On a une rude tâche devant soi. Crois-tu que
nous vaincrons tout ce mal par l’amour ?
Je ne sais pas. C'est pour cela que je soutiens le Général de Gaulle et que je voudrais bien faire partie de la Légion Française à Londres. Malheureusement je suis une fille… (Extrait d’une lettre de Claire Girard à un ami)
Qu'est-ce qui distingue les femmes qui entrèrent dans la Résistance des autres femmes de cette sombre époque de l'Occupation ? Margaret Collins Weitz dans son ouvrage « Les Combattantes de l'ombre » tente une réponse :
« Les unes, écrit-elle, étaient des idéalistes, les autres étaient mues par l'esprit d'indépendance ou le non-conformisme, certaines étaient, plus profondément, de vraies révolutionnaires... Comme l'observait Stanley Hoffmann, ajoute-t-elle, ceux qui entrèrent dans la Résistance, hommes ou femmes, étaient des gens de caractère, épris de liberté, des individualistes, en un mot des Français. Et Vichy se montrait bien décidé à écraser l'individualisme ».
Qui était Claire Girard, qui repose à tout jamais dans le petit cimetière de Courdimanche, dans le Val d’Oise? Etait-elle donc une idéaliste ? Une jeune femme d'un caractère suffisamment fort et indépendant pour lui faire braver bien des défis ? Une courageuse digne d'inspirer des romanciers ? Un peu de tout cela, sans doute...
Claire Girard, une Résistante en devenir : enfance et influences
Son caractère.
C'est à la lecture de ses lettres, que sa famille a réunies en 1954 dans un petit livre, que Claire révèle au fil des jours sa personnalité, ses moments de joie et de doute. Claire y apparaît comme une jeune fille romantique et rêveuse. Elle évoque souvent l'éducation de ses futurs enfants car elle pense que les enfants sont la raison de vivre de toutes les femmes. Claire rêve de lendemains heureux et garde confiance en l'avenir. « Je suis sûre qu'après, la joie et la paix, la vraie, habiteront notre vie. L'angoisse, la souffrance nous replient, nous réduisent ainsi ».
Claire adore la musique tout comme la lecture, elle aime tout ce qui est raffiné. Elle savoure les choses. Claire est profonde, sérieuse mais se sous-estime. Elle doute d'elle-même et décrit souvent ses défauts dans ses lettres. « Et voilà, écrit-elle à une amie, deux années ont passé et notre amitié a résisté à nos divergences.
Ta personnalité est si forte et si exigeante comparée à ma faiblesse et ma platitude ».
Claire Girard est une personne sensible et souffre souvent pour des événements qui laisseraient indifférents beaucoup d'autres. Si elle n'est pas très grande, on la remarque à ses beaux yeux bleus, son teint rosé et sa chevelure blonde qu'elle aime tresser.
Origines et enfance.
Le docteur Louis Girard, père de Claire, est issu d'une famille de cultivateurs de la montagne franc-comtoise. Son cabinet d'oto-rhino-laryngologiste à Paris marche bien. La mère de Claire est fille d'Alsaciens. En effet, le grand-père de Claire avait quitté l'Alsace lors de son annexion par l'Allemagne en 1871. Madame Girard est passionnée de philosophie et de pédagogie. Dans un quartier défavorisé du Havre, elle met au point un jardin d'enfants. Mais c'est à Paris qu'elle accouche de son premier enfant. C'est Claire qui naît le 3 janvier 1921. Quatre autres enfants suivront dont une autre fille, Anise. Madame Girard consacre beaucoup de temps à l'éducation de ses enfants, qui n'iront pas à l'école comme les autres. C'est elle qui se charge de leur enseignement en suivant les méthodes d'avant-garde de l'époque, et surtout celles de Montessori. Chaque enfant travaille à son rythme sur des fiches, et l'après-midi est occupée par des activités uniquement récréatives. Claire passe donc une enfance agréable boulevard Delessert dans le 16ème arrondissement de Paris. Comme elle est l'aînée, Claire s'occupe de ses frères et sœurs, et elle le fait avec beaucoup d'attention pour chacun. Lorsqu'elle s'éloigne d'eux, elle ne manque jamais de leur écrire.
Claire est scout. Elle se passionne pour son activité d'éclaireuse. « Le meilleur, c'est sûrement la vie de camp : en contact direct avec la nature, sans mur, sans toit. Quelle découverte le scoutisme fit ainsi faire aux citadins !». Mais Claire apprécie surtout dans le scoutisme les grandes rencontres. Ainsi, en 1939, elle part en Hongrie avec d'autres éclaireuses. Elle adore ce contact avec les étrangères. De la même façon, elle se rend en Italie pour camper.
Mais sa famille la pousse aussi à voyager. Claire et Anise, sa sœur, ont presque le même âge. Elles sont inséparables et se confient beaucoup l'une à l'autre. Elles échangent leurs opinions et vivent tout, deux fois. C'est dans un lycée d'Angleterre que leurs parents les envoient. Anise et Claire trouvent les lycées anglais beaucoup plus libéraux que les lycées français. Madame Girard veut que Claire et sa sœur apprennent l'allemand mais ne souhaite pas qu'elles partent séjourner en Allemagne. C'est ainsi que deux étés consécutifs, en 1935 et 1936, Claire et Anise séjournent en Autriche dans une famille de musiciens.
Mais l'été est le plus souvent passé en famille. Les Girard séjournent dans la maison familiale de Franche-Comté où M. Girard est né. Chacun donne un « coup de main » aux travaux des champs. Tout le monde aime ces moments, mais celle qui est la plus ravie, c'est Claire. « Mon idéal, écrit-elle encore, se dessine peu à peu, ou plutôt, non pas mon idéal, mais ce que je veux faire de ma vie : une œuvre utile à ma famille actuelle et à ma famille future, à mon pays, et finalement au monde entier. Sous quelle forme ? Une ferme ! ».
Claire est consciente d'avoir eu une enfance magnifique et remercie beaucoup sa mère qu'elle aime et admire profondément. « J'ai l'impression que te remettre en mémoire notre enfance, qui a été une enfance d'or, te sera infiniment doux et apaisant.
J'aime beaucoup, beaucoup Maman. Je l'estime comme je ne crois personne d'autre sur la terre. J'ai un respect très grand pour elle. Elle incarne un élan vital soutenu et dirigé par une raison lucide ».
Les études de Claire.
Claire n'est pas une élève brillante mais elle est très sérieuse. C'est à Paris, au lycée Molière, qu'elle poursuit ses études. Là, elle s'entoure de beaucoup d'amies et parle souvent tard avec elles après la fin des cours. Elle n'aime pas la tricherie. D'un caractère très droit, elle monte au lycée Molière un club de probité afin d'influencer les autres lycéennes à reprendre un comportement plus honorable...
Séduisante et convaincante, elle est rejointe dans sa lutte par beaucoup de jeunes filles. Sa sœur Anise se demande encore aujourd'hui d'où elle a tiré le courage de monter un club aussi singulier que celui-ci et, a priori, peu populaire...
Claire aime beaucoup écrire. Ses nombreuses lettres aux membres de sa famille ou à des amis l'attestent. Son professeur de français lui propose de tenir un journal. « Anise m'écrit aussi que je devrais écrire, que j'ai assez de facilité, mais hélas c'est le temps qui me manque. On ne peut être à la fois femme de lettres et femme d'action ».
Claire Girard ne garde pas un bon souvenir du lycée. Elle le compare à une prison, à une caserne. Les élèves - exclusivement des filles à cette époque - étaient surveillées et les punitions nombreuses. Les jeunes filles doivent porter un chapeau et faire un signe de tête devant chaque professeur. Son baccalauréat en poche, Claire tourne la page du lycée sans regret. Et c'est à ce moment-là que la guerre éclate.
La vocation et le destin de Claire :
L'amour de son travail.
« Elle m'a demandé pourquoi j'avais choisi l'agriculture et je lui ai dit : c'est concret, c'est réel, on a du vivant entre les mains; mais je n'ai pas osé ajouter, et pourtant c'était sur l'extrême bord de mes lèvres, je n'ai pas osé dire: c'est parce que c'est beau ».
Claire fait tout pour atteindre son but: diriger une ferme. Après son baccalauréat, la guerre éclate. Claire envisage un temps de partir se battre sur les champs de bataille de Finlande, mais elle estime finalement plus efficace d'apprendre simplement le métier qu'elle a choisi. Elle s'inscrit à l'automne 1939 comme auditeur libre à l'Ecole nationale d'Agriculture de Rennes, puis à Grignon. Claire est la seule fille parmi cent-cinquante-deux garçons, mais elle persévère et, après un accueil plutôt froid, elle finit par se faire accepter. Elle accomplit plusieurs stages et écrit encore. Elle note dans une autre lettre à cette époque : « J'aime par-dessus tout cette vie. C'est évidemment dur. Les intempéries, le personnel quelquefois rétif, l'isolement aussi. J'ai passé des dimanches lugubres seule à la ferme.
Mais on redresse la tête et on passe outre ».
Les études finies, il faut apprendre la pratique du métier. Claire fait donc une série de stages plus ou moins heureux avant de trouver, dans une très belle ferme d’Ile-de-France, une formation pratique et complète qui lui donne confiance en elle-même, et lui permet d’accepter quelques mois plus tard la direction d’une grande ferme.
C’est au cours de ce stage qu’elle apprend l’arrestation de son père et de sa sœur, Anise, par les Allemands, pour faits de résistance. Elle ne se laisse pas accabler par le chagrin, l’épreuve stimule au contraire son ardeur au travail et son besoin d’être digne des absents.
Claire, femme d'action, est aussi profondément romantique. Elle rêve sans cesse à sa future existence. Elle vit pleinement ses différents stages où elle se rend compte des difficultés de ce métier, mais aussi des joies qu'il apporte. « Je me souviens du brusque et immense sentiment de joie qui m'a envahie l'année dernière quand, pour la première fois, je suis montée sur la moissonneuse-lieuse à grande coupe. Voir les blés s'incliner doucement sous les vans de la machine,
et entendre le bruit régulier, toutes les deux secondes, de la chute de la gerbe liée sur les chaumes, fut une des joies les plus pures de mon existence ».
Au début de 1944, Claire est recommandée à une importante entreprise parisienne qui avait loué une grande ferme dans l’Oise pour nourrir son personnel.
Au premier abord, la direction hésite à confier ces quatre-vingt-sept hectares à une jeune fille de 22 ans qui paraît plus habituée à manier la plume que la charrue. Néanmoins, sur l’intervention de Monsieur Brétignières, directeur de l’Ecole de Grignon qui se porte garant de son élève, l’affaire est décidée. En plein hiver, Claire part seule dans ce pays tout à fait inconnu pour trouver une ferme en désordre, une terre négligée, les travaux de saison à peine entrepris, et les mille difficultés que connurent les agriculteurs à cette époque.
« Je vois déjà, comme vous le dites, que les cultivateurs voisins ont les yeux brillants d'ironie en me regardant prendre la barre de la ferme. Mais que voulez-vous, tant pis ! J'irai droit mon chemin et puis arrivera ce qui arrivera. Ce que je ferai ne sera pas pire que ce qui a été fait. J'ai trouvé la ferme dans un état pitoyable à tous points de vue, matériel et moral ».
Après avoir réussi à se faire respecter par les ouvriers agricoles qui travaillent sur sa ferme, Claire continue son combat pour relever cette exploitation.
Avec une lucidité et une énergie étonnantes, Claire dresse son plan de travail et l’exécute, aidée par une très mauvaise équipe d’ouvriers qui ne sont pas du métier pour la plupart, chômeurs venus là surtout pour manger et bien décidés à travailler le moins possible et à ne pas se laisser commander par «cette gamine».
Aussi, par moments, elle désespère, fatiguée, mais l'amour qu'elle porte à son travail reprend le dessus à chaque fois. Elle aime travailler et la dure vie d'agricultrice ne lui fait pas peur. Elle lui apporte ce qu'elle affectionne le plus : la liberté, un travail en relation avec la terre et une production concrète, et elle fait de son mieux, en cette époque de guerre et de restrictions, pour augmenter la production. « Si tu me voyais, souligne-t-elle alors, et si tu m'entendais, tu ne me reconnaîtrais pas. Mais j'aime follement cette lutte qui est fantastique pour moi ».
Claire sait commander. Ainsi quand elle arrive à 7 heures du matin dans la cour de la ferme, elle a son plan de travail de la journée en tête, envoie ses gars sur les différents chantiers qu’elle ira contrôler au cours de la matinée. Si la pluie arrête le travail, elle a prévu des travaux à l’intérieur pour occuper cette dizaine d’hommes.
Après quelques semaines, la jeune « étrangère » au village avait pris tant d’autorité que le maire venait la trouver pour lui demander conseil, et ses voisins agriculteurs qui avaient salué son arrivée d’un sourire sceptique vinrent spontanément traiter d’égal à égal avec elle.
Ce sont les plus beaux mois de sa vie. Sa riche personnalité donne toute sa mesure, comme le dira plus tard son maître de Grignon :
« En quelques mois, le tour de force fut accompli. La friche n’existait plus, l’ensemencement avait tout gagné et cette œuvre avait été réalisée en déployant des talents d’organisatrice que beaucoup de praticiens auraient pu lui envier ».
Son amour de la nature et de la terre.
« La joie, écrit-elle encore, est aussi dans la contemplation tranquille de la beauté. La contemplation de la nature donne un sentiment de joie profonde ».
Claire admire la beauté de la nature ainsi que sa douceur, le calme et la pureté qui en émanent. Elle l'oppose à la laideur de la ville. Elle aime s'y promener et s'en imprégner tout entière. « Comme toi à ce moment-là, ajoute-t-elle, j'aspirais au calme de la nature, à sa compréhension bienveillante ». La nature est en définitive pour elle un refuge où elle se sent bien, où ses soucis disparaissent. Quand elle s'y trouve, elle a confiance en elle. Ce n'est pas vraiment le cas lorsqu'elle est en ville. « Et puis, mon fameux complexe d'infériorité qui me saisit dès que je mets le pied sur le pavé parisien m'a repris, accru par une immense fatigue ». Ce qui la fascine le plus, c'est la vitesse avec laquelle les fruits de la terre apparaissent et se développent. « Et puis, dans la terre, tout se mettra à pousser, à verdir, à grandir avec une précipitation, une vivacité extraordinaire. Quel épanouissement, quelle éclosion, quelle soudaine richesse ! ».
« La terre, quelle bienveillante force ! Que son contact est frais et vivant. Auprès d'elle, on se purifie, on a l'impression d'une grande lessive, dans son corps et dans son âme. On en revient comme après un bain, avec une sensation de fraîcheur, de renouveau. C'est idéal ! ».
Claire aime ce contact charnel avec la terre. Elle la considère comme « une force magnifique » qui passe dans les plantes, les animaux et finalement dans les hommes. Elle la trouve belle et lui attribue plusieurs vertus. Elle lui consacre tout son temps. Le soir, lorsqu'elle ne s'en occupe plus, elle y repense. Elle réfléchit. Pourquoi la trouve-t-elle si belle, si puissante ? Cette terre la hante. Elle en rêve sans doute la nuit. Elle veut lui donner sa vie, en prendre soin tout le temps. Très tôt, elle avait décidé de son futur métier. « Nous, paysans, écrit–elle encore, nous nous trouvons en face de la terre, de cette terre bienveillante, si bienveillante qu'elle nous soufflerait presque les travaux à faire, les leçons dont elle a besoin pour être plus féconde, plus belle encore. Ah ! Quel métier ! ».
Son amour de la Patrie
Des Allemands sont établis dans son village et les pancartes
« Verboten » (interdit) y décorent tristement le paysage comme souvent en France. « Ils ne pourront accrocher leurs pancartes sur le chemin de notre âme », écrit Claire. Elle garde confiance en son pays. Pour elle, la victoire française est évidente.
Le 8 novembre 1942, lors du débarquement allié en Afrique du Nord, un « espoir fou » monte en elle. Elle pleure de joie en entendant la Marseillaise après un message de De Gaulle entendu sur la radio anglaise. L'attachement qu'elle porte à son pays, à son sol, est si grand que sa situation l'empêche d'être heureuse. Ce sentiment s'accroît avec l'arrestation de son père et de sa sœur, Anise.
« Pour nous, confie-t-elle dans une autre lettre, depuis que papa et ma sœur sont partis, la notion de patrie, de pays, n'a cessé de croître. J'aime, j'aime le pays, notre pays par-dessus tout et je voudrais tant qu'il redevienne un pays d'honneur et de gloire. Oui, de gloire, je n'hésite pas à le dire, c'est cela ». Claire souffre pour la France. Lorsqu'elle pense que ça peut mal finir pour son pays, elle est
« tordue de douleur ». Elle estime qu'il faut tout sacrifier pour le sauver. « Ici, j'ai peu à peu fait l'expérience de l'essentiel, toutes les valeurs sont une à une tombées pour qu'il n'en reste qu'une : la France ».
Le choc de l'Occupation et le temps des punaises vertes.
Claire, comme le reste de sa famille, vit très mal l'Occupation allemande.
Derrière les Allemands, il y a les nazis. Claire se pose immédiatement la question : « Serons-nous capables de leur résister ? ».
Elle est témoin d'actes d'antisémitisme à Paris. Dans ses lettres, elle note tristement que « certaines boutiques ainsi que cafés et restaurants sont interdits aux Juifs ». Leurs maisons sont pillées sous leurs propres yeux. « Hier encore avec Anise, en nous promenant près du Bois de Boulogne où beaucoup de maisons appartiennent à des Israélites, nous avons vu des punaises vertes charger des camions entiers de mobilier, objets d'art, tableaux, sous les yeux épouvantés des propriétaires ».
Mais les nazis pillent non seulement les demeures juives mais aussi celles des autres. A Courdimanche, plusieurs résidences secondaires appartenant ou non à des juifs, habitées ou non, furent vidées pendant la guerre. La maison familiale des Girard, où toute la famille se retrouve au cours des mois d'été, dans le Haut-Doubs, n'y échappe pas non plus :
« Notre Mont-Cyanet, là-bas dans le Jura qui touche à l'Alsace, est complètement ravagé. Ils ont tout emmené, même des choses sans valeur marchande réelle, comme notre petit rouet alsacien... Là-haut, il ne nous reste plus rien, rien, que nous-mêmes et notre douleur.» confie-t-elle encore dans une autre de ses lettres. Pour Claire, l'Occupation et la Collaboration, c'est le règne du mensonge et de la délation : « C'est pour cela que je soutiens le mieux que je peux le général de Gaulle et que je voudrais bien faire partie de la Légion Française à Londres. Malheureusement je suis une fille ».
En septembre 1940, elle écrit à un ami : « Pour l'Angleterre, Jean, si vous étiez ici en zone occupée, vous comprendriez ce qui est en jeu, mais là-bas dans le midi, personne ne se rend compte. Nous le voyons bien d'après les gens qui rentrent ».
En fait, les Girard sont conscients du danger nazi depuis longtemps. Ils ont lu avant-guerre l'ouvrage de Robert d’Harcourt, germaniste catholique connu à l'époque. Dans « L'Evangile de la force », il dénonçait la théorie nazie selon laquelle "le sentiment de pitié, la compassion sont des signes de dégénérescence judéo-chrétienne et n'ont pas leur place dans un peuple viril qui méprise les faibles". Pour Harcourt, le nazisme était "la porte ouverte au n'importe quoi..."
En 1935, Claire et Anise avaient fait un séjour dans un village du Salzkammergut en Autriche au sein d'une famille de musiciens juifs autrichiens. Déjà, les persécutions contre les Israélites se développaient. « II y avait de jeunes nazis redoutables dans ce village, qui tapaient sur ceux qui ne pensaient pas comme eux », commente aujourd'hui sa sœur Anise Postel-Vinay. Cette famille juive décida de fuir et trouva heureusement refuge aux Etats-Unis. Anise ajoute : « Avant-guerre, on n'était pas particulièrement patriote. Mais, on s'est mis à adorer la France à partir du moment où les Allemands étaient dedans !... ».
Bien avant l'Occupation, Madame Girard reçoit déjà des réfugiés qui fuient l'Allemagne: des catholiques, des juifs... « Nous avions 14 - 15 ans et nous voyions chez nous toutes ces personnes au regard hagard, qui avaient tout perdu dans leur exil forcé. Il fallait bien les aider, leur trouver un peu d'argent, un logement... Quand les Allemands sont entrés, nous nous sommes tout de suite dit que ce n'était pas seulement une occupation étrangère, mais l'arrivée de vrais barbares. Ces barbares, c'étaient les nazis ! ».
En 1940, la famille Girard s'est réfugiée à Rennes par crainte des bombardements sur la capitale. Elle loge dans une maison de gardiens au bout d'un grand parc. Dans la maison des maîtres, une famille juive. Cette famille fut arrêtée au cours de la guerre. Personne ne revint de déportation. « A l'époque, nous ne pensions pas que les nazis iraient jusqu'à assassiner par familles entières les juifs, mais nous savions bien qu'ils auraient une vie terrible...», affirme Anise Postel-Vinay.
Claire, elle, aime bien son professeur d'Histoire, Mademoiselle Glotz. Celle-ci ne cache pas à ses élèves ses craintes. Elle est juive et elle a peur. Claire convainc sa mère d'aider son professeur. Madame Girard accepte de cacher les objets de valeur de Mademoiselle Glotz qu'elle héberge jusqu'à ce qu'elle puisse passer en zone libre.
Au lycée Molière, Claire et sa sœur ont pour camarades deux filles nommées Lévi. Porter un nom israélite, à cette époque, c'est vraiment suicidaire. Claire et sa mère tentent de les cacher et de les convaincre de changer de nom... « Elles n'ont pas voulu. Elles ne se rendaient pas compte du danger qu'elles couraient. Elles ont été prises... ».
Au cours de sa formation agricole, Claire est amenée à accomplir des stages. En 1943-1944, elle est à Villeneuve-L’archevêque dans l'Yonne. Elle sympathise avec la famille Javal. Isabelle Javal, jeune et jolie brune, devient son amie. Les Javal, d'origine juive, furent déportés. Personne n'est revenu. « Claire, ajoute Anise Postel-Vinay, a dû apprendre leur arrestation. Moi, à cette époque, j'étais en déportation... ». Anise se souvient aussi de la famille Kohn dont le fils aîné, Philippe, était un ami de Claire.
De gauche à droite : Mathilde Javal, Claire Girard, Louis-Adolphe Javal, et Isabelle Javal. Au château de Vauluisant (Yonne) propriété des Javal.
« Le père de Philippe dirigeait l'hôpital Rothschild. Il imaginait que ses relations permettraient de mettre sa famille à l'abri de toute arrestation. Ils furent tous arrêtés. Philippe et l'une de ses sœurs n'eurent la vie sauve que grâce à l'action de cheminots résistants qui détachèrent les derniers wagons du dernier convoi de déportés quittant Paris le 16 août 1944.
Le petit frère de Philippe, âgé de 10 ans, n'eut pas cette chance. Enfermé au camp de Neuengamme, avec d'autres enfants, il fut utilisé comme cobaye pour de pseudo-expériences sur la tuberculose. Lui et ses petits camarades furent pendus peu de temps avant la libération du camp... ».
Evolution de la pensée de Claire sur le nazisme, la politique et la Résistance.
Au travers de son courrier, Claire se confie. Voici quelques extraits très significatifs classés chronologiquement.
« Vous savez que le nazisme apporte avec lui la misère, le crime, la délation, la haine ».
« Les nazis s'efforcent de dresser les gens les uns contre les autres. La propagande nazie essaie de séparer les deux France en excitant les ouvriers, en leur disant que là-bas (à Londres) sont partis tous les patrons, tous les « richards » et qu'ici on ne peut plus travailler parce que ceux de la France libre ont tout pris... ».
« Le nazisme n'est pas un régime politique qui aurait ses défauts et ses qualités comme les autres; c'est une doctrine de violence qui écrase le droit sous la force matérielle; elle exalte dans l'humain ses tendances les plus basses. »
Claire, une jeune Française entre dans l’Histoire.
Pendant un combat aérien au-dessus de la plaine, un aviateur allié était tombé dans le voisinage de sa ferme. Ce fut elle qu’on alla chercher pour lui donner les premiers soins et attendre avec lui le service clandestin d’évacuation qui fonctionnait sur le territoire.
Par le témoignage de M. Dominique Lecomte, membre de l'association des sauveteurs d'aviateurs alliés en Picardie, on sait que Claire fut directement en contact avec des aviateurs alliés qui avaient été abattus au dessus de notre pays. " C'est, affirme t-il, en faisant des recherches sur Robert Lorenzi, pilote américain, que j'ai découvert qui était Claire. Lorenzi était membre d'un bombardier B-17, qui avait été touché le 8 février 1944 par les tirs allemands dans la région de Mondidier alors qu'il revenait de sa première mission au dessus de l'Allemagne. Ce sont mes grands-parents et ma tante qui le prirent en charge... Ils le cachèrent dans une grange. Comme Claire Girard parlait anglais- ce qui était rare à cette époque à la campagne- ils la firent prévenir, pensant que, elle, elle saurait trouver un moyen pour faire évacuer ce pilote allié. Claire vint avec sa pèlerine noire et son chapeau. Elle parla avec Lorenzi et l'assura qu'un médecin viendrait le soigner dans le courant de l'après-midi. Elle donna alors encore des recommandations aux personnes dignes de confiance afin que Lorenzi fut mis en sécurité..."
Claire et la libération de Paris.
En Ile-de-France, les Allemands essayent de s'organiser. Les troupes de réserve se dirigent vers la Normandie où les Alliés ont débarqué. Mais déjà, certains gradés ainsi que des unités commencent à se replier.
Le 24 juillet, les Américains et les Britanniques sont encore sur leurs positions (zone qui s'étend jusqu'à Saint-Lô et Caen). Le lieutenant-général américain Bradley engage, le 25, l'opération Cobra jusque-là retardée par le mauvais temps. Coutances est prise le 28, Granville le 30. Finalement, le 31, les lignes allemandes sont percées à Avranches.
Claire Girard est alors très occupée par les travaux des champs. C'est la pleine période des moissons. Elle a la responsabilité d'une ferme expérimentale à Welles dans l’Oise et doit rester à son poste. Sans doute pense-t-elle qu'il s'agit des moissons de la liberté et qu'une France libérée a autant besoin de blé et de pain que d'armes...
Quoi qu'il en soit, c'est le 15 août qu'elle rejoint Paris. Son père et sa sœur, Anise, ont déjà été déportés depuis longtemps; c'est le jour où les derniers déportés politiques quittent la prison de Fresnes. Parmi les prisonniers, il y a l'un de ses frères. Selon Jean Aubert, Claire, qui guette depuis trois jours la sortie de ce convoi pour envisager de mettre sur pied une évasion, suit les camions de déportés jusqu’à la gare de Pantin où le train se forme. Une amie, dont le mari est aussi prisonnier dans le même convoi, veut le suivre mais elle n’a pas de véhicule. Claire trouve finalement une voiture, un chauffeur, de l’essence et accompagne son amie. Elle aurait été jusqu'à suivre étape par étape le train des prisonniers. Arrivée à Bar-le-Duc, Claire n'hésite plus. Pour sauver son frère, elle réveille le sous-préfet. Connaît-il les accords signés à l'initiative du consul de Suède à Paris ? Ces accords doivent aboutir à la libération de prisonniers politiques. En contrepartie, les soldats allemands hospitalisés à Paris seront libérés. Quand le gouvernement de Pétain en fuite arrive à Nancy, elle y court et demande à Pierre Laval et Jean Bichelonne d’intervenir. Sa démarche est malheureusement sans suite et le train repart vers l'Allemagne. Force est pour elle de revenir à Paris.
Le 19 août, à Paris, le colonel Rol-Tanguy décrète la mobilisation générale des F.F.I. Le Conseil National de la Résistance, réuni en présence du délégué général du gouvernement provisoire, M. Parodi, décide de lancer l'insurrection générale. Les F.F.I. et les F.T.P.F., aidés des nombreux groupes de résistants, déclenchent l'insurrection. Des barrages sont dressés dans les rues ; on attaque les Allemands.
Le commandant allemand Von Choltitz n'arrive pas à maîtriser la situation; dans la ville une véritable guérilla urbaine fait rage. Les Allemands cherchent alors à faciliter la retraite de leurs forces engagées dans la bataille de Normandie. Ils doivent mettre en application les instructions de Hitler : Paris doit être détruite et devenir pour les Alliés un obstacle à leur progression. Mais c'était sans compter le formidable soulèvement des Parisiens. Au matin du 20 août, l'action des F.F.I. et du peuple de Paris est déterminante pour la prise de la Préfecture de Police, puis de l'Hôtel de Ville.
Où se trouvait Claire Girard à ce moment précis ?
Qu'a-t-elle fait précisément alors ? Nous l'ignorons toujours. Ce qui est certain, c'est qu'elle fut bel et bien là et participa à l'insurrection avec d'autres camarades. Imaginons-la, peut-être avec d'autres jeunes femmes, dressant des barricades, contribuant ainsi à limiter l'action des Allemands et à les forcer à s'enfermer dans des points d'appui solides. Les 22 et 23 août sont des journées de combat confus. Les Allemands résistent et beaucoup de camarades de Claire sont mortellement blessés. Claire a-t-elle ramassé un de ces tracts qu'un avion allié lâche sur Paris avec pour formule
« Tenez bon, nous arrivons » ? Quoi qu'il en soit, ce n'est que le 25 août que, guidées par les F.F.I., les unités de la 2ème D.B. du général Leclerc prennent possession des endroits stratégiques de Paris. A 16 h, Von Choltitz signe l'acte de capitulation de la garnison allemande et donne l'ordre de cessez-le-feu. Le lendemain, le général de Gaulle, aux côtés du général Leclerc et des membres du Comité national de la Résistance, descend les Champs-Elysées dans une atmosphère de joie partagée par des milliers et des milliers de personnes. Claire est parmi eux. Elle aurait été vue sur le toit d'un immeuble de la place de l'Etoile. Heureuse, profondément heureuse...
La libération de Paris marque une grande victoire pour la Résistance ; les résistants qui ont continué le combat ont rejoint en effet les unités armées légalement constituées des troupes alliées. « Réjouissez-vous, dit-elle alors à sa mère, c’est la Victoire, notre Victoire ! »
Dans la région correspondant au Val d'Oise actuel, les Allemands sont toujours présents à ce moment-là, et ils se préparent à riposter à l'arrivée des Alliés en procédant notamment à l'édification de barrages.
A Courdimanche, ils installent un bazooka dans l'entrée de la cave d'une des maisons (face à la rue Fleury, une des rues importantes du village). Ils minent la rue principale qui part en direction de Boisemont et de Chanteloup-Les-Vignes (action qui ne servira à rien, les Alliés canadiens et américains empruntèrent une rue
beaucoup moins large, située en dessous.)
C'est dans ce terrible climat que Claire et deux compagnons F.F.I. quittent Paris.
Qu'est-ce qui motive alors Claire ? Un ami, résistant de la première heure, et qui faisait partie de la 2ème D.B, passe au domicile parisien des Girard. Il rencontre Claire et l'invite à ne pas tenter
l'impossible. « On continue de se battre», lui dit-il, « mieux vaut rester à Paris et partir dans un ou deux jours ». Mais Claire ne l'entend pas, elle veut suivre son devoir. Elle estime s'être absentée
depuis déjà longtemps de l'exploitation agricole de Welles et s'inquiète de ce qui s'y passe. « J’en suis responsable, c’est ma place » Il lui faut quitter au plus vite Paris et rien, ni personne ne peut la faire changer d'avis. « Bah ! Les Allemands ne me font pas peur ! » Elle s’apprête à partir en bicyclette, mais c'est dans une voiture civile (une traction Citroën?) qu'elle prend la route. Welles est au nord-ouest du département de l'Oise. Avant son départ, un fonctionnaire du gouvernement provisoire lui aurait demandé d'approvisionner un groupe franc de l'Oise en viandes et en légumes. Claire aurait accepté. Vraisemblablement, elle ne connaît pas les deux F.F.I. qui viennent en civil la chercher en voiture. Il y a Vidoire, surnommé "Bordeaux" et Raymond-Louis Berrivin, qui viennent de participer courageusement aux combats pour la libération de Paris. Le groupe prend la direction d'Amiens...
Mais comme les ponts ont sauté sur l'Oise, ils aboutissent à Cergy, petit village agricole alors où, par miracle, un pont est encore debout. Il a été en fait rapidement réparé peu de temps auparavant.
Le martyre de Claire
II reste, nous l'avons vu, une part de mystère sur l'action précise de Claire Girard lors de la libération de Paris. Le détail de ses dernières heures est un peu mieux connu. Grâce aux témoignages écrits d'André Parrain, instituteur du village alors, et aux souvenirs de M. Jacques Dauvergne, ancien maire de Courdimanche, nous avons tenté de retracer ces derniers moments. Madame Victoria, sœur de Raymond, nous a communiqué aussi sa version des faits. (Voir plus loin le portrait de Raymond Berrivin).
Au pont de Ham à Cergy, des troupes allemandes stationnent encore. Elles sont nerveuses et tout laisse penser que ces trois personnes dans un véhicule civil, en un temps où il n'y avait plus beaucoup de voitures en circulation, a dû les intriguer. Lorsque la voiture arrive sur le pont, Claire a dû remarquer le barrage allemand, mais c'est déjà trop tard. Pourtant les papiers de Claire et de ses amis sont en règle. Ils peuvent repartir. Que s'est-il alors passé ? Un soldat allemand se serait-il ravisé, pensant utile soudainement de réquisitionner le véhicule ? Y a-t-il eu un coup de frein brutal ? Quoi qu'il en soit, un chargeur de colt resté sous un coussin glisse. Les Allemands ont vite fait de comprendre. Ils crient : « terroristes, terroristes ! ». Pourquoi donc Claire et ses camarades avaient-ils des armes alors que la région était encore infestée de soldats ennemis ? S'en sont-ils servis ? Ces questions resteront peut-être à jamais sans réponse. Du pont jusqu'au village, nous ne savons pas non plus comment le transport fut effectué.
André Parrain note dans ses cahiers : « Le 27 août, des évacués de Carrières-sous-Poissy se répandent dans le village. La bataille gronde toute proche. Des avions américains ont repéré le mouvement des troupes et survolent Courdimanche; à 16 h, ils lancent quelques bombes près de la gare sur un camion de munitions qui flambe et sur un autre camion entre les fermes Magnan et Joly. La ferme Joly est à demi-écrasée, l'école et la mairie sont fortement ébranlées. Vers 17 h 30, trois prisonniers civils sont amenés au P.C., à la ferme Carpentier. Il y a là deux hommes et une jeune fille. A sa descente de voiture, la jeune fille se fait connaître à Mme Marthe Dauvergne : « Je suis Claire Girard, dit-elle ; prévenez Bellefontaine. Dites que je suis prisonnière des Allemands ».
Selon Jean Aubert, c'est le général Victor-Henri Schweisguth que Claire cherche à prévenir. Le fils du général, Philippe, est cultivateur. Claire avait fait un stage dans sa ferme du village de Fay, aux limites de Maurecourt et d'Andrésy. En fait, il semble qu'elle ne peut matériellement pas communiquer avec la population locale car les événements se déroulent très vite. Le fils du maire de Jouy-le-Moutier fait savoir que « deux hommes et une jeune fille blonde viennent d'être arrêtés... ».
Les Allemands les emmènent dans une ferme en voiture. Là, après avoir été menacés d'être exécutés sur le champ, un semblant de procès a lieu. Ce n'est qu'une mascarade qui aboutit à la condamnation à mort de Claire et de ses amis.
A Courdimanche, c'est l'époque des moissons. Il y a encore beaucoup de monde dans les champs en ce dimanche d'été. C'est la fin de l'après-midi...
Claire et ses camarades sont emmenés par trois soldats allemands sur une route, route à l'abri des regards, entre un champ de maïs et le bois de Jalet. Un des soldats parle aux deux autres. Claire comprend, car elle connaît l'allemand, qu'ils vont être tués sur place, au bord de ce bois. Il faut tenter le tout pour le tout. Claire pousse ses camarades à fuir en courant à travers le bois.
Malheureusement, Raymond Berrivin est abattu immédiatement, atteint d'une balle dans la nuque. Claire Girard traverse la route. Elle essaye de s'enfuir à travers un champ. Les maïs sont hauts, elle espère qu'ils la dissimuleront...
Atteinte au thorax, Claire est abattue dans le dos alors qu'elle court encore dans les rangées de maïs. Plus chanceux, le troisième résistant, Vidoire, court dans le bois Jalet. Ce bois est très épais. On ne sait pas s'il a été poursuivi longtemps, mais il arrive indemne à Menucourt (le bois va alors de Courdimanche à Menucourt sans haie, ni barbelés). André Parrain écrit encore : « Vidoire se dirige vers la ligne de chemin de fer tandis qu'on tire et que les Allemands le cherchent dans le bois vers le Mont-Rouge. Il est sauvé. Il gagne Menucourt. Un vieil homme lui donne une gabardine et un croc. Transformé en ouvrier agricole, Vidoire réussit à retourner à Paris. ».
Le récit sur l'arrestation de Claire présente de nombreuses variantes. Un certain nombre de faits ne peuvent être totalement certifiés. Plus de soixante-dix ans ont passé, beaucoup de témoins sont morts. Il nous faut distinguer le vrai du faux et ce n'est pas simple.
Quelle mission précise Claire devait-elle assumer ?
Pourquoi sa valise a-t-elle été retrouvée non loin de son cadavre alors
qu’elle avait été conduite à pied, jusqu'au lieu de son supplice, sans valise. Toutes ses affaires sont dans cette valise. Rien n'a apparemment été volé. Mais l'argent ? Le groupe en aurait-il eu beaucoup ? A quoi était destinée cette somme ? Pour Anise Postel-Vinay, cette somme représentait la paye des ouvriers de la ferme de Welles-Pérennes dont Claire avait la responsabilité. Claire et ses camarades ont-ils été dénoncés ?
Voici une foule de questions qui restent sans réponse. Selon les versions lues ou entendues, le nombre d'Allemands présents à Courdimanche varie : 500 ? 600 ? Bien des petits détails changent. Il reste de nombreuses incertitudes sur cette journée maudite.
André Parrain, l'instituteur du village à l'époque de ces événements, relate dans ses carnets ce qui lui a été rapporté alors :
Extraits des cahiers de M. André Parrain, ancien instituteur du village de Courdimanche.
« Le 30 août 1944, à une heure du matin, les Allemands décrochent. Ils laissent derrière eux une trentaine d'hommes valides, une douzaine de blessés graves et sept cadavres. Au matin, l'infirmier qui soigne les blessés demande qu'on prévienne les Alliés. Au lever du jour, un drapeau blanc est hissé sur la face ouest du clocher de l'église par Julien Langlois et Jacques Dauvergne accompagnés par un sous-officier allemand. Un drapeau tricolore fixé à une longue perche est agité au-dessus des murs. Il est huit heures.
Les Américains du 120ème régiment d'infanterie nous libèrent enfin. Ils sont reçus avec l'enthousiasme qu'on devine. Ils ne reprendront contact avec l'ennemi qu'en Belgique. On pavoise immédiatement. Par miracle, il n'y a ni mort ni blessé parmi la population. Mais le village a souffert. L'explosion d'une mine a complètement détruit la maison de Madame veuve Leclercq et fortement endommagé celle de M. Roussel en même temps qu'elle coupait la route de Poissy. Un peu partout, les obus et les torpilles ont troué les toits et les murs, des portes sont criblées de balles de mitrailleuses. Des F.F.I. se révèlent alors ; ils nettoient les rues et ramassent les armes éparses. Le génie américain remet la route n° 22 en état à l'aide de machines qui nous émerveillent par leur puissance et leur précision. Les évacués reviennent peu à peu et tout rentre dans l'ordre. On recherche de Paris les deux F.F.I. fusillés. Le mercredi soir, on exhume et on reconnaît Berrivin.
Le jeudi, Mme Girard vient à Courdimanche ; malgré de longues recherches, on ne trouve pas trace de sa fille. Le vendredi, la voiture automobile est reconnue. Samedi, on retrouve le sac de la jeune fille : il contient encore quelques affaires personnelles, mais il a été délesté de 25 000 francs. Vidoire, revenu, reconstitue le drame. Enfin, le dimanche après-midi, un promeneur retrouve le corps de Claire Girard.
Elle est étendue, face contre terre à la lisière d'un champ, au lieu dit "les Aulnays" à 100 mètres du bois de Jalet. Le maïs piétiné semble indiquer une suprême résistance de la jeune héroïne toute dévouée à sa patrie. Lentement le village panse ses plaies. Chacun s'affaire à réparer tant bien que mal ses dommages. Malheureusement, les matériaux manquent ; les tuiles et les vitres surtout font défaut.
Pour beaucoup, ces réparations provisoires dureront plus d'un an... ».
qui était il ?
Né en 1917 près de Brest en Bretagne dans une famille de sept enfants, il est le dernier des six fils d'un boulanger. Raymond Berrivin passe une enfance heureuse. Il est un bon élève à l'école des Frères et obtient son certificat d'études à 11 ans avec mention très bien. Après son brevet, il va chez les Jésuites. Mais la discipline si exigeante des Jésuites convient mal à sa forte personnalité. Il n'hésite pas à chanter l'Internationale. Derrière cette provocation lycéenne, il y a une authentique volonté, une espérance sincère de vouloir changer le monde. Il quitte la Bretagne pour trouver un emploi. Comme beaucoup de Bretons alors, il trouve une embauche à Paris chez un constructeur d'avions. Il y est régleur-outilleur lorsque la guerre éclate.
Raymond aurait bien souhaité s'engager dans l'armée mais, ayant eu une phtisie purulente dans sa jeunesse et ayant subi une opération importante, il ne peut concrétiser son vœu. Cependant, Raymond s'était inscrit au Parti communiste. Avec la signature du Pacte germano-soviétique, le P.C.F. est interdit par le gouvernement d'alors et ses militants sont étroitement surveillés. « Bien que très utile à son usine, nous communique sa sœur Mathilde Victoria, Raymond se retrouve contre son gré dans un camp d'entraînement particulièrement sévère à Guingamp. Engagé avec son régiment en mai 1940 dans la bataille des Ardennes, il en est l'un des rares survivants. Il est fait prisonnier et part en Allemagne. Connaissant déjà l'allemand, il supporte assez bien sa détention mais la France et sa femme lui manquent. Il s'évade mais est vite repris. Il reste une nuit durant tout nu dans la neige, en punition, avant d'être placé en camp disciplinaire. Mais il s'évade de nouveau en s'allongeant sous les wagons d'un train. Revenu à son domicile rue Marc-Séguin à Paris, il ne peut pas retourner à l'usine. Il retrouve cependant un emploi de camionneur. Faisant beaucoup de route, il utilise ses allers et venues professionnels pour transmettre un certain nombre d'informations ».
Comment Claire Girard et Raymond Berrivin ont-ils fait connaissance, nous ne le saurons précisément jamais.
Mathilde Victoria présume que cette rencontre eut lieu lors de la libération de Paris. Claire suit les opérations de secours aux blessés, et bien qu'elle ne soit pas infirmière de la Croix Rouge, elle les soigne et les réconforte du mieux qu'elle peut.
« Mon frère, avec des collègues, démonte les moteurs des camions de leur entreprise afin que les Allemands ne puissent s'en servir et ils cachent les pièces un peu partout... Il a participé aux combats de la libération de Paris sur les barricades du Quartier Latin. Un de ses voisins est tué. Après avoir remis son corps à sa famille, il fête le retour à la liberté. Le lendemain matin, un dimanche, il prend la route.
Selon sa sœur, Madame Victoria, la mission qui lui était confiée aurait consisté à joindre les groupes de résistants qui harcelaient les dernières poches de résistance allemande afin de les convaincre de cesser le combat.
Il y avait déjà eu trop de victimes au sein de la Résistance. Comme les troupes alliées avançaient, ce devait être elles qui rétabliraient l'ordre et concluraient la reddition des dernières forces ennemies présentes dans la région...
Les ponts ayant sauté, c'est à Cergy que le petit groupe, Claire, Raymond Berrivin et un certain Vidoire sont interceptés. Ils transportent une forte somme d'argent sur eux qui leur est immédiatement confisquée. Passant devant un café, Raymond aurait dit à quelqu'un de prévenir par téléphone qu'ils étaient arrêtés. Arrivés à Courdimanche, l'idée serait venue aux Allemands de les exécuter sur la place du village.
Ayant changé finalement d'avis, ils les conduisent à l'orée du petit bois sur la route menant à Chanteloup-les-Vignes, où sont actuellement les stèles. Vidoire marchait le premier, Raymond derrière et Claire en dernier. Vidoire réussit à se sauver. Mais, mon frère reçut, lui, une balle dans la nuque ».
Son corps inhumé initialement à Courdimanche a été transféré à Brest. A sa mort, Raymond Berrivin était père d'une petite fille qui n'avait que six mois.
Quant à Vidoire, il serait mort quelques années plus tard d'un accident de moto.
Ces informations nous ont été communiquées le 24 mars 1997 par Madame Victoria, sœur de Raymond Berrivin.
Textes publiés initialement dans « Passeurs de Mémoire » sous le titre « Une jeune femme dans la Résistance », réalisés par les élèves du Collège public Sainte-Apolline sous la direction de Jean-François Couriol et de Jean-Pierre Dubreuil.