Évocation de son passé de Français Libre par M. Jean-Louis Crémieux-Brilhac :
Il m’a été demandé de vous parler de moi également…J’ai été mobilisé le 16 septembre 1939. J’avais été étudiant. J’avais fait une préparation militaire. J’étais resté 4 mois à l’Ecole de Saint-Cyr comme élève-officier de réserve. Puis j’ai été aspirant dans un régiment de Bretons, le 47éme régiment d’infanterie qui se trouvait à l’ouest de la ligne Maginot. Avec l’offensive allemande, notre régiment –un régiment d’intervalle– a dû reculer (un régiment dit d’intervalle occupait les tranchées établies dans les espaces entre les différentes forteresses qui composaient la ligne Maginot). Dans chaque bataillon de ce régiment, il n’y avait qu’un petit char Renault… Incroyable éclatement des blindés français qui étaient aussi nombreux que les blindés allemands mais qu’on avait répartis partout en dehors des 4 divisions de cuirassés.
Ainsi, j’ai été pris dans la retraite… Finalement, nous avons été amenés à défendre, sans esprit de résistance le passage de la Marne que les Allemands ont franchi sans grande difficulté avec leur artillerie que nous n’avions pas, avec l’aviation que nous n’avions pas, notamment les stukas dont nous n’avions jamais entendu parlé… Les Allemands nous ont encerclés dans la corne de bois où nous étions. Je me suis ainsi retrouvé prisonnier le 11 juin 1940 et expédié vers l’Allemagne. Nous avons marché de la Marne jusqu’à Bouraing en Belgique. Puis, par train, nous avons été envoyés en Poméranie. C’est au cours de ce voyage que nous avons appris –je ne me souviens plus exactement comment– que Churchill avait proposé une union avec la France. Pendant 24 heures, j’ai eu un grand espoir sans lendemain… comme vous le savez… Je me suis retrouvé dans un camp d’officiers à l’Oflag 2, près de Neustettin en Poméranie (actuellement la ville de Szczecincek au nord de la Pologne, à l’est de l’Oder). Le gouvernement de Vichy avait fait savoir que l’on ne pouvait considérer les aspirants comme des officiers. Les aspirants étaient alors automatiquement promus au bout de six mois sous-lieutenants. A dix jours près, je devais l’être mais comme ce n’était pas le cas, je fus comme les autres aspirants envoyé dans un autre camp de simples soldats d’où je me suis évadé le 4 janvier 1941 avec un camarade aspirant. Nous avons réussi avec beaucoup de difficultés à nous procurer des vêtements civils. A cette époque, je parlais allemand. Nous avions le choix entre plusieurs frontières. La plus proche était celle de la Lituanie à 450 kilomètres. Nous avons choisi de rejoindre la Lituanie pensant qu’il y avait encore un consul de France à Kaunas. L’U.R.S.S. était neutre alors. Nous pensions que nous y serions accueillis convenablement. Par petits étapes, empruntant les petits trains régionaux ces 450 kilomètres jusqu’à la frontière lituanienne. C’était l’hiver. Il faisait très très froid. Nous avons franchi à pied la frontière. Mais l’alerte ayant été donnée, nous avons dû faire une course poursuite toute la nuit dans la neige. Vers 7 heures du matin, nous sommes arrivés dans un cimetière. En enlevant un peu la neige sur les pierres tombales, nous avons vu que les inscriptions n’étaient plus en allemand mais dans une autre langue. Nous étions parvenus en Lituanie. Nous nous sommes embrassés. Nous étions libres ! Dans la journée, nous avons été arrêtés comme espions. Je suis resté 8 mois en Union soviétique. J’ai été dans plusieurs prisons, notamment à Moscou. Au bout d’un certain temps, les Soviétiques ont reconnu que nous étions bien des Français évadés et qu’il y avait un cadre parmi le groupe. Au cours de cette période, 218 Français s’étaient évadés en passant par l’U.R.S.S.
Nous avons été regroupés dans un camp qui n’était pas mauvais d’ailleurs comparativement aux prisons abominables des frontières et de la dékoulakisation de la Pologne et des massacres polonais. Ce camp, d’où étaient partis quelques mois auparavant 2000 officiers polonais massacrés à Katyn, était pour nous assez vivable. Pour aller au plus vite, je ne vous parlerai pas de l’exode qui suivit lorsque les Allemands attaquèrent la Russie… Finalement, fin août 1941, 186 d’entre nous étaient volontaires pour rallier de Gaulle. Le 30 août 1941, on nous avait conduit du dernier camp jusqu’à Arkhangelsk (ville portuaire de la Mer Blanche). Embarqué sur un cargo, nous sommes partis dans un brouillard cotonneux à la rencontre d’un convoi britannique. C’était un ensemble de bateaux de guerre anglais avec un transport de troupes. Lorsque nous avons accosté le navire qui transportait ces troupes –c’était un ancien paquebot canadien à plusieurs étages où de nombreux soldats se tenaient aux rambardes- les cigarettes pleuvaient sur nous ! Quand le premier d’entre nous a passé les planches pour monter sur ce navire, tous ces soldats anglo-canadiens se mirent à chanter la Marseillaise. Nous étions bouleversé. Croyiez-moi, ce fut un moment qu’on n’oublie pas dans une vie… Ils chantaient pour nous mais aussi vraisemblablement pour de Gaulle. Depuis plus d’un an alors, il y avait des Français libres qui se battaient aux cotés des anglo-canadiens.
Je me suis donc retrouvé à Londres après un parcours par le Spitzberg. J’ai été sous-lieutenant cette fois-ci au camp de Kimberley, le camp des Français Libres d’Angleterre… Début 1942, on m’a proposé d’entrer au commissariat national à l’Intérieur. Cet organisme avait été créé par de Gaulle en même temps que le Comité national français en septembre 1941. Il était chargé des relations politiques avec Jean Moulin, de la propagande vers la France et de toute l’action politique en France. J’ai eu pendant la période 1942-1944 des activités assez parallèles à celle de Stéphane Hessel. Alors que cent vingt de nos camarades d’évasion étaient répartis dans les unités combattantes, que douze étaient parachutés en France, je ne suis trouvé pour ma part dans une activité de services. Cet organisme étant récent, on ne savait pas encore exactement ce qu’il allait devenir. En effet, l’organisation technique des missions vers la France, la préparation des agents, les parachutages etc., tout ceci passait par le B.C.R.A. et les Anglais. Ce commissariat à l’intérieur était donc à ses débuts en l’air. L’une des premières choses que l’on m’a demandé était de constituer, moi qui avait été étudiant et censé me débrouiller avec les papiers, une documentation politique sur la France et de créer un service d’écoute radiophonique. Les Anglais avaient un service d’écoute radiophonique formidable. Formidable. Ils faisaient des bulletins quotidiens en anglais. Ils captaient les émissions de Radio-Paris, de Radio-Vichy, de Moscou, de Berlin… Tous les jours, il y avait un gros bulletin réalisé. Le contenu de ces émissions était traduit en anglais après avoir été condensé. Le général de Gaulle a voulu avoir, pour la propagande vers la France, les textes intégraux de ce qui avaient été diffusé sur les ondes de Radio-Paris, de Radio-Vichy, de ce qui était dit en français à la radio de Moscou par exemple… Je devais donc monter un service d’écoute radiophonique. Moi, je n’y connaissais rien. J’ai eu des adjoints anglophones, certains savaient ce que c’était que la radio. Bref, on a monté un bon service d’écoute qui a fonctionné tous les jours pendant deux ans. Moi, j’ai lâché ça quand ça a marché mais le service a continué tous les jours en produisant deux bulletins par jour où il y avait tous les textes de Radio-Vichy, de Radio-Paris. C’était vraiment formidable. Si je peux vous donner un exemple de l’utilisation de ces textes… Le service commençait à bien fonctionner le 22 juin 1942, quand Laval qui était revenu au pouvoir en avril a fait ce discours célèbre où il annonçait la relève et où il disait « souhaiter la victoire de l’Allemagne ». Son intervention avait été annoncée sur les ondes de Radio-Vichy. On savait ainsi que Laval devait faire une communication importante à 8 heures du soir. Le 22 au soir, Maurice Schumann, porte-parole de la France Libre, vient au commissariat à l’Intérieur nous voir. Nous montons tous les deux dans les greniers où était installé le service d’écoute. Nous étions entourés de jeunes filles volontaires, qui bien que militaires avaient revêtues des blouses roses et manipulaient les appareils d’écoute. A 20 heures, nous entendons Pierre Laval et le « je souhaite la victoire de l’Allemagne ». Schumann prenait des notes fébrilement. « Je vais répondre, je vais répondre… » disait-il nerveusement. On commanda un taxi. Je l’accompagnai. Nous avons sauté dedans. Direction, Carlton Gardens, quartier général où se tenait le bureau de de Gaulle. Là, Schumann tapa à la machine comme une mitrailleuse. Il était très très expert. Et un autre taxi. Nous filons à la BBC, moi toujours dans son sillage. A 21h 25, il entra dans la cabine (du studio) et une heure vingt-cinq seulement après l’intervention de Laval, mon Schumann prit la parole et affirma : « Monsieur Laval s’est mis en dehors de la nation, Monsieur Laval s’est condamné à mort ! ». Réponse du tac au tac.
Ce fut ma première activité. Ensuite, de Gaulle décida de créer un comité exécutif de propagande pour coordonner la propagande vers la France. Les Anglais faisaient la même chose. Jusqu’en 1941, l’action de la BBC avait été menée principalement par des journalistes qui avaient bénéficié d’une grande liberté même s’ils avaient reçu des directives. Ce sont eux qui ont, par exemple, de façon spontanée la campagne des « V ». Il s’agissait d’inciter les gens à tracer partout des V en Belgique et en France en symbole de la victoire. Cette consigne, émanant de journalistes belges et anglais de la BBC, fut très suivie. Elle eut un succès phénoménal, notamment parmi les collégiens et les lycéens, à tel point que le ministre de l’Education nationale a dû intervenir pour que ça cesse. Pendant trois ou quatre moins, la France avait été couverte de V. Les Allemands, pour prendre l’affaire à leur compte, ont collé un gigantesque V sur la Tour Eiffel pour redonner un nouveau sens à ce V : celui de la Victoire de l’Allemagne… Le succès de la campagne des « V » a fait réfléchir Churchill qui s’est dit que l’on ne pouvait laisser la propagande vers les pays occupés entre les mains des journalistes. Il allait se passer en Europe des choses importantes, des actions subversives, des mouvements de toutes espèces. Il fallait que cela réponde désormais à des directives gouvernementales. Churchill a donc fondé un organisme spécial pour piloter sa propagande avec une documentation phénoménale et de Gaulle a suivi en décidant de créer le comité exécutif de propagande. J’ai été le secrétaire de ce comité. J’ai donc assisté à toutes les séances où l’on s’entendait sur ce que l’on dirait aux Français. C’est devenu un organisme très intéressant et important après la création des maquis et le développement des actions politiques et militaires en France. Que pouvait-on dire aux maquis alors qu’on n’avait pas le droit de leur envoyer des armes, les Anglais ne le voulant pas ? Fallait-il les encourager à passer à l’action ? Fallait-il décider de leur envoyer des couvertures tout en sachant que ceci était dérisoire ? Tout ceci était bien délicat… Que dire aux paysans ? Fallait-il leur dire de livrer leurs grains alors que les villes crevaient de faim ou de brûler leurs récoltes ? Toutes ces questions faisaient l’objet de débats très vifs au sein d’un comité qui ne comptait à ses débuts que quelques Français Libres : cinq principalement dont Maurice Schumann et Georges Boris[1] (que Stéphane Hessel a bien connu) qui fut le principal animateur de la propagande vers la France et dont le souvenir a été oublié. Ce comité, si restreint au début, s’est élargi progressivement à mesure que de nouveaux ralliements eurent lieu, ceux de résistants venus de France, des agents ou des chefs de mouvement. Quand Pineau, d’Astier ou Fresnay était présents à Londres, ils participaient à ce Comité exécutif de propagande. Brossolette, Cordier y ont participé aussi tout comme un homme que nous avons bien connu et aimé, Jacques Bingen, qui fut délégué clandestin après la mort de Jean Moulin et qui s’est suicidé au moment d’être arrêté en avalant sa pilule. Il était régulièrement au Comité. A partir de 1943, à partir du moment où les échanges entre l’Angleterre et la France ont été de plus en plus étroits et nombreux, il y avait toujours des résistants et la propagande en français de la BBC vers la France occupée était toujours décidée par une équipe composée des résistants et des Français Libres. Moi, j’écoutais. On m’avait donné voix délibérative. J’en ai fait usage. Et je faisais les comptes-rendus que je diffusais. En 1943-1944, d’autre part, j’ai été nommé officier de liaison auprès de la BBC c’est-à-dire que je veillais à l’application des consignes en question et je participais tous les jours au comité de rédaction de midi à la BBC. Une autre responsabilité m’a aussi été confiée. Jean Moulin, en juillet 1942, a demandé à ce que lui soient envoyés chaque mois des courriers –documentaires, strictement documentaires vraiment, car en France, on était couvert de propagande allemande ou vichyste. Il voulait en effet savoir sur documents quelle était l’action des Français Libres, celles des Britanniques, quels étaient les problèmes économiques et sociaux, politiques aussi, qui se posés pour les Britanniques. J’ai donc constitué une équipe qui, à partir de juillet 1942, faisait des courriers mensuels qui étaient parachutés chaque mois pour la délégation. Je ne sais si Jean Moulin, lui-même, les lisait mais ça allait vraisemblablement à ceux qui faisaient le bulletin de presse autour de Jean Moulin et à certains chefs de mouvements peut-être. Enfin, en 1944, on envoyait soixante-dix courriers de ce genre et des tracts. Pas beaucoup de tracts car on les faisait mieux en France et qu’il fallait plutôt envoyer des armes que du papier. En tous les cas, j’ai envoyé tout cela et je dois dire que j’ai eu le privilège d’être associé à des débats qui étaient vraiment très délicats, notamment à l’approche du débarquement. Au moment du débarquement s’est ainsi posé un problème extrêmement grave : De Gaulle avait dit que « l’insurrection nationale serait inséparable de la libération nationale ». Tout le monde pensait donc qu’au jour J, toute la France se soulèverait et on avait commencé à armer les maquis depuis janvier-février. Beaucoup d’armes pour 400000 hommes ont été parachutées. Il ne faut pas l’oublier… Ce fut formidable. Et par conséquent, on pensait qu’il y aurait des mouvements énormes à partir des maquis. A partir d’avril 1944, les stratèges qui préparaient les plans du débarquement ont découvert qu’à la réflexion, en détaillant ces plans, il y aurait après quatre à six jours de débarquement, une tête de pont qu’il faudrait gonfler. Les armées alliées seraient retenues dans cette tête de pont pendant quatre à six semaines si tout marchait bien. Ce n’est qu’ensuite que les Alliés pourraient déboucher et la bataille de France durerait quatre à six mois… C’était cela la vision qu’on avait à Londres au printemps 1944. Se posait alors un problème très très grave : est-ce qu’il fallait laisser les résistants, comme on l’avait toujours pensé (pour ma part, je le crus presque jusqu’au bout), déclencher l’insurrection dès le 6 juin le jour du débarquement ou les induire à temporiser jusqu’au moment où la percée serait faite ? Les communistes, la gauche résistante, présents à Londres, étaient défavorables à cette solution d’attente : il fallait se battre dès le premier jour. Les Anglais et les services secrets français n’étaient pas d’accord et affirmaient que si les résistants s’engageaient trop vite à découvert, ils seraient massacrés par les Allemands. On imaginait des « Oradour[2] » dans toute la France. C’était un débat très important qui a divisé les Français de Londres et moi, je me trouvais au cœur de ce débat. J’ai eu à rédiger les consignes pour le débarquement. C’étaient des consignes mitigées. Mais, tout comme Stéphane (Hessel), je ne voulais plus rester dans les bureaux. Je devais être parachuté dans un maquis de l’Ain auprès de Roland Petit avec un officier anglais et un officier américain. Le premier soir, le temps était trop mauvais pour partir. Le second soir, l’officier anglais, un journaliste assez connu et toujours vivant, ne s’est pas présenté au rendez-vous. Les Anglais ont décidé de tout annuler. Je me suis retrouvé le « bec dans l’eau ». Voilà mon histoire…
[1] Ancien directeur de cabinet de L. Blum, ancien directeur du journal antimunichois La lumière, il constata l’extrême solitude du général de Gaulle et devint l’un des principaux responsables des affaires politiques françaises libres. Il contribua à faire connaître le général et étaient de ceux qui proclamait les principes démocratiques de la France combattante et la volonté de ses dirigeants de « rendre la parole au peuple français » estimant que son devoir est de « proclamer que c’est une réalité et d’en faire une réalité. » Donna des consignes sur les ondes de la BBC pour un déclenchement échelonné du « soulèvement national » lors du débarquement allié. Etait un socialiste humaniste qui resta toute sa vie admiratif de « l’homme du 18 juin. »
[2] Allusion au massacre d’Oradour sur Glane (Haute-Vienne) où 642 habitants furent assassinés par les S.S et le village brûlé le 10 juin 1944.