Marcel Labbé


Marcel LABBE (1920-2010) Un marin français dans la bataille de l’Atlantique

Monsieur Marcel Labbé est né à Poissy (Yvelines) le 14 octobre 1920. Il a vécu et travaillé dans sa ville natale, sauf de 1939 à 1945, et ce fut une vie simple et ordinaire comme il y en avait beaucoup à l’époque. Mais l’existence de Marcel ne fut pas toujours aussi tranquille. Il n’aurait sans doute pas imaginé que son engagement dans la Marine en 1939 le mènerait à lutter pour l’honneur de la France, et lui ferait connaître les dangers de l’ aventure extraordinaire qu’il a racontée aux jeunes générations, notamment aux élèves du collège public Sainte-Apolline de Courdimanche, la commune où il a choisi d’habiter depuis sa retraite.

L’engagement dans la Marine d’Etat

« Né en 1920, je suis allé à l’école jusqu’en 1934, année où j’ai passé le certificat d’études et où je suis rentré en apprentissage en boulangerie. Comme c’était la crise, je n’ai fait que des petits boulots. En 1937, étant au chômage, j’ai décidé de devancer l’appel et de m’engager dans la Marine, car étant Breton, la Marine est une affaire de famille : Marine d’Etat comme mon père ou Marine marchande ou de pêche comme d’autres membres de la famille ».

Question d’élève : Comment avez - vous été recruté ?

« J’ai été affecté en juin 1939 au 5e dépôt de Toulon dans la Marine Nationale. J’ai effectué mes classes sur le « Condorcet », un vieux cuirassier de la guerre 14 qui avait participé à la bataille des Dardanelles. J’ai passé mon examen sur « l’Alcyon » et été reçu et breveté « chauffeur service machines ». J’ai embarqué aussitôt sur le torpilleur « La Tornade », un des trois qui faisait partie de l’escadre de la Méditerranée et qui avait pour mission de faire la surveillance de côte. »

La guerre en Méditerranée « La guerre ayant été déclarée en septembre 1939, nous avons été placés sous l’autorité de la Royal Navy, avec l’ordre de surveiller et non de combattre. Ce fut une période très floue car on ne savait pas ce qui se passait. Un jour de juin 40, les Anglais nous ont donné l’ordre d’appareiller pour Gibraltar. Nous y sommes restés une dizaine de jours, non pas internés, mais consignés, puis on nous a libérés et envoyés en Algérie. C’est alors que La Tornade a reçu l’ordre de se rendre dans le golfe d’Oran, où attendaient de vieux cuirassiers français. Là, nous étions à l’abri derrière la jetée, contrairement aux autres qui étaient à Mers el-Kébir, une vraie souricière ».

Question : C o m m e n t a v e z - v o u s r é a g i q u a n d l e m aréchal Pétain a demandé l’a rmistice ?

« Le 18 juin, je n’ai pas entendu l’Appel; les officiers étant pétainistes ont tout fait pour nous cacher la vérité alors que nous, les matelots, aurions bien repris les combats avec les Anglais contre les forces du Reich. Comme le Haut-Commandement, dirigé par l’amiral Darlan qui était pétainiste, a refusé, soit de continuer le combat aux côtés des Anglais, soit de désarmer, la Royal Navy a bombardé la flotte française le 3 juillet 1940. D’Oran, j’ai assisté à ce drame où périrent 1300 marins.

Puis j’ai embarqué sur un bateau qui s’est rendu au large de Bizerte en Tunisie. Je me suis retrouvé à bord d’un dragueur de mines qui venait d’Arcachon, baptisé « Le Héron ». Pendant plus d’un an nous avons effectué du dragage de mines près des côtes tunisiennes.

Quand des mines explosaient au large, il arrivait parfois que des poissons étaient atteints et remontaient à la surface, par exemple des thons ; il n’y avait plus qu’à les remonter, cela améliorait l’ordinaire. A bord, des rumeurs circulaient : une flotte française, composée entre autres des torpilleurs « Lorraine » et « Suffren » était consignée dans le port d’Alexandrie. Là aussi était implanté un centre de recrutement des F.F.L. (Forces Françaises Libres). Je me suis dit qu’il était peut-être possible de filer par Alexandrie. On serait internés par les Anglais, mais on pouvait

faire partie des équipes de nettoyage et demander ensuite de passer à la France Libre. Une nuit, avec sept ou huit copains, nous avons pris la poudre d’escampette pour rejoindre la côte. A Sousse, en Tunisie, un receveur des Postes bien renseigné nous a détournés du projet Alexandrie et conseillé de rejoindre par la terre les troupes alliées qui avaient débarqué en Afrique du Nord.

« A Sbeitla, en Tunisie, nous sommes tombés sur un avant-poste composé de soldats de tous les pays. Un gradé nous a fait convoyer sur Alger où nous avons été présentés au général de Monsabert, « grand patron » de l’armée de terre à Alger. Il a dit que les combats allaient reprendre et m’a affecté à un poste de machiniste de la marine. C’est sur un bananier, le « Marigot », que j’ai pris la direction de Gibraltar puis de l’Angleterre, passant au large des trois grandes bases françaises occupées par les Allemands : Saint-Nazaire, Lorient, Brest, pour rejoindre Newcastle et le nord de l’Ecosse. Là se formaient tous les convois composés de Français Libres, Ecossais, Norvégiens, Belges, Polonais Libres qui étaient ensuite dirigés vers Londonderry en Irlande. Une soixantaine de bateaux ont pris la direction du Canada, en convois échelonnés et commandés à partir du PC de Liverpool. Auparavant, dès notre arrivée à Newcastle, nous avons été acheminés sur Londres où nous avons rejoint la caserne Surcouf, grand Q.G. du général De Gaulle et avons subi la question – passage obligé pour tous ceux qui voulaient signer leur acte d’appartenance dans les F.N.F.L. (Forces Navales Françaises Libres)

J’y suis resté une semaine, puis en décembre 1942, j’ai été dirigé vers la caserne Birot à Greenock en Ecosse, où le général De Gaulle a remis quelques récompenses officielles. »


La bataille de l’Atlantique

« On m’a dit alors que j’embarquais sur la corvette « Roselys », un bateau gris et sale où j’étais destiné au service machines. C’était une des 6 corvettes aux noms de fleurs que les Anglais avaient prêtées au général De Gaulle sous les ordres de qui nous étions jusqu’en août 1943 ; puis eut lieu la fusion pour former les Forces Navales de Grande-Bretagne sous les ordres du général d’Argenlieu qui n’avait pas voulu qu’on soit déclassés. Nous avons effectué de janvier 1943 à avril 1944 quelques allersretours entre l’Angleterre et St-Pierre-et-Miquelon ou le Canada pour aller chercher vivres, munitions, chars… L’aller comme le retour duraient environ dix jours avec environ trois jours d’escale au port. La vitesse n’était pas terrible, 17 à 18 nœuds (environ 35 km/h) pour les corvettes, contre plus de 20 nœuds en surface pour les sous-marins (les sous-marins allemands étaient plus rapides), mais elles avaient une force terrible, car on pouvait tourner sur place et lancer des grenades qui pesaient 200 kg sur les sous-marins allemands. »

Comment repériez - vous les sous - marins allemands ?

« Par sonar on avait la distance et la profondeur ; aucun sous-marin ne passait au travers, on pouvait même percevoir le bruit d’un marteau ou d’une clé qui tombait. Les convois se signalaient entre eux l’emplacement des sousmarins ennemis et selon, on déviait vers le sud ou vers le nord par Reykjavik; alors se posait le problème des icebergs à déceler, surtout la nuit. Le retour était plus compliqué en raison de l’importance de la cargaison à protéger et aussi de l’approvisionnement en carburant par les pétroliers qui mazoutaient au large ; on se mettait à l’arrière du pétrolier qui nous envoyait un manche pour mazouter en pleine mer; il y avait quatre soutes à mazout, mais on ne touchait pas à la soute centrale qui était la réserve. De même on nous envoyait les grenades, manœuvre dangereuse quand la mer était forte et avec des creux de 8 à 10 m, c’était particulièrement difficile. La marchandise arrivait à cogner contre la coque, mais c’était rare. »

Avez - vous eu peur ?

« Jamais, car étant en fond de cale, je savais que si le bateau était attaqué et que la torpille arrivait, je serais parmi les premiers à sauter et que je n’aurais pas le temps de réagir. Les obus, je les entendais siffler par le manche à air. Le plus désagréable de la vie à bord était l’enfermement avec des hublots jamais ouverts et la puanteur car on baignait dans l’eau qui réussissait à s’infiltrer. Mais la partie la plus propre était la salle des machines car lors du changement d’allure, on passait le temps à briquer. Néanmoins nous ne restions pas toujours dans le fond car les guetteurs, à force de scruter la mer, avaient les yeux qui s’embrouillaient contrairement aux mécaniciens qui avec des yeux « neufs » voyaient mieux. On pouvait prendre un cachalot pour un sous-marin. Quand, au poste de veille, je prenais le casque, si c’était un banc de poissons, cela faisait « ding ding », si c’était métallique, on jetait des grenades. On en embarquait environ 80, mais l’armement n’était pas terrible. Parfois les Allemands envoyaient un faux écho, alors on « grenaillait », un autre faux écho, alors on visait à cet endroit. Ils étaient roublards car le matin ou le soir ils essayaient de se faufiler dans notre convoi, mais quand on pouvait détecter un tel sous-marin allemand, on lui tombait dessus ; deux ou trois ont été torpillés en cours de route. »

Avez - vous assisté à de tels événemen ts ?

« Une fois, montant voir les copains, à peine sur le pont, je vois une boule de feu suivie d’une déflagration, c’était une torpille acoustique lancée par un sous-marin allemand. Une autre fois on a perdu deux corvettes, ce fut un coup dur. Mais le 11 mars 1943, ce fut la revanche : la corvette « Aconit » a fait sauter deux sous-marins allemands. De toute la guerre je n’ai jamais vu d’Allemands, mais j’ai contribué à en faire sauter. Arrivés au port, on avait de trois à quatre jours de repos, le temps de charger ou de décharger. En Ecosse, comme quartiermaître, je touchais 20 livres que je m’empressais de dépenser en ville ; on s’amusait, les petites Ecossaises étaient gentilles ; elles me rappelaient peut-être Marie Stuart. A l’une des escales, nous avons eu la visite de De Gaulle qui s’inquiétait du sort de ses bateaux. Il a distribué des décorations, mais seulement aux gradés, dont je ne faisais pas partie… »

Etiez - vous bien nourris ?

« A terre, on essayait de se rattraper et de mieux manger, même si à bord les repas étaient équilibrés et même avec du vin car sur la route des convois, des destroyers anglais arraisonnaient les bateaux en partance pour la France ; le vin allait aux Français, le café et le thé au rhum aux Anglais pour quand les combats seraient durs. »

Saviez - v o u s c e q u i s e p a s s a it e n F r a n c e ? E t c e q u e devenait votre famille ?

« On avait quelques nouvelles de ce qui se passait en France, mais la hiérarchie évitait de nous saper le moral ; on a quand même su pour Oradour-sur-Glane. Il ne fallait pas avoir de liaison avec sa famille, sinon elle aurait pu être inquiétée. Ma famille a cherché à savoir ce que j’étais devenu ; mon frère s’est rendu à l’Amirauté, il est tombé sur un type pas trop mauvais qui lui a dit que j’étais parti au moment des événements. J’ai su plus tard que mon oncle et mon cousin avaient été arrêtés au large de Guernesey par un patrouilleur allemand et envoyés à Grosshauser. Quant à mon frère, dénoncé à la kommandantur de Maisons-Laffitte, il a été déporté à Mauthausen. Ainsi la famille a payé un tribut de trois personnes. »

« En avril 1944, changement de mission. Nous avons eu l’honneur d’effectuer un convoi exceptionnel dont le but était d’aller chercher la division blindée du général Leclerc à Casablanca au Maroc. Le retour en longeant les côtes françaises à 100 milles loin des bases sous-marines. Néanmoins une corvette a subi une attaque au large de Saint-Nazaire, on a seulement récupéré un Anglais qui flottait. Alors tous les escorteurs se sont arrêtés pour rendre les honneurs ; on l’a gardé toute la nuit enveloppé avant de le « mouiller ». Fin avril la mission était terminée, les chars Leclerc étaient arrivés à bon port au sud de l’Angleterre. On nous a alors basés sur les côtes du Pays de Galles à Swansea. Jusqu’à la fin du mois de mai 1944, nous avons fait de la patrouille côtière car les Anglais nous avaient signalé le lancement de sous-marins allemands qui torpillaient de nuit les bâtiments de la Royal Navy. Nous fûmes ensuite consignés à bord et ce fut l’attente. »

Le Débarquement

« Dans la nuit du 4 au 5 juin nous avons reçu l’ordre de mettre les chaudières du Roselys sous pression pour s’apprêter à partir. Peu après, un contre-ordre nous a signalé que la météo n’était pas assez propice au départ. Nouvelle attente, tout le monde était agité. De nombreux bâtiments en ravitaillement. Finalement, le 5 juin peu avant minuit, nous avons reçu l’ordre de partir pour une destination inconnue – sauf du commandement de bord. Nous nous sommes retrouvés à 80 à bord au milieu d’un immense convoi que nous devions escorter et protéger en plein brouillard artificiel créé pour les besoins du débarquement. Vers 6 heures du matin nous étions en face de la pointe du Hoc et de Vierville, à 400 m de la plage d’Omaha Beach. On naviguait entre les chalands du débarquement, faisant une ronde incessante autour du convoi qui commençait à débarquer ses troupes. Derrière nous il y avait les cuirassiers américains dont le « Massachusetts » qui bombardaient la côte normande sur une largeur de 20 km. Les Allemands ripostaient de toutes parts. J’entendais les obus siffler. J’ai vu plusieurs chalands retournés, les hommes coulant dans la mer sous le poids de leur uniforme et de leurs armes ou dans un bain de sang. Nous sommes restés ainsi une semaine, puis sommes retournés à Plymouth chercher un autre convoi. Ensuite nous avons été affectés à la surveillance des côtes entre Arromanches et Cherbourg car les Allemands continuaient à frapper. Le débarquement terminé, j’ai fait de l’escorte de Brest à Londres jusqu’au jour de ma démobilisation le 13 juillet 1945, plus de six ans après mon engagement. Ces six ans sur la mer m’avaient donné l’envie d’entrer dans la Marine marchande, mais je venais de rencontrer ma future épouse et je choisis une vie plus sédentaire à la S.N.C.F.

Je pensais être prioritaire, mais les meilleures places étaient déjà prises. Alors, j’ai été embauché chez Glaenzer et Spicer, une usine de précision (roulements à billes) de Poissy où j’ai fait toute ma carrière. » Marcel Labbé, à l’âge de la retraite, est venu s’installer à Courdimanche, entouré d’une bibliothèque riche d’ouvrages concernant surtout le général De Gaulle et la 2éme Guerre mondiale. Outre la lecture, il a passé beaucoup de temps à réaliser une maquette de la Roselys dont il a fait don au musée d’Arromanches. Pendant vingt ans, il a été porte-drapeau pour rendre hommage à ses compagnons disparus, ces Français, nombreux comme lui, héros modestes et anonymes, ces « soutiers de la gloire » que Pierre Brossolette a honorés en ces termes. A partir de 1995, il est allé témoigner dans les classes.

Après avoir reçu diverses décorations militaires, M.Labbé a eu la joie, le 15 novembre 2008, d’être promu Chevalier de la Légion d’Honneur, distinction qu’il reçut des mains de son petit-neveu, Patrick Hefner, en présence du Maire, Madame Elvira. Jaouën, deux ans avant sa mort. Responsable du texte : Annie Delpech

Nous exprimons notre gratitude à la fille de M. Labbé, Madame Roseline Lanchantin.