quintard disait : « Allez, préparez vos affaires, on vous emmène en prison tous les deux et là-bas vous parlerez, on en a les moyens ! » Mais là, l'officier allemand a fait dire par l'interprète : « Dites à ces policiers français que s'ils n'arrêtent pas d'embêter cette famille, s'ils touchent un cheveu de leurs têtes, ils auront à faire à moi ! Des gens qui fêtent Noël avec une telle splendeur ne peuvent pas être des terroristes. » Bébé Cadum , avant de partir, s’est retourné vers moi et a dit : « Vous en faites pas, vous ne perdez rien pour attendre, je vous aurai au virage ! » Mais il a jamais pu nous avoir, c'est donc l'arbre de Noël qui nous a sauvé la vie !
Quand les Allemands ont repris la direction du groupe lorrain où je travaillais, ils m’ont licenciée. Par la suite, j'ai reçu plusieurs offres d'emplois et, en novembre 1942, j'ai été recrutée par la Société Nationale de Construction de Moteurs (SNCN), qui fabriquait des carlingues d'avions et des hydravions pour l'Allemagne. Ils m'ont recrutée car ils n'avaient pas de laboratoire et m'ont donc chargée d'en monter un à Sartrouville (je continuais à faire de la Résistance par ailleurs). Ce laboratoire n’a été en état de fonctionner qu’à la fin de 1943 (j'ai fait traîner). Au mois de janvier 1944, j'ai remarqué que, quand je faisais des analyses ou autres petits travaux, la flamme de mon bec Bunsen vacillait car il y avait des courants d'air. Alors un midi, je ne suis pas allée manger, j’ai vérifié qu’il n'y avait personne aux alentours, j'ai renversé mon bec bunsen et j’ai donc foutu le feu, ce qui a permis de retarder encore plus la production. Ils m'ont licenciée pour incapacité. Mais je n’ai pas voulu me laisser faire et je les ai attaqués aux Prud'hommes pour licenciement abusif : ce n'était pas de ma faute s'il y avait des courants d'air ! Puis le débarquement est arrivé, et ça s'est terminé comme ça.
Pour en revenir à 1943, mon frère, qui était instituteur, a été envoyé au S.T.O au mois de juillet sur le mur de l’Atlantique (construit sur ordres des Allemands pour empêcher les Anglais de débarquer), et s'est évadé pour se réfugier chez des membres de notre famille qui étaient dans le coin. Quand il est revenu à Argenteuil (je ne sais pas par quel moyen), il a intégré un groupe de résistants. On a su plus tard qu’il donnait des cours clandestins à leurs enfants. Mais, tous ont été arrêtés au mois de septembre.
On avait un voisin qui « fricotait » avec les Boches et qui travaillait avec la Gestapo à Paris, rue des Saussaies, où mon frère a été torturé avec les autres résistants. Ma mère a dit aussitôt : « C'est un voisin, je vais aller lui parler », mais quand elle est arrivée, il a fait répondre par une secrétaire qu'il y avait sept cellules de prêtes pour toute notre famille et qu'il voulait nous « faire notre fête ». A la Libération, il a été arrêté par le groupe de Mitterrand, jugé et guillotiné en décembre, ce qui était normal car c'était des « saloperies » ces gens-là !
Pour en revenir à mon frère, il a été interné à la Santé, puis à Compiègne, puis au camp de Buchenwald. Arrivés à neuf cent six ils ne sont restés qu’à cinq. Il a fait ce qu'on a appelé « la route de la mort » en avril 1945 pour aller à Dachau car les Allemands les « évacuaient ». Le 30 mai, il avait un camarade qui ne pouvait plus marcher et il a pris sa place. C'était le dégel et il y avait des mottes de terre dans lesquelles il a buté, alors un jeune S.S français de dix-sept ans lui a donné un coup de revolver dans la nuque. Les autorités sont venues annoncer ça à ma mère trois ans après...
Pour ma part j'ai transporté des armes dont la seule mitraillette qu'on ait eue à Argenteuil et qu’on avait obtenue par parachutage. On a fait exploser des camions allemands grâce à des bouchons au phosphore (celui-ci s'enflamme à l'air libre) que je fabriquais dans les laboratoires.
Pour narguer les Allemands, avec mes copines, on se baladait avec une robe blanche et une ceinture tricolore, et on allait porter des fleurs bleues, blanches et rouges au monument aux morts d'Argenteuil. Le 11 novembre, on accrochait des guirlandes aux couleurs de la France à la gare d'Argenteuil en face de la Kommandantur (on a échappé de justesse à la rafle de 1940 sur les Champs-Elysées). J'ai aussi lancé des clous à trois pointes sur les routes pour crever les pneus des convois allemands. On faisait aussi passer des juifs en zone libre grâce aux cheminots que mon père connaissait.
Après la Libération, on a attrapé « Bébé Cadum », on l'a mis dans une niche de chien avec un collier et une laisse et on l'a fait manger dans une écuelle. Mais c'était rien : il avait soixante-dix morts sur la conscience.
Après il a été arrêté et condamné à mort, mais finallement il n'a pas été exécuté, et il est mort tranquillement dans son lit.
Donc, retenez surtout qu'il ne faut jamais se laisser faire ! -'
Pour finir, j'aimerais vous lire des extraits de la conclusion de mon livre :
« A la Libération reviennent ceux qui avaient été obligés de se cacher et ceux qui, arrêtés, furent libérés des prisons. Nous apprîmes alors les faits commis par la police française dévouée aux nazis : l'horreur dépasse l'imagination.
A cette époque il fallait alors s'atteler à d'autres taches. En premier lieu, en terminer avec le fascisme et le nazisme, et en second lieu, reconstruire la France économiquement et socialement.
Les prisonniers qui échappèrent aux massacres et au génocide rentrèrent. En quel état ? Je ne le dirai pas ici.
A ce moment, il suffit de savoir que l'indicible dans l'horreur était atteint.
La Résistance ne fut pas une épopée mais un engagement profond, cela reste encore et restera…
Jeannette s’est éteinte un an après Jean en 2009.
Propos recueillis par Claire Lavenant dans le cadre du Concours de la Résistance.