Jean Messer
(1922 - 2014)
(1922 - 2014)
Lorsque Jean Messer a quitté le Val d’Oise en 2002 pour prendre une retraite bien méritée en Ariège après des années de témoignages auprès de nos collégiens et lycéens, nous nous sommes sentis un peu orphelins. Toujours présent à nos rencontres et forums avec la jeunesse, il savait faire comprendre, avec sa retenue habituelle, l’importance de ces années de Résistance et de Déportation.
Il a 17 ans lorsque la guerre éclate, il ne cessera plus de se battre contre le nazisme et l’intolérance. Ne ménageant pas son temps et faisant fi des risques encourus, il met toutes ses forces et son intelligence au service des valeurs de la République. Deux heures de témoignage ne suffisaient jamais à raconter tout ce qu’il aurait pu dire et nous restions sur notre faim d’en savoir plus. Toute sa vie, Jean Messer a œuvré pour changer le monde et le rendre meilleur. Il avait foi en l’homme et a toujours gardé espoir. Toute sa vie a été mise au service de cet idéal indestructible. Comment résumer une vie hors du commun ? Heureusement, à la demande de ses enfants et petits-enfants, il nous a laissé une abondante documentation, dont un film, tourné en 2009 à Massat (Ariège).
Une famille de militants ouvriers communistes
Jean a passé toute son enfance et sa jeunesse à Villierssur-Marne. Son père, Victor, né en 1901, fut orphelin très tôt et élevé par sa tante. Il acquiert un assez bon niveau d’instruction. Dès 1924, il adhère au jeune Parti communiste (créé en 1920). Il est boucher aux abattoirs de la Villette. Syndicaliste, il est secrétaire général des Abattoirs de la seine, membre de l’exécutif fédéral de la fédération de l’Alimentation. Il écrit dans la rubrique « Front du Travail » de l’Humanité. Victor deviendra résistant. Arrêté en 1942, transféré au camp d’Aincourt (Val d’Oise) puis à Voves (Eure-et-Loir), déporté à Neuengamme en 1944, il y mourra d’épuisement à la libération du camp en mai 1945.
La mère de Jean, Inès, est née en 1900. Elle est issue d’une famille de la bourgeoisie rouennaise du côté maternel. Son père, donc le grand-père de Jean, fut farouchement opposé au mariage de sa fille qu’il considérait comme une mésalliance. (Nous en verrons l’importance par la suite). Jean passe une enfance heureuse entre un père qui consacre tous ses temps libres à la vie familiale et une mère très attentionnée pour ses enfants, Yvette, née en 1921, et Jean, né 11 mois plus tard.
Une activité militante précoce
A l’âge de 12 ans, Jean est membre des J.A.S.R.I (Jeunes Amis du Secours Rouge International). Il est diffuseur du journal illustré de l’époque « Mon Camarade ». Après le certificat d’études mention bien, il entre au Cours supérieur, mais au bout de deux années ne se présente pas au Brevet élémentaire. Il préfère aller en apprentissage. Il participe pour la première fois à une manifestation antifasciste le 9 février 1934 (il a à peine 12 ans). Il en a gardé le souvenir d’une grande bousculade, il reçoit un coup de pied aux fesses d’un policier qui l’envoie descendre rapidement l’escalier du métro …Instruit par cette première expérience, son père ne l’emmène pas à la grande manifestation unitaire du 12 février. Avec le contexte international, l’engagement de la famille se fait plus intense. Hitler est arrivé au pouvoir en 1933, et Jean se souvient du passage à la maison de camarades allemands fuyant la répression du régime nazi. C’est aussi la guerre d’Espagne, la famille accueille deux personnes âgées originaires de Bilbao et deux enfants orphelins de Santander. Avec sa sœur, Jean s’engage dans la campagne de solidarité aux réfugiés espagnols. Pendant la période du Front Populaire, Jean porte le ravitaillement aux travailleurs des usines de Villiers-sur-Marne et du Plessis-Trévise. En 1937, à 15 ans, il adhère aux Jeunesses communistes. En 1938, il est élu au Comité régional (région Paris-Sud) qui se réunit à Ivry chaque semaine. C’est à une vingtaine de kilomètres de son domicile et il s’y rend à bicyclette. Il est le benjamin de l’équipe.
A 16 ans, il entre comme apprenti aux abattoirs de la Villette, un métier pénible mais dont l’ambiance lui plait. Il prend sa première carte syndicale. Il apprend vite le métier et commence à bien gagner sa vie. C’était indispensable car son père a quitté son poste d’acheteur-vendeur dans la boucherie pour devenir rédacteur à l’Humanité et son salaire a nettement diminué. De plus, il y a huit bouches à nourrir avec les réfugiés espagnols. 1939, son père est mobilisé et se trouve en première ligne à Mulhouse. Jean cite la lettre envoyée par son père à sa mère le 6 septembre 1939 : « Nous étions du reste en état de répondre, nous étions six dans un camion, armés jusqu’aux dents pour faire face à d’éventuels parachutistes, nous avions un mousqueton et quatre balles, j’avais un revolver et six balles, comme tu le vois, de quoi tenir un siège en règle ! Ce que je voudrais bien aussi, c’est mon revolver avec si possible une boite de cartouches à balles blindées, tu pourrais l’acheter chez Capron et donner mon nom, c’est un 9 millimètres long… » C’est la « drôle de guerre ». Victor avait obtenu un port d’armes suite à des menaces de mort de la part des fascistes du coin. Il avait même échappé de justesse à un tir. Le père de Jean est fait prisonnier et envoyé en Allemagne, il reviendra malade en 1941. A la suite de la signature du Pacte germano-soviétique (23 août 1939), la situation se complique. De nombreux camarades de Jean doutent et ne comprennent pas cette alliance contre nature. Jean avoue qu’à 17 ans, son éducation politique est limitée. Les explications ne lui paraissent pas claires mais il les accepte et poursuit son action militante. Le 27 août 1939, le gouvernement interdit la parution de l’Humanité et en septembre c’est l’interdiction du Parti communiste. Jean Messer entre dans la clandestinité. Avec quelques camarades, ils mettent à l’abri dans une cabane de jardin tout le matériel d’édition : ronéo, stencil, papier, plaques de gélatine (utilisées à l’époque pour une reproduction limitée). Rapidement, ils réalisent les premiers tirages de textes qui leur sont transmis par le responsable du secteur. Dès leur première distribution, les gendarmes viennent au domicile de la famille de Jean pour un interrogatoire et une mise en garde. A la deuxième distribution, Jean est emmené au tribunal de Corbeil. Il est présenté à un juge d’instruction qui ordonne cependant aux inspecteurs de le reconduire à son domicile.
Les débuts de l’organisation clandestine 1939-1940
La campagne anti-communiste se développe ; des camarades de Jean sont arrêtés et emmenés en camp d’internement. Mais laissons-le raconter lui-même ces années de clandestinité : « A la Villette où je travaille, il faut cacher tout le matériel de propagande, nous vidons la baraque du syndicat, détruisons tout ce qui pouvait être utilisé par la police contre les militants. La ronéo et tout le matériel sont emportés et cachés à Aubervilliers, rue des Rosiers. Nous avons une première réunion chez un camarade du XIXème arrondissement, rue Alphonse-Karr. Nous nous organisons, tenant compte de la répression. Ici encore, il y a quelques incompréhensions des événements et aussi des craintes pour certains. Les jours passent, nous éditons, nous distribuons. A Villiers, cela devient assez risqué pour la famille. Ma mère et moi partons nous installer à La Courneuve où mes grands-parents résident et où nous pourrons prendre soin de ma grand-mère gravement malade. Ma sœur était en Auvergne, ayant suivi l’entreprise qui venait de l’embaucher. Je ne milite plus à Villiers mais sur le XIXème arrondissement de Paris. C’est l’exode, la capitale se vide. Quelques camarades restent, la Villette ne fonctionne plus. Nous restons dans un quartier vide. Sous notre fenêtre, des soldats creusent des fossés antichars en vue de défendre la capitale. L’ordre leur est rapidement donné de se replier. Sous cette fenêtre, nous assistons à la débandade de l’armée française. Juin 1940, les troupes allemandes approchent de Paris. Nous entendons de-ci de-là quelques coups de canon, puis les premiers blindés arrivent ainsi que de nombreux engins motorisés et des camions. Voir, sous mes yeux, ces soldats nazis est insoutenable. Pour moi, ils représentent le racisme, la répression, l’antisémitisme, la dictature la plus féroce contre les forces démocratiques. Je me souvenais alors de ce que disaient ces quelques camarades allemands qui étaient passés à la maison dans les premières années de l’installation d’Hitler au pouvoir : « Les nazis représentent l’oppression pour notre pays. » Ma mère et moi étions restés seuls avec ma grand-mère mourante et mon grand-père qui ne savait que rendre responsables de la situation les communistes et le Front Populaire. » Paris entre dans une longue occupation. Une grande partie des personnes parties en exode reviennent. La Villette rouvre lentement ses portes pour une activité chaque jour un peu plus importante. Le chevillard, chez qui Jean travaillait, est à son poste, mais les animaux en provenance des départements limitrophes sont rares et la clientèle limitée. Cependant, il touche un salaire qui leur permet de vivre à peu près correctement. Sa grand-mère étant décédée, sa mère et lui tentent de se réinstaller provisoirement à Villiers. Le 13 juin, Paul Raynaud, Président du Conseil, démissionne. Pétain est au pouvoir. Jean n’entend pas l’appel du général De Gaulle, comme d’ailleurs la majorité des Français. Ce n’est que plus tard qu’il en aura connaissance.
La Résistance à Paris : 1940-41 un combat à risques
Jean reprend contact avec Roger Payen, (1913-2012). militant communiste et antifasciste de la première heure En juillet 1940, Jean participe avec sa mère à un rassemblement organisé par le Parti dans le square de la mairie d’Ivry. Les troupes allemandes ne sont pas loin, les policiers français les dispersent rapidement.
Ecoutons le récit détaillé des débuts de la Résistance à Paris. « Vers le mois de décembre, Roger Payen m’informe d’un rendez-vous prochain avec un camarade dont il ne me donne pas le nom. Il me dit de tenir un journal à la main et me donne une moitié de carte postale, l’autre partie devant m’être présentée par la personne contactée. Le jour convenu, comme prévu, mon interlocuteur se présente ; il me dit s’appeler Martial (prénom d’emprunt bien entendu). Il me propose de quitter mon travail et de me mettre à la disposition du Parti. Je toucherais une indemnité chaque mois, si ma mémoire est bonne, mille quatre cents francs. Or mon salaire était assez important à l’époque et je ne pouvais décider de quitter mon travail dont dépendaient les ressources de la famille, sans en informer ma mère. J’en discute avec elle et reçoit son accord. Martial m’explique alors de quoi il s’agit. Sous sa responsabilité et en faisant équipe avec une autre camarade (Germaine Bossel), je devais récupérer le matériel édité à la sortie de l’imprimerie, le centraliser puis l’expédier à des correspondants dans certains départements du Nord et de l’Est de la France. C’était une entreprise très risquée car lourde à mettre en œuvre. Au début de l’année 1941, toute l’organisation est en place. C’est alors que le compagnon de Germaine Bossel est arrêté. Ellemême est aussi arrêtée à son tour. Cette arrestation n’est pas en rapport avec notre activité, mais nous prenons quelques mesures de sécurité. Voici comment fonctionnait le système mis en place sur les indications de Martial. Nous nous étions rendus acquéreurs d’un local donnant sur une cour au 19 rue Ferdinand-Duval dans le IVème arrondissement de Paris (en plein cœur du quartier juif). Nous avons acheté vélos, remorques, tables et un premier lot d’une vingtaine de valises. Régulièrement, je récupérais des tracts, des journaux et des brochures sortant de l’imprimerie ; je me souviens de ma première livraison, elle comprenait des numéros de l’Humanité, de petites brochures intitulées « Comment se défendre » et un lot important de brochures ayant pour titre « Antisémitisme, une arme de la Réaction ». C’est à mon retour de déportation que j’appris exactement où se situait cette imprimerie, rue Dareau, dans le XIVème arrondissement. Elle fut rapidement découverte par la police française. Je récupérais toujours le matériel aux environs de la place Denfert-Rochereau ou de l’avenue Saint-Jacques. Les volumes étaient toujours importants. Les camarades qui livraient me laissaient leur voiture à bras. Je devais emmener mon chargement au 19 de la rue Ferdinand-Duval au milieu de la circulation parisienne (heureusement moins dense qu’aujourd’hui). Je croisais policiers français et soldats allemands ! Le stockage se faisant donc au 19, par la suite je devais organiser la ventilation de tout ce matériel sur les indications de Martial. J’ai souvenir de quelques départements concernés dès le début : l’Aisne, la Somme, le Pas-de-Calais, les Ardennes, les Vosges… Je remplissais les valises et je les transportais dans les deux gares parisiennes, gare du Nord ou gare de l’Est. Je prenais alors un billet de chemin de fer pour la ville où habitait le destinataire et j’enregistrais la ou les valises en bagages accompagnés (système fonctionnant à l’époque). Je remettais le billet et les fiches de bagages à Martial qui les acheminait vers les correspondants. Cela représentait un gros risque tant pour moi qui expédiais que pour le réceptionnaire. Les valises étaient très lourdes et cela inquiétait souvent le réceptionniste de la gare d’expédition ou de la gare de réception. Un jour, à la gare du Nord, j’ai dû quitter les lieux à toute vitesse, traversant le bâtiment sur mon vélo, poursuivi par un policier trop curieux qui avait été appelé par le préposé à l’enregistrement. Par mesure de sécurité, je pris quelques jours de repos. Combien de voyages ai-je effectués ? Combien de valises ai-je achetées (pour la plupart aux Puces de Saint-Ouen) ? …jusqu’au jour où ce qui devait arriver se produisit. C’était risqué, j’avais été prévenu …
Arrestation de Jean et de sa famille
A cette période, j’étais revenu habiter à La Courneuve au domicile du grand-père. Le 9 novembre 1941, à 8h30, je tirais ma remorque qui contenait deux valises d’un « matériel » que je devais apporter à un lieu de rendez-vous. J’étais sur l’avenue du Président-Wilson à SaintDenis. Le temps était gris, le quartier complètement désert. Alors que je passais à la hauteur je pense, du numéro 160 de l’avenue, c'est-à-dire devant le poste de police où deux policiers étaient en faction, l’un d’eux se dirige vers moi. Que faire ? M’échapper me semble impossible, je reste donc assez calme. Je suis interpellé. Question : Que faites-vous là ? Réponse : je travaille, je fais des transports, je livre un client. - Où allez-vous ? me demande le policier. - Je livre rue Lamartine. Malheureusement pour moi, il n’y avait pas de rue Lamartine à Saint-Denis. Les policiers s’emparent de moi (sans aucune délicatesse…), me font pénétrer dans le poste et m’enferment dans « la cage ». Ils ouvrent les valises. Heureux de leur découverte, ils téléphonent au Commissariat central de SaintDenis. Menotté et enfermé dans le « panier à salade », je suis transporté en ce lieu situé derrière la mairie. Immédiatement, les inspecteurs s’occupent de mon cas, mais ne me bousculent pas ; ils appellent la Préfecture de police de Paris. Leur correspondant semble intéressé par mon arrestation. Sous la garde des inspecteurs, je me retrouve au siège des Brigades spéciales. Ce n’est plus la même musique ! Ils se mettent à trois pour me questionner et me brutaliser, cela dure deux jours ; j’en garde, après plus de soixante années, d’assez pénibles souvenirs…Ces trois individus, bien connus pour d’autres interrogatoires « musclés », s’appelaient David, Rothe et Tissot ( ce dernier fut exécuté par la Résistance, les deux autres condamnés à mort et fusillés à la Libération). J’avais eu l’imprudence de conserver sur moi le carnet des plans et rues de Paris sur lequel j’avais marqué quelques repères. Le 19 rue Ferdinand-Duval où nous nous étions installés, y était signalé parmi de nombreux autres. Il leur fut facile, après de nombreuses visites, de tomber sur notre resserre, aidés en cela par la concierge qui semble leur avoir donné quelques renseignements … Dans ce local se trouvaient, à ce moment là, des dizaines de milliers de tracts, dont Le Tricolore du Front national, que j’avais transportés la semaine précédente. Au total, ils récupérèrent pour deux grands cars d’un matériel qui fut apporté à la Préfecture de police.
Le 9 dans la soirée, je n’avais toujours pas parlé. Les policiers se rendirent à mon domicile, c'est-à-dire à la Courneuve, chez le grand-père. Ils y trouvèrent aussi ma mère. Le logement fut minutieusement fouillé, mais ils ne découvrirent absolument rien ; heureusement, car j’y avais dissimulé un document vraiment compromettant.
Au cours de cette perquisition, le père de ma mère fut abject (d’après ma mère qui me raconta l’événement). Il cracha sur les communistes, sur les Résistants, sur la France et finalement, à bout de souffle, il dit aux visiteurs : « Arrêtez ma fille et fusillez son fils ; elle en souffrira bien plus » Ma mère fut emmenée à la Préfecture de police et présentée menottée aux sbires des Brigades Spéciales. C’est avec stupéfaction que je la vis arriver, vraiment traitée comme une prostituée, insultée, attachée à sa chaise avec des menottes. L’interrogatoire continuait pour moi ; voyant que malgré leur brutalité et leurs menaces, ils n’obtiendraient rien de moi, ils firent asseoir ma mère en face de moi. Après une bonne heure à m’interroger encore, ils me dirent : « Tu parles, ta mère est libre, tu maintiens ton silence, ta mère est expédiée à la prison de la Petite-Roquette ». Quand ma mère fut libérée en 1944, ils n’avaient rien obtenu. Parmi ces épouvantables souvenirs, l’un me revient souvent : leur manège consistait à me faire asseoir face à une horloge en me disant : « A telle heure, nous nous occuperons à nouveau de toi ».
Les Prisons
Ils m’expédièrent à la prison de la Santé où on me fit rentrer dans la cellule 9-38 bis. Dans cette cellule de dix mètres carrés, quatre jeunes me réceptionnèrent, deux jeunes voyous, un clochard plein de vermine et un jeune qui semblait ignorer pourquoi il se trouvait là. La pièce était répugnante de saleté, dans un coin se trouvait un W.C., dans l’autre un lavabo. Cinq paillasses étaient empilées les unes sur les autres avant d’être étalées pour la nuit. J’y suis resté plus d’un mois avec deux déplacements chez le juge d’instruction qui poursuivit l’interrogatoire commencé par les Brigades Spéciales. Mes rapports avec les occupants de la cellule furent assez pénibles. Seul le jeune (j’appris qu’il avait vendu des tickets d’alimentation) était parfois disposé à discuter de choses sérieuses ; il eut une peine très courte et à sa libération prit contact avec ma sœur pour lui donner de mes nouvelles. Un jour, alors que je revenais de chez le juge d’instruction, j’entendis un cri déchirant provenant d’une division de la prison : « Ils ont assassiné Gabriel Péri » (fusillé au Mont Valérien le 15 décembre 1941). Je fus véritablement assommé par cette nouvelle. Réintégré dans ma cellule, il me fut pénible de ne pas pouvoir partager mon émotion. Un seul m’écouta et comprit les sentiments qui m’animaient à ce moment-là.
Quelque temps après, je fus présenté devant le Tribunal Spécial. On m’avait commis d’office un avocat qui ne prit jamais contact avec moi. Il eut devant les juges une attitude très lâche. Il fit allusion à ce « cher » grand-père ; le jugement fut expédié, j’eus à peine le temps de reconnaître les faits et de pleinement les assumer que la peine tomba de la bouche du Président : cinq années de travaux forcés. Je m’attendais à pire. Je m’en tirais assez bien, tout au moins pour le moment. De retour à la 9-38 bis, je m’interrogeai sur la suite. Mes co-occupants étaient complètement indifférents. C’était très pénible car j’aurais voulu pouvoir communiquer dans un tel moment. Cependant, ma confiance en l’avenir demeurait inébranlable et j’avais toujours le moral. Pour la première fois, j’eus la visite de ma sœur au parloir. Elle me donna des nouvelles de notre mère et quelques informations concernant mon père qui se trouvait dans la clandestinité et qu’elle n’avait pas encore rencontré. Ma mère était sortie de la prison de la Petite-Roquette et après être passée aux Tourelles, se trouvait au camp d’internement d’Aincourt (aujourd’hui village du Val d’Oise). Les jours passèrent, je fus transféré à la prison de Fresnes. Je trouvai dans ma nouvelle cellule trois militants communistes, quelle aubaine ! Malheureusement, au début du mois de février 1942, ma sœur me fit savoir que notre père, à son tour, venait d’être arrêté ; afin d’avoir de mes nouvelles, il avait organisé avec elle une rencontre à la Croix-de-Berny. Elle avait été suivie. Elle n’eut même pas le temps de lui dire un mot que les inspecteurs l’arrêtaient. Lui fut emmené à Corbeil, présenté au juge d’instruction et emprisonné quelque temps. Mais, comme rien ne pouvait être retenu contre lui, si ce n’est d’avoir été membre du Parti communiste, il fut interné au camp de Vosves à Dammarie-les-Lys. A cette période, on ne libérait pas les prisonniers politiques, leur peine terminée, ils étaient placés dans un camp d’internement. Mon séjour à Fresnes fut assez bref, mais la cohabitation dans une cellule quelques jours avec des amis me fit grand bien. Fin février, chaînes aux pieds et menottés, avec quelques camarades nous sommes transférés à la maison centrale de Clairvaux. Nous avons voyagé par le train. Je me souviens de la traversée du hall de la gare de l’Est, encadrés par une équipe de gendarmes. A plusieurs reprises, et malgré l’opposition de nos gardiens, nous avons crié pour faire savoir à ceux qui nous regardaient, qui nous étions et pourquoi nous étions emmenés ainsi. Le voyage vers Clairvaux ne fut guère pénible, nous étions dans un wagon des chemins de fer. Par contre, à l’arrivée, ma nouvelle demeure ne me fit pas bonne impression. Cette centrale du département de l’Aube est implantée dans une ancienne abbaye fondée en 1115. Humide et froide, elle est cernée par deux hauts murs formant un chemin de ronde avec des miradors occupés par des gardiens en armes. Un troisième mur extérieur compléte l’enceinte. Nous étions en plein hiver, la température était très basse, tous les robinets d’arrivée d’eau étaient gelés. Environ deux cents résistants occupaient déjà les lieux sans compter quelques centaines de prisonniers de droit commun. Immédiatement, le contact fut pris avec les responsables du groupe des politiques et avec notre camarade, Pierre Kaldor, homme d’un courage exceptionnel. A ce moment, nos camarades se battirent pour obtenir le régime de prisonniers politiques, ce qui fut en partie reconnu par l’administration pénitentiaire. Je fus habillé d’un costume de bure de couleur marron et équipé d’une grosse paire de sabots de bois. J’avais le matricule 3627. Je fus affecté au secteur 1 dit « des inoccupés ». Assis sur des bancs de bois, il nous était interdit de parler (nous n’avons jamais respecté cette interdiction). A période fixe, nous devions sortir dans la cour pour effectuer une marche : nous formions un grand cercle au milieu duquel se plaçait un prévôt (prisonnier de droit commun). Il hurlait « Gauche ! Droite !» pour la cadence. Par la suite, nous avons obtenu la réduction de cet exercice. Après un passage aux « inoccupés », je fus affecté à un atelier de confection de filets de camouflage destinés à l’armée d’Occupation. La nuit, après avoir connu les dortoirs collectifs, je fus transféré dans ce que l’on appelait les « cages à poules ». Il s’agissait de toutes petites pièces d’environ deux mètres de long sur un mètre trente de largeur. Dans ces cages formées de trois murs, d’une rangée de barreaux sur le devant et d’un grillage au plafond, nous disposions d’un lit et d’une tinette pour nos besoins. Bien entendu, la porte était fermée par une grosse serrure. La lumière était allumée toute la nuit et un gardien circulait sur les toits et dans les couloirs. Au moment de mon arrivée, l’hiver était extrêmement rude, la faim régnait chez les prisonniers de droit commun qui ne recevaient aucun colis alimentaire de l’extérieur. « Des hommes mangeaient du rat, des cartons de colis tachés de confiture, des excréments dans les latrines, de la colle qui servait dans les ateliers… » (Extrait d’un texte rédigé par un camarade) Cela peut paraître incroyable pour qui ne l’a pas vécu ! Dans cette prison, nous étions solidement organisés. Nous recevions des informations de l’extérieur, nous suivions particulièrement l’évolution des armées sur tous les fronts. Tous nos espoirs se portaient sur l’Armée Rouge, nous avions la certitude que c’était de ce côté que viendraient la fin de la guerre et notre libération. La bataille de Stalingrad (de septembre 1942 à février 1943) nous aida à tenir le coup, elle marqua un tournant décisif dans la guerre. Dans cette prison, nous avions obtenu de nos geôliers, le droit de lire et d’étudier. J’en ai profité pour reprendre l’algèbre, la géométrie et réviser une bonne partie de l’Histoire de France. Avec quatre camarades, nous avons formé ce que nous appelions « le gourbi des komsomols » : nous nous organisions, nous mettions en commun le contenu des colis que nous recevions. Tout ceci se faisait dans le cadre de l’organisation de la solidarité structurée avec l’ensemble des camarades. La répression à Clairvaux comme dans les autres prisons ou camps d’internement fut terrible. Vingt de nos camarades furent fusillés par les nazis et l’ensemble fut déporté par la suite dans les différents camps de concentration. Nombreux furent ceux qui ne revinrent pas. Un matin, la prison est cernée par l’armée allemande. Des gendarmes français secondés par nos gardiens nous demandent de rester calmes et de ne pas bouger de nos places. Rapidement, nous devons rassembler le peu d’affaires que nous possédons, nous montons dans des voitures cellulaires et prenons la direction de la gare de chemin de fer, solidement encadrés.
Après un voyage assez long, nous arrivons à Blois. Nous apprenons que notre nouveau domicile allait être la prison nouvellement construite de cette ville. Nous en sommes les premiers occupants avec des détenus arrivés depuis quelques jours en provenance des centrales de Poissy et de Fontevrault. Parmi les arrivants, nous retrouvons des camarades militants, comme Marcel Paul, de nombreux responsables d’organisations syndicales du bâtiment, de l’éclairage, des services publics. Un régime bien particulier s’instaure à l’initiative de Marcel Paul. La solidarité s’organise et les camarades responsables disposent d’une cellule particulière. Sous contrôle des gardiens, ils peuvent circuler dans le bâtiment. Une chorale et une petite troupe de théâtre sont créées. Des groupes de travail et d’étude sont mis sur pied, je reprends l’algèbre, la géométrie et l’histoire. Nous avions des livres à disposition et je me plonge dans la lecture : par exemple Le Cheval blanc d’Elsa Triolet, Les Cloches de Bâle d’Aragon, L’Ame enchantée de Romain Rolland. Les membres du gourbi des komsomols, formé à Clairvaux, se retrouvent dans la même cellule. Nous étudions et parfois, même s’ils sont rares, nous partageons de bons moments. Malheureusement, des désaccords se font jour parmi les camarades. Deux groupes s’opposent : l’un animé par Marcel Paul et l’autre par Francis Jourdain (qui n’est pas à Blois). Les divergences politiques paraissent importantes. Quant à moi, je me suis refusé à participer au débat, considérant que l’union des occupants de la prison était essentielle. C’est à Blois qu’à la suite d’un échange de correspondance, j’eus pour marraine une jeune Parisienne nommée Paulette, coiffeuse de son métier. Je ferai connaissance avec elle à mon retour de déportation, et le 16 août 1946, nous nous sommes mariés. Nous passâmes environ quatre mois dans cette prison de Blois. Un matin, comme à Clairvaux, les bâtiments sont cernés, les gendarmes se déploient sur tous les côtés. On nous donne l’ordre de préparer nos bagages. Nous ne savons pas où nous allons. Des cars nous emmènent à la gare, nous montons dans des wagons de voyageurs et nous nous arrêtons à Compiègne. Ce n’est plus la vie de prison : nous sommes parqués dans un vaste camp dans lequel nous pouvons circuler, nous couchons dans de grands bâtiments (c’est une ancienne caserne). Nous y retrouvons des centaines d’internés de tous horizons. Comme toujours entre camarades, nous nous regroupons et nous organisons. Je reçois la visite de ma sœur, qui avait appris mon déplacement. Ce fut sa dernière visite, car le séjour à Compiègne fut bref, à peine un mois. Depuis notre arrestation, ma sœur Yvette nous assistait régulièrement. Elle allait d’Aincourt (où était ma mère) à Vosves (où était mon père), à Clairvaux, à Blois Elle parcourut des kilomètres à pied pour nous apporter des colis qu’elle confectionnait aidée par les amis de Villiers-surMarne et de la Villette. La solidarité était une réalité ! Le 22 mars 1944, c’est le branle-bas de combat à Compiègne : un millier d’hommes est rassemblé et dirigé vers la gare. Les soldats allemands nous poussent sans ménagement dans des wagons à bestiaux. Une terrible épreuve nous attendait….
Voyage vers Mauthausen (22 mars 1944) : trois jours dans les wagons à bestiaux
Dans un wagon où “8 chevaux en long “ pouvaient tenir, selon la formule qui y était inscrite, les déportés sont poussés dans les wagons sans ménagement à plus de cent (cent dix, croit savoir Jean). Comment s’asseoir ou s’allonger dans ces conditions ? C’était impossible, sauf à s’organiser à tour de rôle. Un tonneau en fer réservé aux besoins tenait la place de deux personnes et dégageait une odeur de chlore suffocante. Les portes du wagon sont verrouillées, il n’y a pas la possibilité de voir dehors. Le train roule pendant des heures, s’arrête puis repart et souvent retourne en arrière. Avant la frontière allemande, le train s’immobilise dans une gare. Les portes s’ouvrent. A coups de matraque, les S.S. font descendre tout le monde. Les déportés, tous assoiffés, se précipitent sur un robinet d’eau, on leur donne un morceau de pain. On les fait se déshabiller et entièrement nus (y compris sans chaussures), ils sont poussés brutalement dans le wagon. Jean nous décrit un voyage épouvantable, indescriptible. Ils ont soif, faim et froid. Comment survivre à un pareil traitement ? Des cas de démence se manifestent, certains ne peuvent supporter cette situation. Le train continue de rouler, s’arrête, retourne en arrière. Les déportés ne savent pas où ils sont, ni où ils vont.
Arrivée à Mauthausen, 25 mars 1944
Le train stoppe enfin. De l’extérieur parviennent des cris, des hurlements incompréhensibles. Au bout d’un certain temps, les portes s’ouvrent. Sur le quai, les déportés peuvent lire la pancarte “Mauthausen”. Un tas de vêtements et de chaussures est au sol. A coups de matraque, les S.S. obligent les déportés à prendre de quoi se vêtir et se chausser sans pouvoir choisir la taille ni la pointure. Voici comment Jean a vécu son arrivée au camp :
« Habillés et chaussés de bric et de broc, nous sommes placés en colonne et nous marchons environ cinq kilomètres. L’entrée monumentale de Mauthausen apparaît. Nous ne sommes qu’au début de nos souffrances. Nous entrons sur la grande place pavée, l’ordre arrive de retirer à nouveau nos vêtements. Des heures d’attente... Le long d’un mur, allongé par terre, un homme gémit, il est blessé au ventre, il va certainement mourir, faute de soins. Chacun notre tour, nous pénétrons dans une grande salle. Ceux qui possédaient des bijoux doivent les retirer. Les uns après les autres, nous montons sur des bancs. Nous sommes complètement rasés de la tête aux pieds, puis on nous badigeonne avec un liquide qui sent le pétrole. Cette première étape achevée, nous recevons le minimum de vêtements ainsi qu’une paire de chaussures à semelles de bois, sans chaussettes (nous sommes au mois de mars!). On m’attribue le matricule 60290. » Jean est d’abord placé en quarantaine. Le 17 avril 1944, au petit matin, tout le monde est rassemblé sur la place d’appel. Les S.S. procèdent à l’inspection des déportés : musculature, dentition… Jean fait partie de ceux qui sont choisis pour le kommando du Loibl-Pass ; Ils sont embarqués dans des camions et à nouveau en route vers une destination inconnue. Après quelques heures de voyage en train, ils arrivent en Slovénie dans la petite ville de Neumarck (Trzic en slovène).
Dans le camp nord du Loïbl-Pass, kommando de travail
Le col de Loïbl qui culmine à 1800m d’altitude est un col de montagne situé dans la chaîne des Karavanken entre l’Autriche et la Yougoslavie (la Slovénie actuelle). L’hiver y est rude, le col est bloqué par les neiges plusieurs mois de l’année. Or, la route est stratégique pour l’armée allemande : elle relie le nord de l’Europe au sud. Les S.S. avaient décidé le percement, à moins de 1000m d’altitude, d’un tunnel routier d’une longueur de plus de 1500 mètres, d’une largeur de 12 mètres et d’une hauteur de 10 mètres. La construction de ce tunnel, surnommé le ”Tunnel de la Mort” est un exemple de l’exploitation économique des déportés par une entreprise allemande, l’entreprise “Universale Hoch und Tiefbau A.G.”. Aujourd’hui ce tunnel est utilisé par les touristes allemands et autrichiens pour se rendre sur l’Adriatique. Le Loïbl-Pass était un camp annexe du camp de concentration de Mauthausen. Il se composait en réalité de deux camps distincts, l’un situé sur le versant sud du massif des Karawanken, côté slovène, ouvert en juin 1943, et l’autre sur le versant nord, côté autrichien, dont la construction date de septembre- octobre 1943. Les détenus sont en majorité des politiques français. Il s’agit d’un petit camp, comptant selon les périodes de 1000 à 1300 détenus (total des camps Nord et Sud). Au total, environ 1800 déportés passèrent au commando du Loïbl-Pass pendant les vingt-et-un mois de son existence. Ils furent affectés au creusement du tunnel de 1943 à 1945. Nombreux y trouvèrent la mort en raison des conditions climatiques, du manque de ravitaillement, de la brutalité des kapos, du matériel peu adapté. Ce camp était situé dans une région où la population était majoritairement très hostile aux S.S. Les partisans restaient maîtres de la montagne environnante, ce qui facilita l’activité de l’organisation clandestine de Résistance en contact avec les civils yougoslaves travaillant sur le chantier (avec lesquels tout rapport était interdit, bien sûr). Cette situation particulière explique la proportion exceptionnelle des évasions réussies : 21 sur 26 tentées.
Le Parti communiste et le Front National (mouvement de Résistance française à l’occupation allemande créé en mai 1941 et d’origine communiste) y étaient solidement organisés. A une période, une entrevue officielle fut envisagée avec les responsables des groupes de Partisans. Jean accorde une grande importance à un événement rare qui se produisit en mai 1944 et dont il fut un des acteurs. Il cite le rapport qu’en fit à son retour le principal protagoniste, son camarade Jean Granger : « En avril 1944, je propose lors d’une réunion de tout faire pour entrer en liaison avec l’état-major des Partisans, afin de savoir quel est leur point de vue en ce qui concerne la libération éventuelle du camp. Je suis chargé de ce travail, j’avais depuis longtemps étudié si, parmi ceux qui travaillaient dans le tunnel ou dans les équipes, il y avait des sympathisants aux Partisans. Trois Croates civils travaillaient avec nous à “l’avancement” dans le tunnel. Ils avaient de bons sentiments mais aucune liaison avec les Partisans. Cholle, qui travaillait au magasin, recevait des colis comme la plupart de ceux de la Lorraine annexée. Or, c’était Janko Tisler, un Slovène, qui les faisait monter depuis Neumarck jusqu’au magasin du Tunnel avec le concours d’un chauffeur français et de trois petites postières. Je savais depuis quelques mois que Janko était un aide-technicien qui parlait très bien le français, qu’il était un homme loyal et qu’il ne cachait pas ses opinions bienveillantes de partisan envers les déportés. Je dis à Cholle : « Au nom de la Résistance française, je te demande en tant que patriote français de dire à Janko de venir dans le tunnel, galerie haute, cela non pour des banalités de colis ou de lettres...mais pour une cause commune à tous les pays occupés. » Quelques jours après, Janko s’est présenté. Après les présentations, je lui fais part de notre demande: - Quelle est la position de l’état-major des Partisans yougoslaves à notre égard, y compris sur une éventuelle libération partielle ou totale ? Il me répond : - Si c’était pour t’évader, je pourrais te porter des vêtements et une arme, mais le problème que tu poses doit être traité par l’état-major. Il faudrait faire parvenir un rapport aussi complet que possible sur les effectifs S.S., le matériel de guerre, le nombre de déportés par nationalité, leur état physique et moral, leur capacité à combattre. Nous fixâmes le jour d’une nouvelle rencontre au 13 mai à 9 heures du matin dans une trappe qui se trouvait juste en face de nous, et où parvenaient plus difficilement les bruits des marteaux-perforateurs. Je réussis à réunir les renseignements demandés auprès des responsables du Parti, de Gauvin du Deuxième Bureau et surtout auprès de notre camarade Peter Dolmech du Bloc 3 je décomptai 60 à 70 hommes aptes au combat. Il fallut préparer l’entrevue, faire vider la trappe, préparer les planches pour mieux la recouvrir. Nous avions huit hommes pour assurer notre sécurité en galerie haute ; ils devaient nous avertir en cas de danger par un coup et nous éteignions les lumières par deux coups lorsque le danger était passé. Notre entrevue s’est terminée avec deux heures de retard sans incident. La réponse des Partisans arriva, toujours par l’intermédiaire de Janko Tisler, quelques semaines après l’entrevue. Ils répondaient qu’il n’était pas possible de libérer le camp car presque tous les déportés y trouveraient la mort. Ils proposèrent de faire évader par petits groupes les hommes aptes au combat, en premier lieu les officiers soviétiques.
Jean au travail : une solidarité active et risquée
Dès son arrivée au camp, Jean avait choisi de faire partie du mouvement de solidarité pour protéger les plus faibles. Durant deux mois, il travaille d’abord à ce qu’on appelle “l’abattage” (creusement de la roche) sur le chantier. Puis, un camarade apprend que le S.S. responsable de la cuisine allait recruter deux hommes pour renforcer les effectifs. Aidé par ses camarades, Jean obtient une place de cuisinier avec mandat de veiller à ce qu’aucun trafic de produits alimentaires ne pénalise les déportés, dont les rations sont comptées. En effet, comme dans tous les camps de concentration, des déportés mouraient, même si, au Loïbl-Pass, le nombre de décès fut relativement moins important qu’au camp central. Les criminels responsables aux postes-clés en profitaient pour subtiliser les rations des morts et les utiliser dans leurs multiples trafics. Au contraire, l’organisation clandestine des politiques répartissait ce qui avait été récupéré à ceux qui en avaient le plus besoin. Jean doit aussi, dans la mesure du possible, prendre et faire passer au responsable de la solidarité, tout ce qu’il peut soustraire au ravitaillement des S.S. L’action des déportés travaillant en cuisine a permis de sauver la vie de nombreux des leurs. Dans son livre de Mémoires, Louis Breton, un camarade de Jean écrit : “Nous avions aux cuisines deux camarades, Frontczack et Messer. Chaque jour ces hommes ont pris des risques pour faire sortir du pain, de la margarine ou quelques rondelles de saucisson qu’ils avaient resquillés aux rations S.S. . Je te vois, mon cher Messer, guetter l’arrivée de la corvée de bois et désigner l’endroit où tu avais dissimulé pain ou gamelle de soupe pour que nous puissions nous en emparer et les sortir avec mille ruses…” Ainsi Jean, s’il fut à l’abri du froid et des travaux les plus pénibles, n’a pas échappé aux brimades. Il nous décrit le S.S. chef de la cuisine comme “un gars d’une trentaine d’années mesurant un bon mètre quatre vingt-dix et pesant plus de cent kilos”. A de nombreuses reprises, ce S.S. lui administra de furieuses bastonnades.
La libération du Kommando
A la veille de leur évacuation, Jean précise qu’il existait trois kommandos : les kommandos Nord et Sud et celui de Neumarck. Dans l’après-midi du 7 mai 1945, et après bien des péripéties, tous sont rassemblés au Sud. Les S.S., au nombre de 44, conduisent les déportés en une longue colonne qui prend la route de l’Autriche en fin d’après-midi. Les deux tiers des S.S. désertent dans la nuit. Le commandant S.S., le chef de camp, les chefs de blocs et les kapos ont troqué leurs uniformes contre des habits civils et se sont égayés dans la nature. Dès lors, la résistance clandestine du camp apparait au grand jour. Jean nous relate les événements :
“Après la traversée du tunnel en direction de la Carinthie, nous marchions à découvert sur la route, nos gardiens ne se faisaient, semble-t-il, aucune illusion. Il fut décidé que des camarades allaient tenter une sortie pour obtenir des renseignements sur la situation environnante. Les ordres furent donnés à tous les camarades dont nous étions sûrs, de s’arranger pour être le plus possible près des S.S. avec mission de les neutraliser au cas où ils voudraient se servir de leurs armes. Je fis partie du groupe des quatre qui s’échappèrent pour prendre contact avec les Partisans. Le lendemain matin, nous avons réussi à retrouver la colonne et à la réintégrer. Malheureusement, nous ne rapportions aucun renseignement intéressant. La colonne continua sa marche. A un moment donné, ce que nous attendions se produisit. Sur cette route encastrée entre deux montagnes, un groupe de Partisans apparut, étoile rouge sur le bonnet. A cet instant, nous avons agi et aucun S.S. ne fut en mesure d’utiliser son arme. Les S.S. furent jetés à terre, désarmés, faits prisonniers et pris en charge par les Partisans. Nous étions libres !!”
La Brigade Liberté
Fait exceptionnel, alors qu’ils auraient pu rentrer chez eux le plus tôt possible, cent-vingt-deux déportés français choisissent de poursuivre le combat contre le fascisme aux côtés des Partisans titistes. Ils formèrent la Brigade Liberté. Elle était composée de patriotes de tous horizons parmi les plus valides, des communistes, des gaullistes... Elle passa sous le commandement de la 3ème Armée yougoslave, 16ème Division. Ses missions consistaient en gardes d’ouvrages, patrouilles en montagne, recherche d’anciens S.S. .Leur courage était sans égal et forçait l’admiration de ceux qui connaissaient les épreuves déjà endurées. Les autres déportés continuèrent leur chemin et rencontrèrent une unité avancée de la 8ème Armée britannique sur une route de Carinthie à 15 km au nord du tunnel. Le commandant anglais les décrit ainsi : « Nous rencontrâmes un groupe de trois cents créatures humaines, pieds nus, vêtues de pyjamas rayés gris et blancs, têtes rasées, teints couleur de cendre, regards vitreux, os saillants, cadavres qui avançaient par rang de quatre, traînant péniblement les jambes, dont l’aspect fantomatique conservait un semblant d’ordre militaire. »
Retour en France
La Brigade Liberté est démobilisée le 5 juin 1945 sur un ordre de l’armée yougoslave contresigné par les autorités alliées. Le retour se fait par le nord de l’Italie. Jean en profite pour visiter Vérone. Mais, le 19 juin, arrivé à Mulhouse avec ses camarades, il est atteint d’une très forte fièvre et se retrouve à l’hôpital. C’est grave, un début de typhus, pensent les médecins qui lui assènent un traitement de choc. Il était temps qu’il rentre en France ! Dès que la fièvre baisse, après quelques jours, il s’échappe de l’hôpital, pressé de rentrer à Paris. En gare de l’Est, il est orienté vers l’hôtel Lutetia comme la plupart des déportés. Après les formalités, il peut enfin se rendre à Villiers-sur-Marne. Quelle joie de retrouver sa famille, sa soeur, sa mère libérée en septembre 1944. Il a quitté la région parisienne le 9 novembre 1941, il rentre fin juin 1945 !
Il apprend peu à peu les noms de ceux qui ne reviendront pas : son père mort d’épuisement dans le kommando de Brême-Farge peu de temps avant la libération du camp de Neuengamme; ses camarades de Villiers, ceux qui ont été fusillés en 1943... Jean doit rester alité quelques jours, mais il est très vite sur pied : « Il semble que j’ai la peau dure », nous dit-il.
Ces années douloureuses ont fortifié Jean dans l’accomplissement de son idéal. Il reprend ses activités de militant au sein du Parti communiste et entre au secrétariat de la Fédération de Seine-et-Oise, dans l’Union de la Jeunesse Républicaine de France (U.J.R.F.). Au gré des événements de la seconde moitié du 20ème siècle, jamais il n’abandonnera le combat pour ses valeurs. A la retraite et ayant emménagé à Eragny-surOise, Jean assurera pendant de nombreuses années la présidence de la F.N.D.I.R.P. (Fédération Nationale des Déportés et Internés, Résistants et Patriotes). Il interviendra fréquemment dans les collèges et les lycées sur le thème de la Résistance et de la Déportation. Il aimait témoigner en compagnie de Roger Pannier (voir Mémoires Vives Tome 1, pages 83 à 108), prêtre dont il partageait l’expérience de la Déportation. Retiré en Ariège, il poursuivra les contacts avec la jeunesse jusqu’à sa mort.
Responsable du texte : Chantal Finet
Voici sous forme de poème ce qu’il écrivit en 2009 : « La Fraternité Au fil du temps Être avec ses amis Les gens que l’on affectionne Dans les moments de bonheur, de joie Mais surtout être à leur côté Face à l’adversité Aux malheurs que la vie Peut leur réserver Ne jamais oublier ses amis, Même séparés par l’âge Ou l’éloignement Tout au long de mon Existence Et aujourd’hui encore Je suis à même d’apprécier Ce que signifie ce mot »
Sources
Du Loïbl-Pass à la Brigade Liberté. Auteurs : Christian Tessier et Daphné Dedet. Edition : La clé du chemin, 2015. 1940-1945 La Résistance dans le 19ème arrondissement de Paris. (ouvrage collectif).Edition: A.N.A.C.R. . ( Association Nationale des Anciens Combattants de la Résistance). Divers témoignages de Jean Messer devant les élèves, notamment au lycée Camille-Claudel de Vauréal.
Remerciements
Jean-Pierre et Martine Messer, les enfants de Jean, qui nous ont ouvert leurs archives familiales, Daphné Dedet pour ses conseils, Christian Tessier, référent de l’Amicale de Mauthausen, qui a fourni les photos du Loïbl-Pass, Le Musée National de la Résistance de Champigny-sur-Marne, L’A.N.A.C.R. du 19ème arrondissement de Paris.