Marcel Hordenneau

Dans les geôles de l'Allemagne nazie, mon voyage avec la mort

Le vieux monsieur qui vous parle est aussi le jeune déporté squelettique, affamé, épuisé, rongé par la tuberculose du terrible hiver 1944-1945, celui qui subissait les interminables appels du matin et du soir sous la neige, grelottant de froid pendant que les gardiens comptaient et recomptaient les vivants et les morts. Car les morts devaient être là à chaque appel, ceux de la nuit à l’appel du matin et ceux de la journée à l’appel du soir. Ils étaient allongés sur le sol, et leurs yeux ouverts enfoncés dans les orbites, au regard fixe tourné vers le ciel, nous indiquaient notre avenir. A chaque appel je pensais : demain ce sera moi. Et pourtant je suis ici, soixante-treize années après, témoignant du cauchemar de mes vingt ans.

En 1940, j’avais 18 ans et j’assistais, humilié, à la débâcle de l’armée française. Cette armée, que l’on disait la plus forte du monde, fuyait devant les blindés allemands. «La ligne Maginot imprenable», «Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts», «Narvik, nous avons gagné la bataille du fer», j’avais cru à ces slogans, à ces annonces, et voici que les soldats nazis arrivaient aux Sables-d’0lonne. J’étais abattu, humilié. Heureusement, je pus bientôt écouter, sur un petit transistor, les émissions radio passablement brouillées qui venaient de Londres.

Sans avoir entendu l’appel du 18 juin du général De Gaulle, je fis miennes les paroles vingt fois répétées : Nous avons perdu une bataille, nous n’avons pas perdu la guerre. Mon tempérament bravache, frondeur, reprit le dessus. En cette année 1940, mon père, mobilisé en début d’année comme infirmier à l’hôpital Broussais de Nantes, puis fait prisonnier par les Allemands dans ce même hôpital, obtint, fin septembre, quelques jours pour nous aider à faire les vendanges, car nous avions quelques arpents de vignes. Il me dit : Je resterai là tant que l’on ne viendra pas me chercher. En fait, il n’est plus retourné à Nantes et on n’est pas venu le rechercher. Avait-il vraiment une permission, s’était-il échappé de l’hôpital ? Il ne voulait pas qu’on en parle. Les 14 juillet et 11 novembre, je mettais des petits drapeaux bleu-blanc-rouge aux poignées de mon vélo et me promenais avec fierté pour bien montrer mon hostilité à l’armée d’Occupation. J’avais l’âge où le cœur domine la raison. Ma mère avait peur, elle me disait : Tu vas te faire arrêter. Je crois qu’elle avait la prescience de ce qui allait arriver. Pour me décourager, elle se moquait de moi : Tu ne crois tout de même pas que tu vas gagner la guerre avec tes petits drapeaux en papier. Mon père souriait.

Comment échapper au S.T.O.

1943 : la classe 1942 est astreinte au S.T.O. (Service du Travail Obligatoire). Il n’était pas pour moi question de partir en Allemagne. D’abord, je fis une démarche auprès d’un fonctionnaire nommé Gachelin, qui habitait un village voisin, et dont les propos pouvaient faire croire qu’il avait des attaches avec la Résistance intérieure. Echec de ma tentative, aucune possibilité d’une cache par son entremise. J’avais, à cette époque, une petite copine dont un oncle possédait un café à Quimperlé. Pourquoi ne pas essayer de ce côté-là ? Après tout la Bretagne n’était qu’à mi-chemin de l’Angleterre. Voyage par le train. Je ne savais même pas qu’il fallait un permis de circuler. Je n’ai eu aucun contrôle. Les premiers jours se sont bien passés, mais en fin de semaine tout se gâta, la « bistrotière » reprochant violemment à son mari de mettre leur sécurité en danger en hébergeant quelqu’un qui allait se trouver sous peu en situation illégale. Le cafetier me fit comprendre qu’il ne pouvait plus me garder chez lui. Je pris le train en sens inverse, aucun contrôle pendant le voyage de retour et, en arrivant chez moi, au village de la Salle, une occasion, que je croyais la bonne, s’est présentée : la maison, voisine de la nôtre, appartenait, par héritage, à un cheminot parisien du nom d’Emile Marchand. Il était là, de temps à autre, avec des valises qu’il bourrait de produits alimentaires pour les ramener à Paris. Depuis que l’Union Soviétique était en guerre avec l’Allemagne, Milo, c’était le nom familier qu’on lui donnait, ne cachait plus ses sentiments communistes et parlait d’une organisation de cheminots dont il était membre. Je lui dis : Milo, je suis de la classe 42, et convoqué à La Roche-sur-Yon pour partir en Allemagne au titre du STO, tu ne pourrais pas me trouver une planque avec ton organisation de cheminots ? Il me demande la date de mon départ et l’heure à laquelle je devais prendre le train et me dit : Comme tu seras pointé comme parti de La Roche-sur-Yon, je te récupérerai à la gare Montparnasse et on s’arrangera. Mon père avait des doutes sur les racontars de Milo. C’est une grande gueule, me disait-il, il ne faut pas croire tout ce qu’il dit. De toute façon, n’ayant plus le choix, le train des S.T.O. m’emmena de la Roche-sur-Yon aux dates et heures indiquées.

Le convoi des S.T.O. arrive à Montparnasse le 22 juin 1943. Milo, qui doit me réceptionner à la gare, n’est pas au rendez-vous. Je suis désemparé, la gare Montparnasse est remplie de soldats allemands, des civils avec des brassards opèrent des contrôles d’identité. Je décide de continuer le voyage avec mes camarades du S.T.O., espérant pouvoir descendre dans une petite gare de province et revenir, même à pied, aux Sables-d’Olonne. Premier arrêt du train : Aix-laChapelle en Allemagne. Il n’est plus question de descendre du train. Et voilà comment je suis arrivé, en juin 1943, à Stettin en Poméranie, (aujourd’hui Szczecin en Pologne). C’était une base importante de la Kriegsmarine. Les sous-marins en partaient, en meute, pour attaquer les convois de bateaux alliés dans l’Atlantique. En quelques semaines d’un apprentissage accéléré, me voilà à usiner des pièces pour les submersibles, au cœur de la base sousmarine. Mon travail consiste à enlever, avec une lime, la limaille de fer qui se trouve encore sur les pièces de métal usinées et destinées aux sous-marins. Je suis forcément maladroit et, de plus, volontairement maladroit. Malgré le contremaître civil allemand qui surveille le travail, mes coups de lime manquent de souplesse et les pièces de métal ne sortent pas toutes de mes mains avec la netteté et les normes exigées par ce surveillant. Il hurle : « nitch gut », c’est pas bon, je réponds : « Tant mieux », il dit : « Ya ya, mieux, tant mieux » . Comme je vois qu’il a compris à l’envers, je continue : « Ya, tant mieux ». Il a l’air d’être satisfait. Mais ça ne dure pas, et les « nitch gut » reviennent. Mais ce contremaître n’est pas une brute et n’a rien à voir avec les gardes-chiourmes que j’aurai plus tard. Et le camp Merkür où je me trouve avec les autres S.T.O. n’a rien de comparable aux camps de concentration ou autres geôles nazis. Nous sommes assez libres, nous pouvons circuler en ville après les heures de travail. Nous pouvons envoyer du courrier en France. Et arrivant à Stettin, j’ai écrit à mes parents pour leur signaler que l’oncle Milo n’était pas à la gare et que je me trouvais à Stettin en Allemagne avec mes camarades du S.T.O. Cette liberté va me rendre de plus en plus audacieux. De l’atelier des grands chantiers de la Stettiner Oderweken, je vois les sousmarins allemands alignés sur le fleuve Oder et peux lire leurs numéros entre U200 et U500. Cela va me conduire à envoyer des lettres à Gachelin, le fonctionnaire olonnais que je croyais en contact avec la Résistance, et sous couvert d’impressions de voyage, lui indiquer le trafic dans le port de Stettin et les numéros des sous-marins. Et ma nature bravache allait me pousser à inscrire dans les WC du camp Merkür et ceux des chantiers : Celui qui de ses mains bâtit ce lieu malpropre a fait pour les humains mieux qu’Hitler pour l’Europe.

Le 23 octobre 1943, au petit matin, deux policiers de la Gestapo locale, habillés comme ceux que vous voyez dans les films, en imperméable gris, se présentent dans le baraquement du camp Merkür où je logeais. Ils appellent « Marcel Hordenneau », je réponds : « ya, oui » et c’est l’arrestation. Tout ce qui est dans mon placard est entassé dans une de mes valises. Une menotte relie mon bras à celui du policier. Ils me conduisent, avec ma valise, à la prison de Stettin. Ils ont trouvé sous une de mes piles de linge le carnet, l’aidemémoire, sur lequel j’inscrivais des annotations et en particulier les numéros des sous-marins et le slogan inscrit dans les WC. Je n’en menais pas large dans le cachot de la prison et appréhendais la suite. Dès le lendemain, un gardien de la prison vient me chercher et avec un sourire m’annonce : « interrogatoire ». C’est peut-être le seul mot de français qu’il connaissait mais ce mot lui provoquait de la gaîté. Il était hilare. Ce ne fut pas la même chose pour moi.

Le supplice des premiers interrogatoires

Dans une petite salle de la prison, trois hommes m’attendaient, et je n’ai rien compris à leurs interrogations vociférées en allemand. J’avais beau dire « nich verstehen », je ne comprends pas, (je ne sais même pas si ces mots allemands sont corrects) les questions continuaient de fuser et ils m’envoyaient, chacun leur tour, coups de pieds et coups de poing, en m’obligeant à regarder un projecteur qui dégageait une lumière vive et brûlante. Mon œil droit a gardé tout le reste de mon existence les marques d’une brûlure. Le lendemain, même opération. Mais en entrant dans la même pièce, je vis l’un des sbires avec un rasoir à main. Il me fit déchausser le pied gauche, j’ai cru qu’il allait me couper les orteils, l’un de ses copains me tenait la jambe, et je reçus une longue estafilade le long du gros orteil et la racine de l’ongle fut sans doute endommagée car l’ongle du gros orteil a poussé pendant des années et des années en éventail. Il reste encore quelques stries 65 ans après. Je n’ai pas eu tellement mal sur le coup, mais je saignais abondamment et gueulais comme si la souffrance était atroce, et cela avait l’air de les satisfaire, car ils n’ont pas continué leurs sévices. Je n’ai rien perdu pour attendre et ne sais plus si l’interrogatoire suivant eut lieu dès le troisième jour de mon arrestation ou un ou deux jours après, mais ce fut le dernier avec cette équipe de brutes, et le plus corsé. En pénétrant dans la pièce, je vis une grosse corde glissant sur une poulie et un crochet au bout de la corde. Ils me lièrent les cheveux que j’avais très longs et percèrent avec le crochet, par-derrière, le col de ma veste. Ils l’accrochèrent ensuite au-dessous de l’attache Ils tirèrent qur la corde et me soulevèrent à environ vingt centimètres du sol, et l’un des sbires m’asséna sans arrêt des coups de « gummi » en criant « à bass hordenaou », sans doute pour me punir d’avoir écrit « à bas Hitler ». Le gummi est une lanière de caoutchouc avec du plomb à l’intérieur, à chaque coup je ressentais une vive douleur ; en bougeant sous les coups j’avais l’impression que la peau de mon crâne se décollait. Je ne sais pas le temps que cette opération de matraquage a duré. Je me suis probablement évanoui car lorsque j’ai rouvert les yeux, j’étais dans mon cachot allongé sur le sol, endolori dans toutes les parties du corps avec, en plus, un épouvantable mal au crâne. Après cet intermède où j’eus vraiment peur qu’ils me tuent, changement de situation. Dès le matin, le gardien pénétra dans mon cachot avec un détenu qui avait une grosse tondeuse à la main. Ce fut la tonte de mes cheveux. Lorsqu’il passait la tondeuse sur la peau rendue ultra-sensible par les sévices de la veille, j’avais l’impression qu’il me labourait la tête. Ensuite, on me conduisit dans un local, mes vêtements civils furent accrochés à une patère avec une étiquette à mon nom et je reçus l’uniforme des détenus. Si les lésions internes occasionnées par les coups de goumi guérirent assez vite, mon gros orteil me fit mal beaucoup plus longtemps, et surtout le mollet qui avait été ouvert par un coup de rasoir et dont j’ai la cicatrice encore aujourd’hui Après avoir revêtu l’uniforme de détenu, au lieu de recevoir le breuvage et le morceau de pain que l’on apportait chaque matin dans les cachots, c’est dans un réfectoire où il y avait d’autres détenus que je reçus ma maigre pitance. Je dois dire que je n’ai pas gagné au change car je devins vite le souffre-douleur des droit-commun qui se trouvaient là. L’un d’eux, une gouape de la région parisienne, cria : Un politique parmi nous, on va lui en faire baver. Et ils m’ont en fait vraiment « baver ». Tous les matins je devais laver avec une serpillière le plancher du réfectoire et vider la tinette, le kapo qui distribuait le pain me donnait le plus petit des morceaux. Heureusement cela n’a pas duré très longtemps.

Les interrogatoires judiciaires

Car je fus de nouveau convoqué pour des interrogatoires. Mais ce n’était plus la même équipe. Il y avait un officier en tenue militaire, un vieux monsieur en civil qui était l’interprète, parlant remarquablement le français, et un soldat assis à une table qui écrivait au fur et à mesure que des questions étaient posées par l’officier et mes réponses traduites par l’interprète. Ce dernier me signala que c’était l’Abwehr, le service de contre espionnage allemand qui était désormais en charge de l’instruction. Voyant que cela se déroulait correctement, je me suis enhardi en disant que j’avais déjà subi des interrogatoires et n’avoir pas compris pourquoi ils étaient accompagnés de sévices. L’interprète me dit que je ne subirais aucun sévice et que les interrogatoires se poursuivraient aussi longtemps qu’il faudrait pour avoir un éclairage complet sur les actes que j’avais commis, la Gestapo locale qui m’avait interrogé n’ayant en charge que les premiers jours de garde-à-vue et la mise en condition avant l’interrogatoire. J’ai signalé à l’interprète ma situation peu enviable au réfectoire avec les détenus de droit commun. Dès le lendemain, je n’avais plus la corvée de lavage du plancher ni le vidage de la tinette, et ce n’est plus le kapo qui me donnait le morceau de pain mais un gardien de la prison. Cependant dans l’atelier où mon travail consistait à fixer sur des semelles de bois une lamelle d’ersatz de cuir pour faire des sabots destinés aux détenus, je ressentais encore une hostilité, mais qui n’était pas accompagnée d’actes désagréables comme précédemment. L’interprète venait très souvent me rendre visite dans ma cellule de prison. Finalement j’étais heureux et de ses visites et des interrogatoires, car cela m’évitait le travail dans l’atelier. Il m’apportait des livres français. Je me souviens que j’ai lu « L’île aux pingouins » d’Anatole France, qui est une satire de la société et des mœurs politiques. Il discutait de leur contenu avec moi et ses propos montraient qu’il était un catholique convaincu et sans doute peu entiché du régime nazi. Les interrogatoires se succédèrent jusqu’à la fin de décembre 1943, environ un ou deux par quinzaine. Les visites de l’interprète, une ou deux par semaine pendant cette même période. Sa dernière visite est ancrée dans ma mémoire. Il me dit : La guerre que nous menons est une guerre idéologique, j’avais un fils de votre âge. Puis sans en dire plus il me posa cette question : Croyez-vous à l’éternité ? Cette question me surprit et me laissa sans voix. Croyez-vous à l’infini ou croyez-vous que notre univers est un univers fermé à l’intérieur d’un globe cloisonné ? Je répondis que je croyais à l’infini. Alors, me dit-il, si vous croyez à l’infini, l’infini c’est l’éternité, l’éternité c’est l’Eternel, l’Eternel c’est Dieu.

Puisque vous croyez en Dieu, demandez-lui son aide car l’inspecteur Hansen a terminé son rapport d’accusation. Les chefs d’accusation retenus sont tous passibles de la peine de mort. De plus vous êtes un civil des territoires occupés auquel s’applique le décret du 7 décembre 1941 du maréchal Keitel, commandant suprême de nos forces armées. Ce décret spécifie que les civils des territoires occupés ne seront traduits en Justice que si la condamnation à mort est certaine, et donc dans quelques semaines vous comparaîtrez devant la Cour de Justice de Berlin. Ayez du courage, beaucoup de jeunes de votre âge disparaissent dans cette sale guerre. Je vais prier pour vous.

J’étais effondré. Certes j’étais jusqu’alors inquiet mais, brutalement, les paroles de l’interprète me signifiaient que je ne reverrais plus mes parents, mon pays, que ma vie allait se terminer dans cette terre étrangère. J’ai prélevé un morceau de bois des semelles des galoches de l’atelier de travail et m’en suis fait une petite croix que j’ai mise dans ma poche. Mes jours et mes nuits, je ne pensais qu’à ma mort programmée. La nuit du 5 au 6 janvier 1944, violent bombardement par la RAF. Plusieurs bombes sont tombées sur la prison, j’avais l’impression que le cachot où je me trouvais tanguait comme un bateau sur une mer déchaînée. J’entendais l’écroulement des murs de la prison, des bombes incendiaires devaient être mêlées aux bombes soufflantes, car par le soupirail de ma cellule, dont la vitre avait éclaté, le phosphore en feu pénétrait. Je ne pouvais pas sortir car les barreaux du soupirail étaient intacts. J’allais donc mourir brûlé et enseveli sous les décombres. Je mis ma petite croix de bois dans la bouche et j’attendais la mort lorsque la porte de mon cachot s’ouvrit. D’autres détenus qui étaient sortis de leurs cellules, je ne sais comment, venaient d’enfoncer la porte épaisse de mon cachot avec une grosse poutre tombée du plafond. La prison brûlait. L’aile de la prison où se trouvaient des détenues féminines semblait la plus touchée. Avec d’autres détenus, j’ai sorti des prisonnières de leurs cellules. Les gardiens sont alors remontés des abris où ils s’étaient réfugiés pendant le bombardement. Nous avons eu droit à un tabassage, ils frappaient au petit bonheur. J’ai échappé aux coups.


A la centrale de Golno (Goleniów - Pologne) La prison de Stettin étant devenue inutilisable, nous avons été conduits dans la salle du vestiaire, qui n’avait pas souffert du bombardement, et où nos vêtements civils, avec une étiquette à notre nom, se trouvaient. Après avoir revêtu mes habits, je fus emmené en camionnette dans une grande centrale pénitentiaire située à environ trente kilomètres au nord de Stettin, à Goleniów. Opération inverse, accrochage de mes vêtements sur une patère avec une étiquette à mon nom et endossage de l’uniforme de détenu. Dans la cellule où l’on m’a conduit, un occupant se trouvait déjà, un prisonnier de guerre français. - Qu’as-tu fait pour être là ? - J’étais dans une ferme, seul avec trois femmes, et j’ai couché avec les trois. Elles se sont disputées. La police est venue m’arrêter. Un tribunal m’a jugé et condamné : 6 mois pour mes contacts avec la bonne, 2 ans pour avoir forniqué avec la belle-sœur de la patronne et 7 ans pour avoir eu des relations sexuelles avec la patronne dont le mari est sur le front russe. Au début, j’étais content de n’être plus seul dans un cachot de prison, de pouvoir parler à quelqu’un, mais mon compagnon de misère avait une tare. Il souffrait de dysenterie. Tous les quarts d’heure, il était sur la tinette. La cellule dégageait une odeur de pissotière. Je lui disais, avec une mauvaise foi évidente : C’est ta punition pour avoir couché avec des Allemandes, car dans la même situation j’aurais probablement fait la même chose. De plus, soit parce qu’il était malade, soit parce qu’il était paresseux, lorsque le gardien venait le matin pour le vidage de la tinette, il était encore couché sur son châlit et j’écopais de cette corvée désagréable. Ensuite, chaque matin, nous recevions un ballot d’uniformes déchirés que nous devions découdre morceau par morceau et il fallait finir dans la journée pour échapper à la punition du « mitard ». Une réclusion de plusieurs jours dans un cul de bassefosse. Je faisais le plus gros du travail. Cela m’énervait, et un matin n’y tenant plus, j’essayai d’expliquer au gardien qu’il fallait diviser le ballot en deux afin que chacun accomplisse le travail demandé. Hélas, je m’étais sans doute mal exprimé, car le lendemain on nous apporta deux ballots au lieu d’un.


Tu vois le résultat avec tes conneries, me dit mon camarade. J’ai finalement pu, avec un jargon mélangé de mots allemands et français, obtenir que le ballot normal soit divisé en deux. Mais cela n’a pas changé grand-chose, car tous les jours je finissais de découdre les uniformes de son ballot personnel pour lui éviter le « mitard ». J’accomplissais ce travail en râlant. Et lorsqu’on est venu le chercher pour l’emmener je ne sais où, car je ne l’ai plus revu, j’ai poussé un soupir de soulagement. Mais je me retrouvais seul dans une cellule qui avait toujours la même odeur de merde. Or sa présence m’évitait de penser au triste sort qui m’était promis. Alors avec des brins d’étoffe prélevés sur les uniformes, en y ajoutant ma croix de bois, j’ai fabriqué un vrai chapelet. Mes nuits, je les passais à égrener mon chapelet et me battre avec les poux et les punaises. J’étais couvert des piqûres de ces sales bestioles. Avec une dextérité évidente, j’attrapais mes poux, mais n’arrivant pas à les écraser avec mes doigts, je les faisais péter sous mes dents. Je n’étais plus qu’une bête, accomplissant le même geste qu’un singe de zoo. Avec cette pensée qui ne me quittait plus : on allait me condamner à mort. C’est alors que ma grand-mère m’est apparue dans une hallucination, cette grand-mère qui m’aimait tant qu’elle en était restée toute une journée assise sur les marches de l’école lors de mon premier jour en maternelle. Au cours de cette vision, elle me dit : T’en fais pas mon petit gars, tu t’en sortiras.

Le processus de l’accusation

Je sombrais dans une sorte de folie lorsque début mai 1944 un gardien me conduisit dans une cabine de désinfection, m’emmena dans la salle de magasin, me fit revêtir mes habits civils, puis m’enferma dans une cellule qui sentait bon le désinfectant. C’était mieux que l’odeur de pissotière du cachot que je venais de quitter. J’ai cru un instant qu’on allait me libérer. Mais dans l’après-midi, je reçus une visite inattendue : le vieil interprète, qui s’était conduit en ami lors de mon séjour dans la prison de Stettin, pénétra dans la cellule en compagnie du directeur de la centrale pénitentiaire et d’une autre personne qu’il me présenta : L’avocat Lorenz Müller qui a été désigné d’office pour vous assister lors de votre comparution le 10 mai devant le Kammergericht de Berlin, le tribunal, la chambre de Justice qui doit vous juger.

Cet avocat me remit l’acte d’accusation dressé par l’inspecteur Hansen, ce document que je vous montre, et que j’ai pu ramener en France par un concours de circonstances dont je vous donnerai l’explication un peu plus tard. Il demanda au directeur de la centrale pénitentiaire de m’apporter un dictionnaire francoallemand pour que je puisse traduire le texte allemand. En fait, je reçus effectivement un dictionnaire, mais pas de crayon ni de feuilles sur lesquelles écrire. C’est pour cela que vous voyez sur les parties blanches de l’acte d’accusation des mots allemands traduits en français. J’avais un crayon chipé dans l’atelier de galoches de la prison de Stettin. A tout hasard, quand j’avais changé de prison, je l’avais introduit dans l’anus pour éviter une fouille éventuelle qui n’eut pas lieu. C’est ainsi que je le gardais quant il fallait changer de vêtements. Malgré ce travail de traduction, je n’ai pu saisir les chefs d’accusation contenus dans le rapport de l’inspecteur. Je vous donne un résumé de la traduction opérée par la F.N.D.I.R.P. (Fédération Nationale des Déportés et Internés Résistants et Patriotes) à mon retour en France ainsi que par l’Ambassade d’Allemagne de Paris :

Contre Marcel Henri Hordenneau, catholique, célibataire, non encore condamné, arrêté à Stettin camp Grabower-Grund Jessenstrasse, domicilié à la prison de la ville de Stettin III A 396 6 43 G, en détention préventive depuis le 23 octobre 1943. Je l’accuse d’avoir fait des déclarations hostiles à l’Allemagne : dans le camp de Grabower-Grund – dans une lettre à un ami en France – dans les ateliers de construction de Stettiner Oderweken – à nous-mêmes pendant son interrogatoire. D’avoir propagé d’affreuses nouvelles qui sont faites pour appuyer la croyance à un écroulement prochain de la force militaire allemande. Il a servi, ainsi, la propagande ennemie contre l’Allemagne, un délit punissable du 9.I.ABS et 29351 GB.

Je vous fais grâce de la lecture des lettres que j’ai envoyées et qui sont entièrement retraduites dans l’acte d’accusation qui se termine ainsi : Cette façon de faire un rapport devait conduire les Français de France à penser que la résistance allemande était prête à succomber. Au surplus, les faits suivants le prouvent également : l’accusé qui avait échangé avec son père une correspondance bouillante sur la situation politique et militaire en Allemagne, inscrivit des annotations et des impressions de voyage sur un carnet. Ce carnet fut découvert caché sous une pile de linge. Tout de suite, sur la première page, il fait état d’un accident de voyage, il déclare avoir frappé avec un gourdin de bois un soldat allemand stationnant sur la voie ferrée. En fait, lors du trajet La Roche-surYon/Paris, j’avais, avec d’autres camarades du S.T.O., démoli les WC du wagon et balancé les débris sur des soldats allemands travaillant sur le ballast. Le 10 septembre, il peignit sur les WC du camp et des chantiers navals des inscriptions qui s’y trouvent encore et qui mentionnent ceci « à bas Hitler, à bas Laval, vive de Gaulle, vive Giraud. Celui qui de ses mains bâtit ce lieu malpropre, a fait pour les humains plus qu’Hitler pour l’Europe » Après cela, il est établi que l’accusé a entrepris de servir le mouvement antiallemand en France, a soutenu la propagande ennemie contre l’Allemagne et ainsi ajouté des dommages à la force de guerre de l’empire allemand. Moyens de preuve : les déclarations de l’accusé – le carnet de notes - la lettre à Gachelin du 16.9.43 – les lettres à son père dans les enveloppes BL6 et 24. Je propose de fixer le débat principal et d’y inviter un interprète de langue française. Signé Dr Hansen

L’inspecteur Hansen accordait à mes actes une importance démesurée, jusqu’à écrire « que j’avais ajouté des dommages à la force de guerre de l’empire allemand » On était loin de mes promenades à vélo et de mes petits drapeaux bleu-blanc-rouge en papier. Il en fallait beaucoup moins pour être condamné à mort. Vous comprenez pourquoi l’interprète m’avait conseillé de m’en remettre à l’aide de Dieu.

Le jugement du tribunal de Stargard

Le 10 mai 1944 (le 10 mai, c’était l’anniversaire de mon père, je ne peux pas oublier cette date), un fourgon cellulaire de la centrale pénitentiaire me conduisit à Stargard, ville située au sud-est de Goleniów, à environ 30 kilomètres. Je pénétrai dans une salle où se trouvaient déjà l’interprète qui venait de me rendre visite, ainsi que Lorenz Müller, l’avocat désigné d’office, plus une autre personne qui devait être le greffier. J’étais dans une salle de tribunal. L’interprète me dit : Ce sont des magistrats du Kammergericht qui vont vous entendre et prononcer le jugement. M’entendre ? Je n’étais plus en état de parler, ma gorge était nouée, je pleurais et la main droite dans la poche de ma veste, j’égrenais machinalement le chapelet d’étoffe, j’étais déjà mort mentalement. Trois juges pénétrèrent dans le prétoire, l’un avait des revers de fourrure d’hermine sur sa robe rouge et un visage de brute C’est ce procureur qui donna lecture de l’acte d’accusation rédigé par l’inspecteur Hansen. Je ne comprenais pas ce qu’il disait malgré la traduction qu’en donnait l’interprète, mais je saisis les mots « kopf af » (tête coupée). Je jetai un regard effaré vers l’interprète qui me serra la main gauche fortement en traduisant les mots que je venais d’entendre : Le procureur s’adresse aux deux juges en leur disant : nous ne sommes pas là pour définir la sentence puisque c’est une condamnation à mort, mais pour décider de la manière dont cette sentence sera exécutée. Puisque c’est un sujet civil, un terroriste, je vous propose la décapitation. La décapitation, en Allemagne, c’était à la hache, la tête sur un billot. Le procureur continuait de parler mais je n’étais plus conscient, près sans doute de l’évanouissement. Je fus ramené à la réalité par l’interprète qui m’annonça que la Cour voulait m’entendre mais ma gorge était trop serrée pour que je puisse émettre une parole. Et c’est l’avocat commis d’office qui s’adressa aux juges, l’interprète traduisant les paroles qu’il prononçait. Votre avocat s’adresse au procureur et s’étonne qu’il ait pu ajouter au rapport de l’inspecteur Hansen un autre chef d’inculpation qui vous accuse de « Landesverräter » (traître envers le pays sous le prétexte que le gouvernement français s’est engagé à collaborer avec l’Allemagne et que vous n’avez pas respecté cet engagement). Il dit que si ce chef d’accusation est retenu, un tribunal français doit se prononcer avant la justice allemande. Seuls les chefs d’accusation évoqués et prouvés par l’instruction doivent être jugés et aucun autre. A ce moment là, les trois juges eurent une conversation très animée et l’interprète me dit : ils ne sont pas d’accord entre eux, vous avez peut-être une petite chance. La Cour s’est retirée pour délibérer. Je ne sais combien de temps a duré cette délibération, peut-être un quart d’heure, peut-être plus, je n’étais plus là, je me voyais la tête penchée sur un billot attendant le coup de hache. J’avais la main droite serrée sur mon chapelet d’étoffe, l’interprète me tenait l’autre main et murmurait des paroles que je n’entendais plus. Et brutalement le greffier annonça : « La Cour ! ». Je me levai de mon siège péniblement, je suffoquais et je pleurais. L’un des juges, qui devait être le président du tribunal, celui qui avait le meilleur visage d’ailleurs, prononça la sentence. J’avais compris sans la traduction de l’interprète : trois ans de travaux forcés. Je n’étais pas condamné à mort, je continuais de pleurer, mais c’était des larmes de joie. Avoir des larmes de joie, alors que l’on est condamné à trois ans de travaux forcés, semble impensable, mais j’évitais la hache du bourreau. Il s’est passé une scène étrange dans ce prétoire allemand, une scène que je ne n’oublierai jamais : l’interprète et l’avocat Lorenz Müller étaient joyeux, se serrant la main, leurs visages reflétaient une intense satisfaction. Ces deux-là n’étaient sûrement pas nazis. L’interprète m’a serré la main et souhaité bonne chance. J’ai toujours pensé, depuis, que j’avais bénéficié d’un concours de l’Abwehr : cet avocat commis d’office, et cet interprète qui s’est toujours comporté avec moi comme un ami. Il est vrai que des dirigeants de l’Abwehr avaient déjà des contacts avec les alliés pour essayer de sauver le peu qu’ils pouvaient de leur pays en perdition, et que certains d’entre eux complotaient contre Hitler. Mais l’épreuve du tribunal a dû provoquer un choc sur mon cerveau, j’ai toujours été incapable de me souvenir de ce qui s’est passé aussitôt après.

Les travaux forcés

Ma mémoire ne repart que dans une gare un peu en dehors d’une ville, d’un train de wagons de marchandises garé sur une voie en courbe; des hommes, des femmes et des enfants qui descendent de ces wagons et vont puiser de l’eau dans de grands bidons avant de remonter dans le train et un gardien qui me fait monter dans un étrange wagon à petites lucarnes, un wagon cellulaire, une cabine très étroite où je ne peux m’asseoir. J’enviais les gens des wagons de marchandises qui pouvaient boire à leur aise, descendre et remonter dans les wagons, alors que moi j’étais coincé dans mon réduit, sans eau pour apaiser ma soif. Pourtant c’était moi le veinard, je l’ai su beaucoup plus tard. Le train s’est arrêté à Poznan. Ceux des wagons de marchandises ont été dirigés vers un autre train garé sur une autre voie, avec sur des wagons une grosse inscription en blanc : Chelmno. J’ai appris, à mon retour en France, que Chelmno était un camp d’extermination pour les juifs polonais. Et moi qui, un instant, les avais enviés ! Je fus conduit à la prison de Poznan pour y passer la nuit. Le lendemain, de nouveau un train, avec plusieurs wagons cellulaires accrochés à des wagons de voyageurs. Nouvel arrêt à Breslau, aujourd’hui Wroclaw en Pologne. Une nuit dans la prison de cette ville dans des conditions atroces. Nous étions près ou plus de cent détenus dans une pièce en sous-sol avec un espace juste suffisant pour une vingtaine de personnes et sans doute tous fatigués, assoiffés, après le long voyage dans le train. J’essayais de m’accroupir pour dormir, mais aussitôt les bras et les jambes d’autres détenus me recouvraient et il fallait me redresser très vite pour ne pas être étouffé. Et pourtant j’ai dormi, comme mes compagnons de misère, debout ou moitié affalé. Mais à mon réveil, j’avais la tête sur un détenu mort debout. Lorsque l’on nous a délivrés de ce terrier sans air, nous avons dû sortir une vingtaine de cadavres, après la vérification du nombre des survivants par les gardiens. A la gare de Breslau, c’est un train, formé uniquement de wagons cellulaires, qui nous a conduits en remontant le long de l’Elbe jusqu’au sud de Berlin, très près de ce fleuve, au bagne de Griebo.

Au camp de Griebo

Ce n’était pas un très grand camp : une trentaine de baraquements, une entrée comme les autres camps, mais sans l’inscription « Arbeit macht frei », et avec un mirador sur lequel se tenait un soldat armé d’une mitraillette. Et tout de suite, nous avons dû nous dévêtir et pénétrer dans une grande salle qui avait des trous au plafond. J’entendais des murmures : gas, gaz, et ne comprenais pas, alors, ce que ces mots signifiaient ; mais d’autres, sans doute, avaient eu quelques échos de ces procédés d’extermination. En tout cas, les craintes de mes compagnons étaient infondées, car de l’eau froide s’est déversée sur nous, nous étions dans la salle de douches du camp. A la sortie des douches, des détenus étaient là avec des palettes de bois, ils puisaient dans des bidons une sorte de pâte grise qu’ils nous collaient, avec leurs palettes, sur toutes les parties poilues de notre corps. C’était probablement un désinfectant très fort, car tous mes poils ont été brûlés. Puis, chacun de nous prit dans ses bras ses effets civils et se retrouva dans un vestiaire pour les accrocher à un portemanteau avec une étiquette à son nom et revêtir l’uniforme de détenu. Toujours la même opération dans chaque geôle nazie. L’uniforme du bagne de Griebo n’était pas l’uniforme habituel rayé des déportés, mais un uniforme bleu avec une barre jaune verticale sur chacune des jambes du pantalon. Je fus affecté à un kommando qui allait, à quelques centaines de mètres du camp, décharger les wagons plats sur lesquels s’entassaient des déchets de produits chimiques provenant des usines du secteur. Ces déchets étaient brûlants, de la fumée s’en échappait, et ces vapeurs nous irritaient la gorge. Dans le livre blanc édité par l’Amicale sablaise des Déportés, j’ai intitulé ce chapitre : Les fumées de la mort invisible. Car chaque jour, nous ramenions, le soir, sur des civières, ceux qui étaient morts ou inanimés. Les gardiens avaient des masques à gaz, les kapos des masques de chirurgiens sur le nez. Nous respirions, sans protection, ces vapeurs mortelles. On pouvait tenir tout au plus quelques semaines dans ce kommando. C’est le temps qu’il m’a fallu avant de me mettre à cracher du sang et entrer en épuisement complet. Mon camarade de block, un jeune et grand Italien qui ne faisait que gémir et se plaindre dans sa langue en prononçant sans arrêt : « Madona, Madona », léchait ces déchets lorsqu’ils étaient refroidis. Il en avait fait une drogue, ce qui lui a provoqué des oedèmes sur tout le corps et celui-ci a gonflé, gonflé. Sa peau a éclaté, et il est mort une nuit dans son châlit, voisin du mien. J’ai pris ses galoches qui étaient encore bonnes, et je lui ai mis aux pieds mes galoches brûlées par les déchets chimiques.

Cruautés des S.S. Un jour, épuisé totalement après avoir déchargé les déchets de mon wagon plat, je me suis assis sur le plancher du wagon. Deux kapos sont aussitôt accourus, ils avaient, en plus des gardiens, la surveillance du chantier et le droit de vie et de mort sur nous en nous surprenant inactifs. Ils ont joué au ballon avec moi, mais j’étais le ballon. Ils me renvoyaient à coups de pieds de l’un à l’autre sur le plancher du wagon. J’urinais de douleur et de frayeur dans mon pantalon. Je suis tombé sur le ballast. Si le gardien allemand n’était pas venu arrêter le massacre, je crois qu’ils m’auraient tué sur place. On m’a ramené sur une civière au camp en m’ordonnant d’aller le lendemain au « revier » (l’infirmerie) pour être soigné. Le « revier » avait une mauvaise réputation, car y était accolé, à l’extrémité de cette infirmerie, un local d’où une grosse cheminée carrée crachait de temps à autre des fumées noires nauséabondes. Beaucoup de ceux qui entraient à l’infirmerie ne revenaient jamais. Nous n’étions d’ailleurs pas dupes, il est évident que les détenus qui mouraient étaient brûlés dans ce crématoire. Néanmoins, le lendemain, mes plaies me provoquaient toujours des douleurs insupportables, j’ai traversé les quelques mètres de cour qui séparaient mon block de l’infirmerie. En pénétrant dans ce lieu tant redouté, j’ai aperçu un détenu, debout, le torse nu, avec un énorme ganglion sur le cou, et un type en blouse blanche qui lui enfonçait une sorte de couteau dans la grosseur d’où ont giclé du pus et du sang. La peur m’a saisi, je suis reparti me coucher sur le châlit de bois de mon block. Personne n’est venu me chercher de la journée, mais le lendemain matin, le gardien de mon block accompagné d’un vieux soldat qui avait un fusil à l’épaule, est arrivé. Et le vieux soldat qui baragouinait quelques mots de français mélangés à de l’allemand, me dit : comir in, venir, ou revir. Je ne savais pas où il allait m’emmener, mais j’ai répondu, nein revir, aller avec vous. N’importe quoi, plutôt que de retourner à l’infirmerie.

Un temps de répit

Nous avons suivi le kommando de déchargement des wagons, puis, quelques centaines de mètres plus loin, nous sommes arrivés dans une petite fermette, et le vieux soldat m’a montré le travail que j’avais à accomplir : enfouir dans un silo des carottes et des pommes de terre. Il me laissait brouter des carottes sans intervenir, j’étais comme un lapin et plus souvent en train de bouffer des carottes que de travailler. Le vieux soldat m’expliqua qu’il était un allemand sudète, il répétait sans cesse « Krieg gross malheur ». (La guerre est un grand malheur). Chaque matin, il partageait son pain avec moi. C’était un brave type, mais de temps à autre, passait près de nous un officier S.S. qui devait se rendre à son bureau et, à chacun de ses passages, le vieux soldat me donnait des coups de crosse. La vision d’un S.S. déclenchait, chez ce vieux soldat naturellement bon, des réflexes de soudard. Un jour, j’ai malencontreusement tourné la tête du mauvais côté, au moment où il frappait, la crosse de son fusil m’a écrasé le nez, je ne pouvais plus respirer par le nez. A mon retour en France, il fallut une opération pour déboucher mes narines obstruées. Pauvre vieux soldat, il se lamentait de m’avoir fait mal, il était confus. Voilà où la peur du S.S. pouvait conduire cet homme qui était la bonté même. Même quand j’avais fini de mettre en silo les carottes, et que mon travail était alors de scier des rondins de bois, il me permettait de retourner au silo manger quelques carottes. Puis, vers le mois de décembre, en plus de scier du bois, je dus chaque jour remplir, avec les carottes et les pommes de terre du silo, des cageots qu’une camionnette venait chercher. Je broutais sans arrêt des carottes, c’est peut-être ce qui m’a sauvé la vie, car j’étais alors très malade, toussais constamment et crachais du sang. Le 23 décembre 1944, le vieux soldat me dit que je ne reviendrais plus à la fermette et que nous ne nous reverrions sans doute pas. Il m’a aidé à attacher le bas des jambes du caleçon écru que j’avais sous mon pantalon de bagnard et j’y ai entassé des carottes et des pommes de terre. Je pouvais à peine marcher. Lorsque nous sommes arrivés au kommando de déchargement des produits chimiques où, chaque jour, le vieux soldat me ramenait pour le retour au camp, il m’a dit au revoir avec des larmes aux yeux. Malgré ma fatigue et la maladie, les semaines en compagnie du vieux soldat furent des jours heureux, quelqu’un m’aidait et cela me conduisit à parodier une chanson de Brassens : Tu allumas un feu de bois quand dans ma vie il faisait froid, quand l’ange gardien t’a emporté, sûrement au ciel tu es allé. Je marchais difficilement dans la file des bagnards rentrant au camp, et je voyais leurs regards portés vers moi. En arrivant nous nous sommes alignés dans la cour du camp, le chef du bagne vint nous annoncer que nous allions avoir de la goulache pour le repas de Noël. (En fait, c’est un petit dé de gras qui enrichit, ce soir-là, le liquide innommable habituel). J’essayai de me faufiler au deuxième rang, mais lorsque le chef passa à ma hauteur, l’un des liens du caleçon se rompit et les carottes roulèrent par terre. J’ai cru que j’allais subir la «schlague» : torse nu au milieu de la cour et 25 ou 50 coups de cravache. Il fit semblant de ne rien voir, pourtant, j’en suis sûr, il avait vu. Dès que le chef de camp fut parti avec sa suite, les bagnards se pressèrent autour de moi, défirent le lien de l’autre jambe du caleçon. Je ne pus sauver qu’une carotte du chargement. Les détenus se jetèrent sur les pommes de terre et les carottes qui roulaient par terre.

Dans ce camp, où j’étais peut-être le seul détenu politique, pour les autres, les droits-communs, dont certains sans doute des criminels, la lutte pour la vie primait toute autre considération. Dans toutes les prisons, dans tous les camps de concentration, c’est parmi eux que furent recrutés les kapos, souvent plus cruels que les gardiens.

Les approches de la mort

Le premier trimestre de l’année 1945 vit le camp de Griebo se vider de jour en jour. Des kommandos partaient pour une destination inconnue et ne revenaient plus. En avril ne restaient au camp que les détenus les plus malades, j’étais du nombre. Recroquevillé, sans doute comme les oiseaux qui se cachent pour mourir, j’attendais la fin. Nous n’avions plus qu’une seule distribution de nourriture au milieu de la journée, un liquide noirâtre avec un goût infect et un petit morceau de pain. Une journée, je n’ai pu manger la maigre ration qui m’était octroyée. J’ai mis le morceau de pain sous ma couverture et me suis endormi, miné par la fièvre et la maladie. A mon réveil, je constatai que mon pain avait disparu. Dans le châlit voisin, un Belge avait remplacé l’Italien mort quelques mois auparavant. Je lui dis : Tu as volé mon pain. Il nia, mais je ne le crus pas, les autres malades du block étant trop éloignés pour m’avoir aperçu glissant le pain sous la couverture. J’ai voulu fouiller dans son châlit, il m’a enfoncé sa cuillère dans la paume de ma main gauche, m’ouvrant largement la main. Il me reste encore, soixante-cinq ans après, une petite cicatrice. D’autres moribonds du block se sont approchés, ils ont retrouvé le pain et, à ma grande surprise, me l’ont donné. J’ai pu manger ce pain qui représentait, pour moi, encore un petit temps de vie. Vous devez vous demander comment l’on peut enfoncer une cuillère dans la main ? Nous n’avions pas de couteau, alors nous aiguisions sur de la pierre ou du ciment le manche de la cuillère qui devenait alors très coupant et nous servait de couteau.

La libération

Début avril 1945, nous avons entendu le canon, et, le 23 avril, un gardien du camp en civil pénétra dans le block en criant : Frei, komm hier (venez, vous êtes libres). Hélas, je n’avais plus la force de me lever. Ce gardien, qui était une vraie peau de vache en uniforme, m’a pris par la main, m’a entraîné dans le local où se trouvaient mes vêtements civils, m’a aidé à quitter l’uniforme de bagnard et à revêtir mes habits. J’ai retrouvé, dans les poches de ma veste, l’acte d’accusation de l’inspecteur Hansen et le chapelet d’étoffe confectionné à Goleniów. Je ne sais plus si c’est lui ou d’autres détenus qui m’ont aidé à sortir du camp, mais je garde l’image incroyable de ces premiers instants de liberté : des gens, des centaines de gens qui fuyaient vers le sud, le canon qui tonnait, tout proche. Je jetai mes dernières forces pour essayer de suivre cette ruée qui se dirigeait vers l’Elbe. Des hommes, des femmes, des enfants, des soldats allemands sans armes, des prisonniers de guerre français ; l’un d’eux que j’ai interrogé me dit : il faut vite rejoindre l’Elbe, les soldats russes arrivent et ce n’est pas beau à voir. J’ai su après pourquoi : pillages, tueries, viols. En pénétrant sur le sol allemand, les soldats soviétiques vengeaient leurs millions de morts du conflit avec l’Allemagne. Le communiqué du maréchal Joukov ne pouvait que les rendre plus cruels : Soldat soviétique, venge-toi ! Comporte-toi de telle manière que non seulement les Allemands d’aujourd’hui mais leurs lointains descendants tremblent en se souvenant de toi. Tout ce qui appartient au sous-homme germanique est à toi. Soldat soviétique, ferme ton cœur à toute pitié. Ces femmes allemandes qui fuyaient sur la route avaient peutêtre échappé aux viols des soldats, mais les autres ? Alors que les plus valides mettaient deux ou trois heures pour rejoindre l’Elbe, j’ai mis deux jours, deux jours en me traînant, en résistant au réflexe de m’allonger sur le bord du chemin et attendre. Au passage d’un petit pont, sur un canal, des soldats S.S. sans armes : l’un d’eux m’a tendu une boîte de conserve qu’il venait d’ouvrir. Ce fut mon repas de la journée et un peu d’énergie pour continuer mon chemin vers la liberté, rejoindre les soldats américains cantonnés sur la rive gauche de l’Elbe.

Comment aurais-je pu songer, quelques jours avant, qu’un soldat S.S. pouvait avoir du cœur ? Elles étaient loin l’arrogance et la cruauté qui furent la marque de ces unités de l’armée allemande ! Près de ce groupe de S.S. abandonnant le combat, des « Hitlerjugend » menaçants, ces gosses soldats de l’armée nazie, le « Panzerfaust » en main (le bazooka) regardaient, haineux et méprisants, la cohorte de fuyards. Pauvres gosses, envoûtés par le despote fou et sanguinaire qui guidait l’Allemagne depuis treize années, ils allaient, sans doute, être les derniers combattants d’une armée en déroute et se faire écraser quelques heures plus tard par les blindés soviétiques. Dans des nuits de cauchemar, je les confonds avec ces kamikazes d’aujourd’hui, ces jeunes hommes et ces jeunes femmes subjugués par des prédicateurs de la haine, poussés au sacrifice de leur vie, la ceinture d’explosifs autour de la taille, inconscients du geste odieux qu’ils vont commettre, entraînant dans la mort des dizaines, des centaines d’innocentes victimes. A la fin de la journée, harassé, ne pouvant plus faire un pas, je me suis étendu sur un tas de foin, dans une cabane. A chaque quinte de toux, je crachais ma vie dans des filets sanguinolents. Au matin j’ai repris la route et suis enfin arrivé le soir sur les bords de l’Elbe. J’ai voulu monter à bord d’une barque pleine à craquer de fuyards. Le bateau s’est retourné avec tous ses occupants. On m’a repêché par les pieds. Il y eut sans doute des noyés, par ma faute peut-être. J’ai passé la nuit sur les bords de l’Elbe. On entendait, tout près, des bruits de mitraillettes et des coups de canon. Au matin, j’ai pu traverser le fleuve et rejoindre les troupes américaines.

Le rapatriement

Le rapatriement en France fut pour moi interminable et de plus en plus pénible. D’abord en camion découvert, à travers l’Allemagne et les villes détruites par les bombardements. Et enfin la Hollande. C’est un train qui m’amena à Paris, gare du Nord. Sur le quai, des femmes habillées de blanc distribuaient des boissons chaudes et des médecins venaient s’occuper des rapatriés les plus malades. On me plaça sur une civière et l’un des docteurs dit : Emmenez-le d’urgence à l’hôpital.- Non, Docteur, je refuse, si je dois mourir, je veux mourir chez moi. Une ambulance me conduisit à la gare Montparnasse. J’ai conservé le sauf-conduit délivré gare du Nord, priorité assis, daté du 15 mai 1945. Depuis deux semaines, la nourriture était abondante, mais miné par la fièvre et la tuberculose, je n’étais plus qu’un moribond et avais peur de mourir dans le train avant d’arriver à la maison. A partir de Nantes, je surveillais chaque gare où le train s’arrêtait, je jetais mes dernières forces dans cette surveillance. Enfin la gare d’Olonne-sur-Mer. Sur le quai un homme me dit : Mais tu es le fils Hordenneau, monte dans ma charrette, je t’amène chez toi. Il est probable que tous mes voisins me croyaient mort. C’est au triple galop que son cheval parcourut les trois kilomètres qui séparent la gare de mon domicile. Ma mère était là, elle ne m’attendait plus. Le voisin ramena mon père qui travaillait au champ.

Les retrouvailles familiales

Il n’y a pas de mots pour ces retrouvailles : mes parents serraient dans leurs bras le fils unique qu’ils pensaient ne jamais revoir. Combien de temps sommes-nous restés ainsi, joue contre joue, mêlant nos larmes ? Une éternité de joie, un moment dans une vie qui efface tous les malheurs. J’étais heureux, heureux. Que de fois, dans mes prières, en égrenant le chapelet d’étoffe, j’avais demandé à la Providence de mourir à la maison. J’étais à la maison, j’oubliais ma souffrance dans ces instants de bonheur.

Puis nos bras se desserrèrent. Ma mère me dit « : Tu es sale, je vais te laver ». Notre baignoire : un demi-tonneau. Elle versa de l’eau tiède et me lava, me lava. J’avais sûrement de la crasse, mais ma peau restait grise, la peau d’un agonisant. Le lendemain, nous étions aux Sables-d’Olonne, à la clinique Notre-Dame-de-France. Le docteur Vautier qui, quelques mois auparavant, avait opéré mon père d’un ulcère cancéreux à l’estomac, prononça son diagnostic : Tuberculose pulmonaire, cavernes dans les deux poumons, nous allons essayer de le sortir de là, mais je crains qu’une cure dans un sanatorium soit indispensable. Je pesais 42 kilos. J’avais sûrement pris du poids depuis ma sortie du bagne, mais ces quelques kilos s’étaient amassés au niveau du ventre. Je devais ressembler à ces petits noirs faméliques que l’on voit à la télévision avec leur ventre gonflé et leur effrayante maigreur.

Convalescence en Suisse

Nous ne voulions plus d’une séparation, ni mes parents, ni moi. Les remèdes de cette époque ne possédaient pas l’efficacité de ceux d’aujourd’hui. Malgré une piqûre journalière d’un liquide incolore dont j’ai oublié le nom, et une nourriture abondante, mon état ne s’améliorait pas. Je continuais de brouter des carottes, celles de notre jardin me semblaient meilleures que les carottes de la fermette allemande (on est toujours un peu chauvin), et j’étais persuadé que ces carottes pouvaient me guérir. Je regardais mon urine, lorsqu’elle était limpide, je croyais que j’étais sur la voie de la guérison. Hélas, il fallut se rendre à l’évidence, un séjour dans un sanatorium s’imposait, je ne guérissais pas. Nouvelle séparation, c’est le cœur gros que je pris le train pour Davos, en Suisse. Le gouvernement suisse avait réquisitionné des hôtels de montagne pour les transformer en sanatoriums. C’est à l’hôtel Carlton que j’ai passé les seize mois nécessaires à ma guérison, à 1400 mètres d’altitude. Nous étions tous des anciens déportés dans ce magnifique hôtel. J’ai repris des forces très vite.


Pour remercier les Suisses de leur hospitalité, nous avons décidé d’inviter les personnalités de Davos à la fête de Noël que nous avons organisée en 1946. Mes camarades m’ont demandé d’écrire un poème décrivant notre état d’âme après les épreuves que nous avions endurées. Poème qui servirait d’introduction au spectacle. Pour passer le temps, ils me donnaient des rimes et je les utilisais dans des petits écrits un peu coquins pour les faire rire. Le résultat fut un poème un peu naïf résumant assez bien notre état d’esprit.

Quelques mots au père Noël

Dis, père Noël, que penses-tu de ce monde fou De tous ces gens qui n’importe où se battent pour des istes ou des iques ? Crois-tu qu’ils ne feraient pas mieux de soulager les malheureux Que parler de bombes atomiques ?

Regarde, là-bas, la triste chambre où la maman et le petit Pleurent l’absent qui manque au nid dans la froide nuit de décembre. Eux vois-tu, ils n’ont pas voulu de cette guerre où les vaincus Sont tous ceux dont la bourse est vide.

Et l’homme qui n’est pas revenu, crois-tu que lui, il l’a voulu Cet affreux combat fratricide ? Et malgré toutes ces misères, toutes ces larmes accumulées On parle de recommencer, de faire encore une autre guerre.

Alors j’ai peur, père Noël, j’ai peur de ces jours à venir De ne jamais revoir sourire la France qui était si belle. Pourtant, il y a encore une chance, si tu voulais, Si tu pouvais empêcher toutes conférences où l’on parle de guerre non de paix.

Si tu pouvais dans les masures où l’on a froid donner du feu, Il y aurait moins de malheureux, la vie serait un peu moins dure. Si tu pouvais au petit qui pleure lui donner un morceau de pain, Lui rendre le papa dont on ne sait plus rien, il y aurait la joie dans la demeure.

Si tu pouvais, père Noël, supprimer les marchands d’obus Ces fabricants d’armes inconnues que notre monde encore recèle, Alors, je crois, ça irait mieux, peut-être serions nous heureux Sans craindre un avenir cruel.

Au lieu de tant de cris de guerre, il y aurait des cris d’amour. Qu’il ferait bon sur cette terre vivre enfin de paisibles jours ! Il y aurait moins de robes noires, moins de femmes allant pleurant Moins d’orphelins, moins de tristes histoires, moins de crainte au coeur des mamans. Plus de ces affreux camps de mort, horrible image des ans passés

Où sous les coups et sous l’effort tant d’innocents ont trépassé. Pour que jamais se renouvellent ces souffrances et ces horreurs, Il faut tout de même, père Noël, donner aux riches un peu de cœur.

Il faut que les humains qui peinent aient le vrai prix de leur labeur, Sinon il y aura la haine, et de la haine naît le malheur. Et si cette nuit, dans ta hotte, il y a des tanks et des fusils Faudra pas les donner aux gosses, ces jouets-là, ils sont maudits !


Avant de terminer mon témoignage, ayant écrit en présentation des livres blancs de notre Amicale sablaise une préface qui résume assez bien ce que furent la Résistance et la Déportation, j’ai ensuite, lors du soixantième anniversaire de la libération des camps, rendu un hommage aux camarades qui ne sont pas revenus :

Nous étions là, rageurs, refusant la défaite Nous étions là, pour la France, soldats sans uniforme Nous étions là, recherchés, traqués dans un pays vaincu Nous étions là, livrés autant par nos voisins que par nos maladresses Nous étions là, aveuglés, torturés sous les rires des bourreaux Nous étions là, hurlant nos peurs dans la nuit des prisons Nous étions là, entassés, écrasés, étouffés, dans les wagons plombés Nous étions là, dans ces sinistres camps, terribles images de la folie des hommes Nous étions là, brisés, humiliés, devant le bidon de soupe claire Nous étions là, abattus, impuissants, esclaves des plus forts Nous étions là, agonisant, regardant l’avenir, notre avenir, dans la fumée des crématoires. Nous étions là-bas, ignorés, oubliés, perdus dans ces bagnes cachés.

Et nous sommes revenus… quelques uns seulement. Nous restons quelques uns, seulement quelques-uns. Nous ne pouvons pas nous taire, car nous sommes la voix des amis disparus. Nous ne pouvons pas nous taire, car l’oubli du passé Crée les mêmes misères et les mêmes malheurs. Car des hommes, aujourd’hui, grondent aussi leur détresse. Notre monde projette l’insoutenable odeur d’innombrables charniers.

Nous percevons des mots claquant comme des blasphèmes, Les mêmes mots, chargés de violence et de haine, clamés par nos geôliers.

Certains n’y ont vu qu’un détail de l’Histoire ! Un détail de l’Histoire ? Ces innombrables camps programmés, érigés pour la souffrance et la mort ! Un détail de l’Histoire ? L’image de ces enfants juifs, de ces petits enfants juifs Se dirigeant vers la chambre à gaz sous les aboiements des chiens tenus en laisse par les S.S. ? Ces « détails » de l’Histoire, nous n’en voulons plus. Nous, les derniers survivants, Tant que nous serons là, nous ne pourrons jamais, jamais nous taire .

Hommage à mes camarades le 24 avril 2005 (Messe à Notre-Dame-de-Bon-Port)

En ce soixantième anniversaire de la libération des camps, en hommage à ceux qui ne sont pas revenus, à ceux qui ne sont plus là, en hommage à toi compagnon de misère. Souviens-toi, ton arrestation, la prison, le couloir des suppliciés, celui qui conduit à l’interrogatoire, à la chambre de torture. Nous entendions tes cris, tes hurlements ; nous savions ce que tu subissais : le poing ganté de fer qui massacrait ton visage, les coups de pied et de nerf de bœuf qui frappaient ton corps, meurtrissaient ta chair ; le sang qui perlait par les pores de ta peau, puis giclait par les blessures ouvertes. Et les mêmes questions sans cesse répétées, nous les connaissions par cœur : « Qui était avec toi, quels sont tes complices, des noms ; de toute manière tu parleras. Nous avons les moyens de te faire parler. Nous amènerons ta femme, tes enfants, ton père, ta mère. Ils gémiront sous les coups devant toi, alors tu parleras, n’attends pas, c’est inutile, parle ». Et cela durait des heures et des heures. Nous t’avons vu passer, tu n’étais plus qu’une loque, défiguré, couvert de sang. Tu nous as murmuré dans un souffle, comme un bulletin de victoire : je n’ai pas parlé, je n’ai pas parlé. Un par un, ça recommençait, tu es revenu toi aussi camarade, brisé, ensanglanté, anéanti. Nous attendions dans le couloir ; tu as balbutié, j’ai craqué, j’ai parlé. Certains regards se sont détournés de toi. Pourtant nous savions la minceur qui sépare le silence de l’aveu : parfois un bourreau fatigué, fatigué de donner des coups, qui arrête son ouvrage quelques instants trop tôt. Ils t’ont jeté dans la cellule comme un déchet, seul avec ta détresse, seul avec ton humiliation et ta souffrance, seul avec tes remords et tes larmes, sans voix amie pour adoucir ta peine. Et toi, cher compagnon, ils t’ont emmené pour la énième fois, tu avais le visage tuméfié, boursouflé par les sévices de la veille ; ils t’ont traîné sur le sol. Dans tes yeux, il y avait la peur, l’angoisse du dernier moment. Nous avons entendu un cri déchirant, la lugubre plainte d’une bête qu’on abat, et soudain le silence, plus rien, le silence. Et toi, toi qui avais franchi la première étape du chemin de croix, ils t’ont poussé dans un train, dans le wagon plombé où tu étouffais au milieu de la promiscuité la plus sordide, les pieds et les mains collés par les excréments ; cet effroyable voyage où la folie gagnait les plus endurcis, les plus résistants, coincés entre les morts et les agonisants. Et puis, le camp avec au fronton l’inscription machiavélique : « ARBEIT MACHT FREI » (le travail rend libre, le travail c’est la liberté). Si tu l’as cru un instant, un mot à ton voisin et la cravache du S.S. t’a cinglé le visage. Ta liberté, ta seule liberté était de travailler en silence, malgré la faim, malgré la fatigue, malgré les coups des S.S. et des Kapos ; travailler sans relâche jusqu’à l’épuisement. Seul le travail te donnait le droit de vivre, de vivre comme une bête traquée. Sinon, c’était la piqûre d’essence dans une veine ou une balle dans la nuque, et le four crématoire qui t’attendait. Inutilisable pour le Grand Reich nazi, tu devais disparaître, disparaître comme les nains de Wagner, dans la nuit et le brouillard. Et toi, mon ami juif, toi qui n’avais rien dit, toi qui n’avais rien fait, ils t’ont fixé une étoile sur le cœur, l’étoile jaune des exclus. Les gens t’ont regardé, indifférents, moqueurs ou méprisants. Tu as connu le train, toi aussi, le wagon conçu pour le bétail, l’indescriptible horreur du convoi de l’enfer. Tu es allé loin, très loin, encore plus loin que nous. Tu n’es pas revenu, tu ne pouvais pas revenir, tu ne le savais pas, nous ne le savions pas encore : les fumées noires d’Auschwitz obscurcissaient le ciel, les nazis éteignaient les étoiles, toutes les étoiles.

A celles et ceux qui m’écoutent et me lisent

Nous les quelques vivants rescapés d’outre-tombe Jetant nos derniers cris en venant témoigner Du meurtrier fracas des fusils et des bombes Trouverons-nous les mots pour vous en dissuader

Car des démons se ruent à troubler les consciences Nous voyons, revenu, le temps des assassins Ce temps où la terreur n’était plus qu’une science Un passe-temps cruel forgé par des humains

Mettrons-nous dans vos cœurs les grains de l’espérance Pour que les chants de guerre soient bannis à jamais Pour que la Terre meurtrie retrouve la confiance Et que les champs de blé montent en épis de paix

Afin qu’une moisson, sans ivraie, généreuse Sème sur les chemins des messages d’amour Et que la société apaisée et joyeuse Transforme en paradis la litanie des jours

Le Créateur a mis, insondable mystère Une soif d’aimer gravée dans votre cœur Le seul et vrai remède qui supprime les guerres Le ferment de la paix, la source du bonheur Pas d’oubli du passé, mais il faut qu’on pardonne Le bonheur que l’on cherche c’est celui que l’on donne

Marcel Hordenneau