Souvenirs d’adolescence
1939-1944
1939 :
L’année de mes onze ans... Mais aussi l’année de la guerre.
Je résidais alors dans ma famille maternelle à Nanterre (actuel département des Hauts-de-Seine). Ma famille paternelle était domiciliée à Sartrouville (actuel département des Yvelines).
1940 :
A notre retour d’exode, j’apprends que mon grand-père paternel ainsi que mon oncle Georges, un frère de mon père, tous deux ressortissants anglais, ont été arrêtés par la police allemande, puis internés à la caserne de Saint-Denis transformée en stalag.
Ma grand-mère paternelle d’origine irlandaise née en France n’a pas été inquiétée.
Mon oncle Henri, le deuxième frère de mon père, né en France, est toujours soldat, mais en Syrie.
1941 :
La police de Vichy prend le relais, avec zèle, de la police allemande. Ma grand-mère paternelle est assignée à résidence. A la maison, nous avons la visite de deux policiers vichystes. Ils demandent que je justifie de ma nationalité française, ma mère le fait sans difficulté avec son premier livret de famille.
Alors ils attaquent la mémoire de mon père : « S’il est devenu français, c’est grâce à des lois votées par des députés serviles et corrompus à la solde d’une république décadente ». Ma mère leur fait remarquer que ces lois incriminées avaient été votées sous la Première République et non sous la Troisième.
Ne pouvant contester ces arguments, ils s’en sont pris alors à moi, en déclarant que je ne serais qu’un Français de deuxième ordre, car je n’étais pas de souche. Il s’en suivit une joute oratoire entre ma mère et ces deux individus.
Ils nous quittèrent en nous annonçant qu’ils allaient faire un rapport et que leur hiérarchie déciderait de la suite à donner à cet entretien …
L’aumônier de la paroisse est passé dans les familles, pour annoncer la reprise des activités des mouvements de jeunesse.
Ma mère profita de sa visite pour lui parler de cette histoire de nationalité.
Après réflexion, il nous dit d’être très prudents. De son côté, il allait faire son possible pour me soustraire à cette inquisition.
Peu de jours après sa visite, ma mère reçut la proposition que je sois intégré dans un groupe de jeunes qui était en attente de départ pour le Maroc, afin d’éviter les possibles tracasseries de la nouvelle administration.
Après la signature de l’accord parental, la visite médicale et les piqûres réglementaires, le départ fut fixé au début du mois d’octobre pour un séjour d’un temps indéterminé au Maroc.
Dix jours après notre arrivée à Casablanca, la dispersion du groupe eut lieu dans tout le pays. Je me suis retrouvé à Mazagan dans un internat pour y poursuivre mes études.
Pour les fêtes de fin d’année, je fus reçu dans une famille d’accueil. Mon séjour se présenta alors sous de très bons auspices.
1942 : A la mi-juin, à la surprise générale, un ordre de rapatriement d’urgence est donné pour tous les jeunes métropolitains par les autorités françaises du protectorat.
Après notre regroupement à Casablanca, l’embarquement pour la France se fit deux jours après. A l’approche de Marseille, nos accompagnateurs nous réunirent pour nous donner leurs dernières consignes : «Au débarquement, la descente du navire et le rassemblement sur le quai doivent se faire dans l’ordre. Une commission d’armistice allemande surveille à chaque arrivée de navire la descente des passagers; nous devons leur montrer que nous sommes des gens disciplinés ».
Leurs vœux furent exaucés au-delà de leurs espérances : la descente du navire se fit dans l’ordre et en file indienne ; sur le quai le regroupement se fit sur trois files, puis nous sommes partis en marchant au pas.
Quelqu’un a entonné le chant : « C’est nous les Africains » que nous avons tous repris en chœur. Certains spectateurs nous ont même applaudis.
Après un court séjour à Marseille, nous avons pris le train pour Paris, mais nous avons été stoppés à Mâcon, les Allemands refusant notre entrée en zone occupée (c’est à croire que notre prestation vocale de Marseille n’avait pas plu à tout le monde).
Nous avons enfin retrouvé nos familles, après un séjour forcé de plus de quinze jours à Mâcon et plus d’un mois après notre départ de Casablanca. Nous étions déjà à la fin juillet.
Mon oncle Henri avait été démobilisé et était revenu de Syrie.
L’école où j’avais été scolarisé était occupée par un détachement de la jeunesse hitlérienne : des jeunes fanatiques qui se considéraient comme l’élite de la race supérieure; leurs provocations étaient fréquentes sur les jeunes de mon âge.
Pour l’année scolaire 1942/1943, j’ai repris les cours dans un collège d’orientation professionnelle.
1943 :
Les bombardements redoublent, ma mère et mes sœurs sont évacuées dans le département du Cher, dans un village du nom de Bannegon.
Pour l’année scolaire 1943/1944, après un examen probatoire, j’ai été admis dans un collège technique. Quelques élèves se permettaient des plaisanteries douteuses sur les patronymes d’origines étrangères de certains de leurs camarades, ces derniers n’appréciaient pas toujours ce genre d’humour et le leur faisaient savoir parfois…
J’ai rencontré plus de compréhension chez nos compatriotes d’A.F.N. que chez ceux de métropole. Il est vrai qu’en France à cette époque l’anglophobie primaire avait pignon sur rue.
Malheureusement ces humiliations ne furent pas les seules, les occupants de mon ancienne école étaient devenus des maîtres en provocation.
Mon beau-père suivait des cours du soir pour devenir bourrelier-sellier. Aussitôt le diplôme d’artisan obtenu, il rejoignit ma mère dans le Berry, où ils firent l’acquisition d’une petite bourrellerie à Bruère-Allichamps à une dizaine de kilomètres au nord de Saint- Amand-Montrond, sous-préfecture du Cher.
De mon côté, je fus hébergé chez mes grands-parents maternels.
1944 :
En janvier, ma grand-mère maternelle eut des difficultés pour obtenir mes tickets mensuels d’alimentation. A la mairie de Nanterre, le préposé regardant mon nom sur ma carte de rationnement lui demanda : «Mais, qui c’est celui-là ? » – « C’est mon petit-fils», lui a répondu ma grand-mère.
Après avoir consulté son chef, il lui dit en lui remettant mes tickets :
« La prochaine fois s’il veut ses tickets, il faut qu’il vienne lui-même et qu’il présente ses papiers d’identité pour un contrôle ».
A mon retour du collège, je fus mis au courant de l’incident qui me rappelait cette histoire de 1941 sur ma nationalité.
Je décidai de rejoindre mes parents dans le Cher.
A mon arrivée à Bruère, mon beau-père me présenta comme étant son fils aîné, et pour tous dans le village je fus le fils Gandon.
A la bourrellerie, je faisais de mon mieux pour me rendre utile. C’est là que je fis la connaissance du petit-fils de l’ancien bourrelier, il venait de temps en temps discuter avec mon beau-père. Un jour, il me proposa de me joindre à son groupe de copains, qui se réunissaient tous les soirs après le souper sur le pont qui traverse le Cher.
J’étais d’accord, une occasion pour moi de me fondre dans la jeunesse du village.
Ce groupe était composé de jeunes gens de dix-huit à vingt ans. J’étais le plus jeune et fus bien accueilli par l’ensemble du groupe.
Quelques jours plus tard, nous reçûmes une lettre nous annonçant l’arrestation de mon oncle Henri, dans le train de Bordeaux, par la police de Vichy et son incarcération comme activiste.
A nos réunions, les discussions se poursuivaient parfois assez tard, et quelquefois les riverains du pont nous menaçaient des gendarmes pour notre tapage.
Un soir, un camarade nous apprit qu’à quelques kilomètres de Bruère, les jeunes recrues du camp de jeunesse de Châteaufer avaient rejoint le maquis pour échapper à la décision des autorités de les faire partir au S.T.O.
La réaction très favorable du groupe à l’annonce de cette nouvelle, confirma l’opinion que j’avais de mes nouveaux amis. Nous partagions les mêmes valeurs.
Mes parents me demandèrent d’être plus prudent. Des personnes bien "intentionnées" leur avaient signalé que j’avais de mauvaises fréquentations (le mot voyou avait même été prononcé).
Un soir, je trouvai le groupe en effervescence. Il était question d’un jeune que j’avais entrevu une ou deux fois à nos réunions. Il venait, pour échapper au S.T.O., de s’engager dans l’armée de Pétain (un détachement du 1er régiment de France était cantonné près de Saint-Amand). Pour le groupe, c’était une trahison.
Après ces propos, je me sentais en confiance, je pouvais parler librement et leur dire la véritable raison de ma présence à Bruère.
A nos réunions, nous échangions nos opinions sur les événements et nous refaisions le monde en toute liberté.
Nous étions déjà à la mi-avril, à l’une de nos réunions, certains camarades parlaient entre eux, j’ai entendu cette fin de conversation : « Alors, c’est bien décidé ? – Rendez-vous ici demain soir à la nuit tombante ».
Le lendemain soir, bien que n’étant pas convié, je me suis rendu au rendez-vous.
Une petite camionnette est arrivée tous feux éteints, des hommes en sont descendus. Ils ont inspecté les rives de la rivière sans s’occuper de nous. Puis un grand gaillard se dirigea vers l’un de mes camarades, (il me sembla qu’ils se connaissaient). Ils échangèrent quelques paroles, puis il fit monter mes camarades à l’arrière du véhicule.
Je fis un pas vers lui, il me regarda et me dit : « Quel âge as-tu ? » – « Je vais sur mes dix-sept ans » – « Tu es encore jeune », me dit-il avec le sourire, et il ajouta : « De toutes façons, nous n’avons pas assez d’armes pour tout ce monde ». J’insistai.
Pendant notre discussion, il avait remarqué qu’un petit groupe de camarades qui discutaient avec des maquisards s’étaient arrêtés de parler et nous regardaient. Il me fit signe d’attendre, il se dirigea vers eux et les rejoignit.
Après un court conciliabule, il revint et me dit : « Connais-tu Martinat le réparateur de vélos ? – Va le voir, dis-lui que tu viens de la part de l’Alsacien. Il comprendra ».
Je connaissais Monsieur Martinat, il avait des relations de bon voisinage avec mon beau-père, son atelier n’était pas bien loin de la bourrellerie.
Ils remontèrent tous dans la camionnette qui disparut comme elle était venue. Il ne me restait plus qu’à rentrer chez-moi, bien décidé à ne rien dire sur cette soirée.
Le lendemain, je suis allé rôder près de l’atelier du marchand de vélos. J’ai attendu qu’il fût seul dans son magasin pour y entrer. Il me demanda ce que je désirais, alors je lui ai dit : « Je viens de la part de l’Alsacien ». Il me regarda et dit simplement : « Ah », et me fit signe de le suivre dans l’arrière-boutique.
Là, j’ai eu droit à un interrogatoire en règle – Je lui dis tout. J’appris plus tard qu’il était dans la Résistance et président du C.L.L. (Comité Local de Libération).
Je reçus ses premières consignes : « Tu ne changes rien à tes habitudes, tu continues à venir travailler avec ton père. Son atelier est bien situé, avec vue sur le rond-point de la colonne (Colonne du centre de la France avant 1871 et après 1918). De là on peut voir tout ce qui se passe sur la nationale (RN 144), alors tu regardes et si quelque chose d’anormal se produit, tu viens me le dire ».
Je venais d’être admis dans un groupe constitué d’hommes du canton âgés de quarante à cinquante ans environ. Aucune question ne me fut posée sur les raisons de ma présence parmi eux.
Une lettre nous annonça que mon oncle Henri avait été livré aux Allemands par les autorités de Vichy et qu’il avait été déporté en Allemagne ; depuis, plus de nouvelles.
En ce mois de mai, la vie calme du bourg n’est qu’une apparence. Les passages de patrouilles de miliciens à moto faisant le tour du bourg étaient sûrement la cause de cette inquiétude.
Ma mère ayant gardé de bonnes relations avec la gérante de l’économat de Banneton, je m’y rendais à vélo une fois par semaine pour rapporter un peu de ravitaillement à la maison.
Mais une fois, et ce sera la dernière, sur la route du retour de Banneton, je fus intercepté par une patrouille de gendarmes allemands : Contrôle d’identité, fouille au corps et fouille de mon sac; ils me laissèrent partir sans autre formalité, je repris la route.
Quelques kilomètres plus loin, nouveau barrage, mais ce dernier était tenu par des G.M.R. (Groupe Mobile de Réserve) nouveau contrôle d’identité, nouvelle fouille au corps et du sac. Ils m’accusèrent de faire du marché noir pour le contenu de mon
sac : quelques légumes frais, des pommes de terre et un sachet de légumes secs. Ma carte d’identité n’était pas en règle : le changement d’adresse n’était pas porté dessus. Que cherchaient-ils ? Pendant la fouille et la discussion, j’étais sous le contrôle armé de deux autres G.M.R. Après des menaces de prison, ils me laissèrent enfin partir avec mon sac, après avoir contrôlé les cartes d’alimentation de la famille que j’avais prises avec moi.
Les gendarmes allemands, eux, ne m’avaient ni menacé ni mis en joue, contrairement aux G.M.R. français.
A partir de ce jour, j’arrêtai les visites à l’économat de Banneton, car sur la route je risquais de faire d’autres mauvaises rencontres.
En cette fin mai, la répression s’intensifiait dans toute la région, la gestapo et la milice multipliaient les arrestations. Dans les premiers jours de juin, le sous-préfet de Saint-Amand, Monsieur Pierre Lecène, est arrêté. Il sera déporté.
Le 6 juin, jour du débarquement allié en Normandie, les maquis de la région (F.F.I/F.T.P) attaquent et libèrent Saint-Amand et la sous-préfecture. Des affiches de mobilisation générale pour combattre l’occupant et ses valets sont collées sur les murs de la ville, l’adresse du bureau de recrutement est donnée.
Mais la victoire est de courte durée ; les Allemands réagissent rapidement, le quartier de la place de la République (dite alors place Carrée) est bombardé.
Dans la nuit du 7 au 8 juin, un parachutage eut lieu près de la ville et le 8 au matin, des troupes allemandes et des unités de la milice investissent la ville. En représailles, des maisons sont brûlées, des otages sont fusillés. Le capitaine Cholet, commandant la gendarmerie de l’arrondissement, voulait parlementer pour éviter ces exécutions. Il est abattu d’une balle dans la tête par le commandant allemand et pour dissuader d’autres contestataires, celui-ci ordonne de fusiller une dizaine de nouveaux otages. La ville passe très près de la destruction.
A la mi-juillet les Allemands se retirent avec 70 otages, ils confient la ville à la milice de Darnand, ce qui déclenche une guerre franco-française. Des résistants sont torturés puis pendus, des vichystes sont exécutés.
Les jours passent, les accrochages se multiplient. A Bruère, la vigilance est au maximum, le passage des troupes allemandes plus ou moins nombreuses remontant vers le Nord est aussitôt signalé.
Les maquis reprennent peu à peu le contrôle de la région, qui devient plus sûre. Les accrochages se poursuivent, les colonnes allemandes continuent toujours à remonter vers le Nord.
Dans la deuxième quinzaine de juillet, des voitures portant le sigle F.T.P viennent se garer au rond-point de la colonne. Le nombre des véhicules attire les curieux.
D’une des voitures, on vit sortir sans ménagements un homme d’une soixantaine d’années au visage tuméfié et donnant des signes d’une extrême faiblesse.
Une explication fut donnée : le 6 juin après la prise de Saint-Amand, de nombreux jeunes s’engagèrent dans les rangs de la Résistance, mais avec l’arrivée rapide des Allemands, tous ne purent suivre les maquisards. Cet homme avait noté les noms de volontaires qu’il connaissait et en avait donné la liste à la milice. Il avait avoué partiellement les faits.
Le condamné donnait des signes de faiblesse de plus en plus visibles.
Le chef du commando dit alors à Martinat : « Il faut fusiller ce c... avant qu’il nous claque dans les doigts, désigne des témoins pour rester dans la légalité ».
Martinat désigna trois de mes camarades, puis les rappela pour leur dire: « Prenez "l’Anglais" avec vous, il faut continuer à l’aguerrir ». Ce terme à mon grand déplaisir me colla à la peau, il resta à la population du bourg pour me désigner.
Nous avons suivi le commando jusqu’au lieu de l’exécution. C’était la première fois que j’assistais à la mort d’un homme et dans quelles circonstances ! Cette vision me resta longtemps en mémoire.
La Milice est de plus en plus nerveuse, de chasseur elle devient gibier. Pour rétablir la situation, les autorités de Vichy décident que le Premier régiment de France entrera en action aux côtés de la milice contre les maquis. La réaction fut immédiate (peut-être une prise de conscience après la répression sanglante subie par Saint-Amand le 8 juin), le régiment se mutina et se rangea du côté de la Résistance avec armes et bagages, mais resta un groupe de combat autonome ; il prit le nom de Premier régiment populaire du Berry.
Pour aider les Alliés, il fallait retarder au maximum la remontée des troupes allemandes vers le Nord.
Notre mission : rendre illisibles tous les panneaux indicateurs, les plaques indiquant le nom des communes ainsi que les noms et le kilométrage inscrits sur les bornes kilométriques. La nuit, un pot de goudron et un pinceau étaient nos auxiliaires pour nos travaux de peinture.
Vers la mi-août, nous avons appris le débarquement des troupes françaises d’Afrique sur nos côtes du Midi. Nous avons aussi appris la mort atroce d’un ancien camarade, qui sous l’uniforme du régiment du Berry, avait participé à l’attaque d’une formation allemande dans la région d’Avord (près de la base aérienne de Bourges). Espéraient-ils prendre le terrain d’aviation ?
L’attaque échoua, la compagnie de notre camarade eut de lourdes pertes, lui-même fut blessé et dans l’impossibilité de se replier. Les Allemands l’ont achevé à coups de crosses et de pieds. Sur son visage, il y avait encore des empreintes de talons de bottes.
Le corps fut rendu à la famille, les obsèques eurent lieu à l’église de La Celle, je m’y suis rendu avec quelques camarades.
Vers la fin de la cérémonie, le prêtre bénissait le cercueil, quand un grand bruit nous fit tourner la tête, les deux grandes portes de l’église venaient de s’ouvrir avec fracas.
Sur le parvis, une vingtaine d’hommes en armes se tenaient immobiles (un détachement d’un maquis F.T.P). Qu’allait-il se passer ? Nous étions tous très inquiets ... La cérémonie continua jusqu'à son terme.
Le groupe de Résistants fit escorte au cortège jusqu’au cimetière où les honneurs aux morts furent rendus. Nous étions tous très émus par ce geste de fraternité.
Aujourd’hui encore, malgré le temps qui passe, ce souvenir reste gravé dans ma mémoire.
Paris s’était insurgé, sa libération avait été assurée par la Résistance et des soldats de la 2ème D.B. Cette nouvelle était bonne pour le moral, mais maintenant nous savions que les troupes alliées ne viendraient jamais par ici dans le Centre, ni dans le Sud-ouest, et que c’était à la Résistance seule d’éliminer les troupes indésirables.
Des actions de harcèlement sur les forces allemandes eurent lieu dans la région. Dans ce genre d’opérations, pour nous la consigne était formelle : en cas d’action dans leur secteur, les petites formations ne devaient en aucun cas intervenir, c’était une question de sécurité, pour éviter au maximum le massacre des habitants des villages proches de ces engagements.
Une action de ce genre eut lieu pas très loin de Bruère, sur la route qui longe les rives du Cher menant à l’Abbaye de Noirlac. Sous la pression des maquisards, les Allemands se replièrent dans le village, à la grande inquiétude de la population. Suivant la consigne, aucune provocation n’eut lieu.
Pressés de toutes parts, les Allemands quittèrent le village par la route de Bourges, sans faire pratiquement de dégâts. Vraisemblablement d’autres actions de ce genre les attendaient avant leur arrivée à la préfecture.
Des habitants du canton avaient été dépouillés de leurs vêtements par des déserteurs de l’armée allemande qui échangeaient leurs uniformes contre des vêtements civils. Un docteur qui se rendait chez un de ses malades à la tombée de la nuit, a été retrouvé en chemise, son complet et son vélo avaient disparu.
Notre nouvelle mission : faire la chasse aux déserteurs de l’armée allemande.
Armés de Sten (mitraillettes de fabrication anglaise) nous patrouillions dans tous les chemins creux dans l’espoir de débusquer des déserteurs, mais sans succès (certaines brigades de gendarmerie étaient ralliées, nous pouvions compter sur leur collaboration)
Mon observatoire de la boutique familiale était plus fiable, je pouvais signaler toute personne ou cycliste suspects, qui étaient aussitôt contrôlés.
Un jour, un cycliste vêtu d’une combinaison de mécanicien me parut inquiet en passant sur le rond-point. L’homme fut interpellé et conduit dans l’arrière-boutique de Martinat.
Sous sa combinaison il était en chemise et portait un pantalon de l’armée allemande avec dans sa poche un revolver.
Un camarade fit remarquer que pendant son interpellation, l’homme ne chercha pas à utiliser son arme et n’opposa aucune résistance.
Quelques camarades ne tinrent pas compte de cet avis. L’individu fut frappé.
Quelqu’un a même dit : « Il est en civil avec une arme, il faut le fusiller » - « Et toi qui es-tu ?» lui demanda Martinat - « Les Allemands, eux l’auraient fait » répliqua l’interpellé - « Voilà justement la différence entre eux et nous. Nous faisons la guerre en soldats et non en assassins », lui dit Martinat.
Pendant ces discussions, l’Allemand semblait résigné, pour lui sa vie allait s’arrêter là.
Suivant la procédure, c’est la section spéciale qui se chargea de l’internement du prisonnier, dans l’attente de son transfert dans un camp de prisonniers de guerre.
D’autres arrestations avaient eu lieu, mais moins brutales que celle que je viens de conter. Notre groupe avait à son actif six arrestations sans effusion de sang. Le camp de Châteaufer était devenu un centre de rassemblement et d’accueil pour les ex-prisonniers russes et polonais libérés.
Nous étions déjà début octobre ; la sécurité me semblait acquise, j’ai demandé l’autorisation de partir pour Paris, je voulais avoir des nouvelles de ma famille restée dans la région parisienne. Cette autorisation me fut accordée avec des conseils de prudence car la guerre n’était pas finie, mais toutefois à la condition de ne faire qu’un aller-retour.
Je suis arrivé à Orléans sans trop de difficulté. Sur la rive droite de la Loire, ce fut tout autre. La route de Paris était très encombrée par les convois militaires. Enfin, après pas mal de difficultés, je suis arrivé à Paris où le métro fonctionnait, aucune gêne pour regagner Nanterre. Je retrouvai mes grands-parents maternels, amaigris mais en bonne santé.
A Sartrouville, la famille était enfin réunie et aussi en bonne santé (à Saint-Denis, les ressortissants alliés restés dans la caserne avaient été tous dégagés sains et saufs par la Résistance et les soldats de la 2ème D.B), mais toujours pas de nouvelles de l’oncle Henri depuis sa dernière lettre de Compiègne.
Après avoir été rassuré sur le sort de ma famille pendant la période de la libération, je repris le chemin vers Bruère. Le retour fut plus facile que l’aller, je suis arrivé à Bruère quelques jours avant la fête de la libération locale où j’ai retrouvé avec plaisir quelques camarades des réunions nocturnes du pont du Cher. Nous avons parlé de notre passé récent où les ombres de nos disparus étaient aussi présentes.
Les Russes et les Polonais de Chateaufer furent invités à la cérémonie. Un accueil fraternel leur fut réservé. Nous nous sommes quittés avec des poignées de mains et des accolades.
A la fin octobre, on me remercia des services rendus, une attestation de ma participation aux faits que je viens de relater me fut remise.
Il était temps maintenant de reprendre les études, comme me l’avait conseillé Monsieur Martinat.
Je n’avais pas encore mes dix-sept ans, mais à cette époque on vieillissait vite…
1945 :
A la mi-juin, nous avons eu la grande joie de voir le retour parmi nous de mon oncle Henri, mais dans une grande maigreur. Il avait survécu à l’enfer d’Auschwitz-Birkenau, de Buchenwald et de Langenstein-Zweiberge. Après douze jours de « marche de la mort », la traversée d’un bois prés de Wittenberg lui a permis de réussir son évasion avec un camarade. Ils échappèrent aux poursuites du Volkssturm.
C’est une patrouille de soldats Russes infiltrés derrière les lignes allemandes qui les découvrit. Leurs tenues rayées avec un triangle rouge facilitèrent la fraternisation.
Le service de santé soviétique assura leur survie.
Ils ont été remis aux autorités américaines le 1er juin à Grimma (près de Leipzig), qui les remirent aux autorités françaises. Après interrogatoire, ils ont été rapatriés en France.
Lorsque mon emploi du temps me le permettait, je passais mes congés chez mes parents à Bruère où je ne manquais jamais d’aller saluer mes anciens camarades.
Lors d’une de mes visites, j’appris qu’après des recherches près de la vieille ferme de Guerry à Savigny (près de Bourges) 36 cadavres d’hommes et de femmes, anciens otages de Saint-Amand ont été découverts. Ils avaient été précipités vivants dans deux puits très profonds. Ces crimes avaient été perpétués vers la fin juillet 1944 par les Allemands et leurs acolytes de la Milice. Pour compléter cet horrible massacre, sur le charnier, pour enfoncer les corps de ces martyrs, de très grosses pierres avaient jetées.
1946 :
Pendant les fêtes de fin d’année passées chez mes parents, mon ancien chef, Monsieur Martinat, me remit une nouvelle attestation qui était certifiée, pour, disait-il, faire valoir mes droits lors de mon conseil de révision. – Il avait appris, me dit-il, qu’une note du ministère de la guerre décrétait : « Les jeunes ayant servi dans une unité combattante plus de trois mois, pendant cette guerre, et sous certaines conditions, seront dispensés du service militaire ».
Je n’ai jamais fait enregistrer cette attestation. J’avais toujours en mémoire certaines affirmations de 1941 sur ma nationalité. J’estimais être un Français comme les autres et comme tout citoyen, je devais faire mon service militaire.
Epilogue
Après le retour de tous les nôtres sains et saufs de la tourmente 40-45, mon grand-père, qui avait été un Tommy de 14-18, fut très fier de sa descendance française.
En novembre 1944, lorsque je repris mes études, j’ai rencontré auprès de certains membres du corps enseignant une incompréhension totale : on me reprochait d’avoir choisi la Résistance plutôt que mes études. J’ai donc été intégré dans une "classe de remise à niveau" qui menait les élèves droit vers la voie de garage.
Le législateur ne fut pas plus généreux avec les jeunes résistants car un édit précisait : "Que pour prétendre au titre de Combattant de la Résistance, il fallait avoir au moins 90 jours d’ancienneté dans la Résistance avant le 6 juin 1944 (jour du débarquement allié en Normandie).»
Cette décision élimina une grande partie de ceux qui avaient pris les armes. J’ai donc décidé de prendre ma destinée en mains pour m’assurer un avenir « correct ».
Les affectations pendant mon service militaire ont été les suivantes :
Le 7/12/1948, arrivé et incorporé à la base aérienne de Dijon.
A la fin des classes, départ pour un peloton à Mourmelon. A la fin du peloton, arrivé à la base aérienne de Reims, affecté à la 281ème compagnie de Balisage-Radio-Électrique et muté à la station-radar de La-Capelle-en-Thiérache (Nord-Picardie), nommé Caporal. Libéré le 15/11/1949.