Prêtre prisonnier résistant
Déporté à Buchenwald et Dachau
Le Père Roger Pannier est devenu valdoisien en 1968 quand il a reçu la mission, par Monseigneur Rousset, évêque de Pontoise et en même temps que le Père Michel Cantin, de créer dans la ville nouvelle de Cergy-Pontoise une communauté catholique de type nouveau. C’est dans cette même ville de Cergy qu’il a choisi de passer sa retraite ; il y est mort, en 2008, entouré de l’affection de ses premiers paroissiens.
Sa jeunesse
Il est né 94 ans plus tôt en 1914 à Château-Thierry, ( Aisne) un an après sa sœur Germaine. Sa sœur Madeleine allait naître en 1920. En grandissant, Roger semble être la synthèse des qualités de ses deux parents. Son père, Gaston, fils de commerçants de Château-Thierry, était gai et très convivial. Sa mère, Fernande, issue d’une famille alsacienne qui avait émigré dans la région de Cambrai après l’annexion de l’Alsace à l’Allemagne en 1870, était une femme droite, très religieuse et patriote, « impressionnante », se souvient son petit-fils, Etienne. Elle ne se laissa pas impressionner par les Allemands quand ils occupèrent la région à partir de 1914. Après la mort de son père, Gaston Pannier reprend son affaire de demi-gros au Moulin du Roy à Château-Thierry, puis vers 1930, il s’associe à un Champenois pour acheter une champignonnière et y créer une cave de champagne qui devient la maison des « Champagnes Pannier ». Madame Fernande Pannier aide son époux dans la comptabilité et devient un des piliers de l’entreprise, qui prospère. Le père de Roger, devenu une personnalité, est élu adjoint au maire de Château-Thierry ; il est aussi président de l’Orphéon municipal.
Roger se montre un enfant gai, ouvert, aimant la vie, comme son père avec qui il aime jouer aux cartes comme avec tout un chacun. Il pratique le ping-pong et devient très sportif. Mais assez vite il veut devenir prêtre, au grand étonnement de sa mère qui lui dit « qu’il vaudrait mieux être un mauvais mari qu’un mauvais prêtre ». Donc, après ses études au pensionnat Saint-Laurent de Lagny (Seine-et-Marne) il entre au séminaire de Soissons. En dehors de ses études de théologie, il est ouvert à beaucoup de choses, notamment à l’art (il admire beaucoup la sculpture grecque). Il s’intéresse à l’actualité ; il est très clairvoyant et conscient de la montée des périls. A l’issue de son sursis, il part au service militaire, mais inquiet de la situation extérieure, il demande une permission pour être ordonné prêtre en avril 1939, quelques semaines avant le début de la guerre.
La guerre
Quand la guerre éclate en septembre 1939, il est mobilisé, et en mai 1940 il est affecté comme vaguemestre sur le front. Un jour, son chauffeur et lui se trouvent nez à nez avec des soldats allemands qui avaient traversé les lignes. Ils abandonnent leur camionnette et vont se réfugier dans un petit bois voisin : cernés, ils sont faits prisonniers.
Prisonnier
Roger Pannier se retrouve au VI G, stalag de Rhénanie, région frontière, la plus hostile au régime nazi. Il demande à être l’aumônier du Revier (hôpital des prisonniers de guerre : les PG).
Un jour, il obtient une permission ; il en profite pour faire, en chaire de Château-Thierry, un discours anti- collaborationniste, qui a pu étonner ou même choquer ceux qui, dans l’auditoire, étaient acquis au Maréchal Pétain.
En deux ans, la situation des étrangers en Allemagne a évolué. En dehors des PG il y avait des travailleurs civils, plus d’1.200.000, engagés auprès des bureaux de recrutement allemands, attirés par des salaires plus élevés. Mais ce nombre s’avéra insuffisant, c’est pourquoi les différents pays soumis, dont la France, durent fournir des « travailleurs volontaires » auxquels s’ajouteront ceux de « la relève ». Ce fut un échec. Alors le 4 septembre 1942 le gouvernement de Vichy, pour montrer sa bonne volonté organise la « réquisition ». Le nombre de civils français en Allemagne – hommes et femmes- atteint 239.000. Les besoins de l’industrie allemande s’amplifiant, le STO est décrété le 16 février 1943 dans le but de mobiliser 800.000 travailleurs. Et à la suite, est créé le statut de « prisonniers transformés », c’est-à-dire la possibilité de devenir des travailleurs civils ce qui laissait espérer une plus grande liberté.
Action et résistance
Roger Pannier est vite amené à saisir cette occasion. En effet, les évêques de France- et à leur tête le cardinal Suhard -archevêque de Paris- sont très inquiets de voir tous ces jeunes du STO, dont bon nombre sont pratiquants, anciens scouts ou membres de la JOC (Jeunesse Ouvrière Catholique) se retrouver dans un milieu hostile sans être encadrés moralement et soutenus spirituellement. Il y a peu de prêtres parmi eux et les autorités allemandes refusent la création d’une aumônerie. La parade est de faire appel à des PG. Plus de 200 répondent à l’appel de Mgr Rodhain par l’intermédiaire de l’abbé Piard, aumônier du camp central du stalag VI G. Il pressent 6 prêtres avec une mission multiple. Parmi eux, Roger Pannier sera chargé de la coordination ; sa résidence sera Cologne où il aidera l’abbé Edmond Cléton ; sa connaissance de l’allemand facilite bien les choses. Les six se rencontrent au camp central du VI G, se concertent puis se dispersent. COLOGNE-RHENANIE était née.
D’abord il faut chercher une entreprise pour y être employé. « Ces choix sont possibles, dit-il, et pour les villes et pour les entreprises, car je suis très lié avec le Major Bischopink, Sonderführer chargé dans le stalag de la culture et de l’animation; c’est secrètement bien sûr, un anti-nazi très, très convaincu ; invité chez lui à Mönchengladbach par la suite, nous passerons une partie des nuits à écouter la radio anglaise, à échanger des « Witze » ( bons mots, histoires drôles) sur Adolf Hitler ou sur le régime, sa femme et sa fille participant au jeu. Le Major Bischopink est chargé des « transformations » de PG. Muni de la liste des prêtres volontaires, des villes et des usines choisies, il fait le nécessaire. »
R. Pannier avait d’abord demandé à travailler à l’usine Ford de Cologne, mais un prêtre allemand lui fournit un tuyau ; il se fait embaucher dans une entreprise de travaux publics dont le patron, anti-nazi et chrétien l’affecte au service de comptabilité, ce qui lui donne davantage de liberté.
« Le Major Bischoping établit même des Ausweiss (laisser-passer) pour chacun de nous. Ce laisser-passer, un jour, dans le train « à risques » (frontière) d’Aix-la-Chapelle, m’évitera l’arrestation : sur cet Ausweis est indiquée notre fonction sacerdotale et le cachet officiel avec croix gammée y est apposé.
Pour nous, comme pour l’abbé Piard et Mgr Rodhain, cette mission n’avait rien de clandestin. Je pense même que le Major était persuadé d’agir dans la légalité allemande (de la Wehrmacht) en délivrant des Ausweis pour faciliter notre ministère. »
Roger Pannier et Edmond Cléton sont accueillis chaleureusement et logés dans le Kolping Haus de Cologne-logements pour étudiants- dirigé par le Präses Richter (qui sera arrêté et mourra en camp de concentration). La maison comportait un vaste restaurant. Des religieuses assuraient le fonctionnement de la maison, aidées par des travailleuses étrangères dont Paulette Lavigne, elle aussi envoyée en mission. Les deux prêtres occupent la chambre 118. Chaque semaine y furent réunis des Cercles d’études, réunions de militants jocistes. C’est le point de départ de l’action catholique en Rhénanie ; d’autres cercles d’études furent organisés dans d’autres villes de Rhénanie. Pour les convocations il fallait camoufler les activités dans le courrier. Par ex. : « Pourriez-vous venir jouer au football dimanche prochain ? Mon équipe est prête et bien entraînée ».
Dans ses mémoires, J.Jullien écrit : « La chambre des abbés au Kolping Haus connut une activité très grande, le tout entrecoupé d’alertes. Ce qu’il y avait de frappant entre nous, c’était une très grande fraternité. Il fallait voir l’accueil que nous nous faisions les uns aux autres lorsque l’on se retrouvait à Cologne ! L’abbé Cléton avait toujours le sourire et dès que nous étions entrés, il nous donnait à manger et à fumer. « Mangez les gars, fumez les gars ! disait-il toujours… » ; le ravitaillement arrivait du Stalag. Une collecte qui y fut faite rapporta 400 Marks pour l’aumônerie civile.
Ces réunions ont permis d’organiser la vie pastorale et de l’élargir, surtout avec l’arrivée de sept Franciscains. Des messes furent célébrées chaque dimanche, notamment dans la chapelle du Kolping Haus ou celle de l’hôpital. Les temps forts furent les fêtes : Noël, Pâques, la Pentecôte 1943. La messe eut lieu alors dans la crypte de l’Eglise St-Michel de Cologne à l’insu des autorités allemandes, et naturellement grâce à la complicité du clergé allemand et des paroissiens. Il arrivait que ces messes soient interrompues par des alertes ou même des bombardements. La nuit du 20 au 21 avril 1944, au cours du bombardement de Cologne, le Kolpinghaus fut endommagé. Spontanément, des requis prirent sur leur temps de repos pour réparer la toiture.
Pour circuler ils profitaient des nuits de bombardement alors que les gens étaient réfugiés dans les caves et que le Ring était en feu, donc la police moins présente.
Les récollections furent aussi le point de départ de services d’entraide aux plus démunis et aux malades de l’hôpital des prisonniers de guerre.
Mais l’action dépassa le cadre apostolique par l’organisation de sabotages et surtout d’évasions d’aviateurs anglais et américains, et encore plus de requis et de prisonniers. Il fallait faire un tri dans toutes les demandes – priorité fut donnée aux plus âgés et à ceux qui avaient une épouse et des enfants sans ressources, ensuite à ceux qui voulaient rejoindre un réseau de la Résistance.
« A nous PG ou « civils », l’aide aux évadés était notre lot quotidien ». La position de la Rhénanie, frontière avec la Belgique et la Hollande était favorable. La plus importante ligne de chemin de fer pour Paris traverse Cologne, Düren, Aix-la-Chapelle. A Cologne se trouvent plusieurs gares de triage.
« Plusieurs filières d’évasion existaient dans lesquelles nous pouvions injecter, en permanence, un « demandeur ».
- à Cologne même, par les gares de triage, les wagons pour la France étaient repérés, déplombés et…replombés.
- pour Aix-la-Chapelle, il y avait trois passages frontières différents.
- une autre solution délicate existait, à Aix-la-Chapelle ou Heberstal : des trains de banlieue venaient se garer à hauteur de l’express pour Paris, déjà contrôlé. Il suffisait de conduire les évadés que l’on avait munis de billets de train et de papiers jusqu’à un train de banlieue, ils y montaient et avec précaution passaient d’un train dans l’autre : enfantin mais très délicat, question de minutes ; il ne fallait pas être surpris ».
Il y avait parfois des discernements difficiles à faire. Par exemple : un dimanche : assemblée générale au Kolping – plus de 50 participants de toute la Rhénanie sont réunis. Lucien Quintin (membre du réseau d’évasion) est là. Deux prisonniers évadés se présentent ; ils demandent à être orientés vers une filière ; mais ils semblent suspects à Lucien et Roger qui s’entretiennent à l’écart. Puis Roger revient, discute amicalement avec eux et finalement leur donne un rendez-vous pour deux heures plus tard. Ils ne viendront pas à l’adresse indiquée, on ne les reverra pas. « Piège ? C’est vraisemblable - tendu par la Gestapo - pour pénétrer un réseau d’évasion et nous accuser par la suite. Nous sûmes qu’à Cologne, un requis identifié, se glissa dans les groupes d’évadés. Quelques mois plus tôt, il était monté avec un groupe dans un wagon qui fut « ouvert à la frontière », les évadés furent arrêtés…
Paulette le connaissait. Un midi, je mangeais au Kolping, Paulette en me servant m’écrase les pieds pour m’attirer à l’écart. « Attention, l’abbé, le gars qui mange en face de vous est celui qui « vend les évadés » ! Inutile de dire que l’information a fait son chemin dans Cologne.
L’arrestation
A partir du débarquement en Normandie, l’atmosphère est plus tendue, la surveillance s’accentue. Il n’est plus question de sortir du camp le dimanche ; alors, c’est à l’intérieur qu’a lieu la messe. Ou bien sous prétexte de rencontres sportives, les assemblées secrètes ont lieu dans des bois.
« De toutes façons on était certain d’être arrêtés un jour ou l’autre ; on connaissait les circonstances dans lesquelles on partait.
Un jour, j’avais pris le train pour aller voir un ami à Bonn; je suis reparti tard, j’ai repris le train de Bonn à Cologne. Il était très tard, peut-être minuit ; j’ai pris la rue principale de Cologne, la Breite Strasse. J’ai entendu des pas derrière moi. Vous savez, la nuit dans une rue déserte, c’est un peu sinistre. J’ai changé de rue, les pas me suivaient toujours. J’ai réussi à rentrer dans le foyer où je logeais, et le type est rentré avec moi. Je suis allé aux WC, il est allé aux WC. Il est sorti en même temps que moi, et pour le narguer un peu, je lui ai ouvert la porte et je lui ai dit : « Passez-donc ! » en allemand, bien sûr – je parlais allemand, c’était un avantage. C’est pour dire qu’on se savait pisté. Quand le matin (en général, les arrestations se passaient le matin) on entendait des pas dans le couloir, on se disait que c’était peut-être pour ce matin !
L’arrestation ? C’est assez original car, la veille, on avait eu une rencontre ; on sentait que les choses devenaient très aigües, alors on avait fait une petite réunion à trois pour voir quelles dispositions prendre. La réunion s’était prolongée un peu trop, si bien que les deux autres ne pouvaient pas repartir dans Cologne.
On avait trois lits dans la chambre où nous étions, il y en avait un de libre, alors je l’ai passé à un des deux types et je suis descendu à la cave-abri. A un moment, le concierge de la maison, un Allemand que je connaissais très très bien, est venu me réveiller et m’a dit : « La Gestapo est dans votre chambre ». C’était d’un courage extraordinaire de sa part étant donné ce qu’il risquait.
Alors, j’avais deux solutions : ou m’évader dans la nature, car j’avais assez de filières d’évasion pour les emprunter, ou bien remonter dans ma chambre. Je n’ai pas hésité une seconde ; j’ai enlevé mes papiers que j’ai passés au concierge : « Gardez ça, mettez ça de côté » et je suis remonté.
On m’a souvent demandé pourquoi j’ai fait cela. Je n’ai pas hésité parce que j’étais responsable de toute l’opération en Rhénanie et je savais que, si les arrestations commençaient, cela allait se diffuser. En effet, soixante-trois hommes ont été arrêtés. Alors je me suis dit que si les gars partaient en camp de concentration, et d’abord en prison pour être interrogés, il n’y avait pas de raison que je ne puisse pas partager cette existence avec eux. Je ne me suis pas posé la question de savoir si j’étais plus utile en restant dans l’action sur place à Cologne où il y avait suffisamment de personnes pour prendre le relais. Ce qui s’est fait d’ailleurs. Mais je trouvais que c’était ce qu’il fallait faire, partager cette dernière phase de l’action dans ces circonstances.
Au moment où je rentrais dans la chambre, un des trois types de la Gestapo présents me dit : «Vous vous habillez, vous partez. ». A ce moment je me suis souvenu que j’avais dans la poche de veste une lettre très dangereuse parce que nous avions été infiltrés. Un des types qui nous avaient infiltrés est venu nous dire un jour : Je suis recruté par la Gestapo et tous les quinze jours je fais un rapport à la Gestapo sur vous. Alors il nous dit : « Qu’est-ce qu’il faut faire ? ». Et je lui ai répondu : » Tu continues, mais c’est moi qui te fournirai le rapport ! » Je savais ce qu’il fallait dire pour que ce soit attirant pour la Gestapo, mais pas du tout dangereux pour l’action qui se menait. J’avais dans ma poche la dernière lettre que je n’avais pas eu le temps de donner à cet indicateur. J’ai demandé à la sentinelle de la Gestapo qui m’arrêtait de me donner le temps de me raser, car se raser, était un culte dans l’armée allemande. Le Noël précédent, Hitler avait offert des lames de rasoir à ses soldats ! Le type a accepté, et j’ai réussi sans me faire voir à enlever la lettre de ma poche et la glisser derrière une armoire ; là, un des copains qui était resté a pu la récupérer. A ce moment-là, j’ai été arrêté avec mon ami Cléton, nous les deux co-responsables de Cologne. »
Prison et interrogatoire
L’arrestation a eu lieu le 13 juillet 1944. « Nous avons été conduits -un car complet- à la Centrale de la Gestapo de Cologne et, de là, ils nous ont emmenés, par petits groupes dans une prison qui s’appelait Brauweiler.
Nous avons été interrogés les uns après les autres ; j’ai dû être interrogé l’ un des premiers, peut-être 5 – 6 jours de suite de façon ininterrompue sauf la nuit ».
L’interrogateur en chef avait un énorme dossier qu’il consultait sans cesse et dont il citait des détails – exacts – sur les activités du groupe, pour impressionner Roger. Cela ne voulait pas dire qu’il les connaissait toutes, ce dont se persuadait Roger. Le début de l’entretien était correct avec des questions classiques puis le ton changeait quand l’inspecteur insistait pour avoir des noms. Roger Pannier en a cité certains, pas compromettants, puis devant l’insistance de Fritz (comme on l’appelait), il s’arrêta brusquement et dit : « Ces noms ne vous intéressent pas, désormais je vais me taire. Et je suis resté muet pendant deux ou trois jours de silence tenace », déclenchant des propos violents, des regards haineux et la menace d’être envoyé à la cave.
Je n’ai pas été torturé. Mon interrogatoire a été interrompu au moment de l’évacuation de la prison en raison des bombardements. Je pense que la torture physique n’aurait pas ajouté grand-chose. J’étais responsable de soixante-trois types qui étaient en prison. Quand on sent qu’on est responsable et solidaire, c’est quelque chose de très lourd.
Une nuit, le type qui m’interrogeait est entré dans ma cellule et m’a dit : « Vous entendez les bombardements alliés ? Oui, j’entends. Ne vous faites aucune illusion, s’ils arrivent près de la prison, je viens dans votre cellule et moi je vous tue, je fais de vous un martyr ». Humblement je ne l’ai pas cru et lui ai dit : « Dites donc, vous, vous êtes officier allemand ; vous voulez que je vous donne des noms. Vous savez que je ne vais pas en donner ; si vous étiez dans mon cas, si on vous demandait des noms sachant que cela entraînerait des arrestations, est-ce que vous le feriez ? ». Il n’a pas répondu, il a quitté la cellule et il est parti ».
Question d’élève : « Avez-vous eu peur ? »
« Je ne peux pas dire que j’ai eu peur ; ça peut paraître bizarre, mais je ne l’ai pas cru. J’avais 30 ans, j’étais bien physiquement et puis j’avais un bon moral ».
Question : » Arriviez-vous à avoir des contacts d’une cellule à l’autre ? »
« On avait des contacts dangereux, on parlait par l’intermédiaire d’un vasistas. On a même vu le départ d’un gars qui avait été arrêté en même temps que nous et qui nous avait vendus. C’était un Français, un jeune du STO. Il avait été pris à avoir des relations avec une jeune Allemande, ce qui était un crime. Alors on lui a mis le marché en main : Tu continues à dénoncer ou on t’envoie en déportation et on t’exécute.
Parfois on entendait surgir des prières et des chants qui se répondaient d’une cellule à l’autre-en latin- ce qui provoquait la réponse des Polonais.
Un jour, ils m’ont pris de la cellule puis m’ont collé dans une autre où il y avait déjà trois personnes. Il n’y avait pas beaucoup de place, mais c’était le rêve – ne plus être seul. Bien sûr, on ne parlait pas car on craignait qu’il y ait des micros. On faisait attention.
Cela n’empêchait pas d’avoir un ressort incroyable. Le dimanche (on était treize prêtres disséminés dans la prison) on disait la messe dans nos cellules ; cela provoquait l’arrivée des gardes pour nous faire taire. Cela ne servait à rien et, d’ailleurs, ils étaient un peu complices. C’étaient des gens de Rhénanie ; ils nous donnaient des nouvelles de ce qui se passait. Ainsi on a appris le complot contre Hitler. »
Malgré tout, c’est de Brauweiler que Roger Pannier a le plus mauvais souvenir. Il restera obsédé par la haine qu’il a vue dans les yeux de l’interrogateur, (« si ce Fritz avait eu des mitraillettes à la place des yeux, c’est sûr que je serais mort sur- le-champ »), par la solitude effroyable de la cellule, par les cris des copains qui étaient martyrisés avec les doigts coincés dans les portes. C’était effrayant.
La déportation
Vers le 20 août, sans doute en raison des bombardements alliés toujours plus proches, ils sont évacués de la prison et transférés dans un camp de travail installé dans d’anciens bâtiments de l’exposition internationale de Cologne. C’était un camp international où il y avait une majorité de Russes, mais aussi des prisonniers de « droit commun » et des personnalités allemandes comme Konrad Adenauer, démis de ses fonctions de maire de Cologne par Hitler et …futur chancelier de la RFA.
Buchenwald : le camp central
Le 17 septembre vers 18h, c’est le départ par train, pendant plus de 24h, pour Buchenwald.
L’arrivée eut lieu dans ce qui était appelé le camp central ou « petit camp » bien que la population ait pu atteindre près de 30.000 personnes, avec une administration dont tous les postes étaient tenus par des déportés. Là se faisait le tri pour sélectionner les plus aptes qui seraient envoyés par la suite dans différents commandos pour y effectuer des tâches très pénibles.
« A l’arrivée, on passait sous une grande porte puis on entrait dans une grande salle où il y avait écrit en allemand : « A tort ou à raison, c’est ici ta maison ». Ta maison ! Façon de parler. On était collés dans la salle de douches à plus de 3 ou 400 pour être inscrits sur les registres. J’ai eu un numéro (que j’ai oublié) avec un triangle rouge et un F pour Frankreich, car je faisais partie des ennemis politiques du 3ème Reich. On se posait la question de savoir si par les pommes d’arrosoir il allait sortir de l’eau ou du gaz ; je crois qu’on savait que c’était une hypothèse.
Cela a duré un certain temps. Ils nous ont déshabillés, bien sûr ils nous collaient à poil ; ça n’avait aucune importance, j’ai vécu beaucoup de temps nu dans cette histoire. Comme ils craignaient que le typhus envahisse le camp, ils nous désinfectaient, ils nous coupaient les cheveux, les poils partout. C’était les déportés qui faisaient cela car tout le camp était géré par les détenus de toutes les nations. Les SS étaient extérieurs au camp et dans les miradors. Le camp était une vraie ville de plus de 20.000 personnes avec toutes les fonctions : cuisine, magasins et tout le bazar. Donc des déportés nous badigeonnaient au grésil – un désinfectant très puissant. Ils nous collaient dans une grande bassine et si on n’y avait pas mis la tête, ils nous la plongeaient de force. Une fois sorti de là, tu respirais de travers, ça piquait énormément et à la moindre coupure ça brûlait.
Après une nouvelle attente ils nous donnaient des habits. Moi je n’ai pas eu d’habits rayés. Comme ils n’en avaient plus, ils nous collaient des vêtements de gens qui étaient passés avant nous. Il n’y avait pas de tailleur pour prendre nos mesures, on recevait des habits d’un ridicule incroyable. J’avais un copain qui était très grand, un gars du Nord, il avait reçu un pantalon qui lui arrivait au niveau des genoux et une casquette, genre SNCF. On s’est mis à rire en le voyant dans cet état car on avait le moral. C’était vraiment la caricature de l’homme. Si tu as le moral, tu t’amuses ; si tu ne l’as pas c’est effrayant, tu désespères, ça te donne une idée de toi-même effroyable. D’ailleurs quand nous sommes sortis devant les anciens du camp, ils nous ont dit : »Vous ne rigolerez pas tout le temps comme ça ». En effet tout était fait pour dégrader l’homme, c’est une entreprise systématique de dégradation ; l’objectif est la déshumanisation. Il y a 2 D essentiels : Division et Dégradation.
Division : parce qu’il s’installait une rivalité tout à fait naturelle chez les gens, il fallait faire attention.
Dégradation : par exemple, il y avait un truc bête, les toilettes. C’était un fossé avec une planche transversale qui était instable ; eh bien, un jour qu’il faisait froid, un ami est tombé dedans et quand on l’a tiré de là, les déportés qui surveillaient les baraques l’ont nettoyé avec un jet d’eau froide. Il y avait de quoi lui faire attraper une congestion. Tout était fait pour qu’on perde notre grandeur, notre dignité, notre humanité. La faim, le froid, l’humiliation… C’était la mort lente et la mort intérieure de l’homme.
Durant cette quarantaine, épreuve éliminatoire à l’issue de laquelle les détenus seraient répartis selon leurs conditions physiques, il y eut de nombreux morts ; il n’y avait pas encore de baraques, les détenus étaient logés dans de grandes tentes qui pouvaient contenir jusqu’à 400 personnes ; l’une d’elles servait d’infirmerie. La nuit ils dormaient à même un sol seulement recouvert de sacs de papier, tête-bêche, la tête collée entre les deux paires de souliers des voisins (car il n’était pas question de se séparer de ses souliers sous peine de ne jamais les retrouver). Michel Gerbeaux, compagnon de Roger Pannier, témoigne : « Malheur à vous si une insupportable envie d’uriner vous prend !... Il vous faudra enjamber des corps, écraser des corps, des bras, des pieds. Et derrière, devant, de tous côtés, vous soulèverez une tempête d’injures en français, en allemand, en russe… »
Début octobre se répand une grande inquiétude avec les symptômes d’une terrible épidémie de typhus. D’où la nécessité de vaccinations : trois séries de piqûres en 15 jours auxquelles certains voudraient se soustraire se demandant ce qu’on leur injecterait, mais elles sont encouragées par les médecins français, même si elles sont très pénibles comme le décrit M. Gerbeaux : « Après la troisième injection de chaque série, vous souffrez terriblement de la tête et vous êtes assommé par la fièvre. Je me souviens personnellement de cette rude épreuve compliquée par une forte sinusite qui inquiétait mes compagnons. L’abbé Pannier s’était ingénié à me procurer les cachets nécessaires, mais si difficiles à obtenir ». D’où la nécessité de séances d’élimination des poux, vecteurs du typhus, qui s’accompagnent des brimades les plus dégradantes.
Durant cette première période au camp central, les travaux sont relativement légers ; ils consistent à aller chercher, en rang, plusieurs fois par jour jusqu’à une carrière, un ou deux gros moellons, à bras, pour paver la cour, détrempée par les pluies et transformée en vrai bourbier.
Le 13 novembre, le tri des déportés étant achevé, c’est le départ pour le kommando. En effet, de Buchenwald comme d’autres camps, dépendaient des satellites, véritables antichambres de la mort. Le pire était celui de Zwieberge-Langerstein. C’est là que fut affecté Roger Pannier.
Le kommando
Après 18 h de train, ils arrivent au KZ – une véritable descente aux enfers. On va leur faire creuser une montagne pour y établir une usine souterraine ainsi protégée des bombardements alliés, où seront fabriqués des V 1 destinés à atteindre l’Angleterre.
« Partir dans ce camp c’était avoir 50 % de chance (!) de mourir. On était 3000 et il en mourait 1000 par mois au travail, remplacés aussitôt par 1000 autres qui venaient du camp central. C’était un camp de la mort lente. Avant de partir au travail, on était rassemblés vers 4 h du matin. On restait plus d’une heure dans le froid, qui était intense, pour l’appel ; avec parfois un aspect tragique car certains amenaient les morts de la nuit pour toucher leur casse-croûte. Il y avait leurs rations, ils étaient comptés. Mais le pire c’était au retour. Parfois ça durait 2-3 h les appels. Au son d’un orchestre ; c’était effrayant. Wagner qui vous saute dessus !
Pendant 12 h avec seulement une pause d’1/2 h le midi, on creusait la montagne, on évacuait les gravats par un petit chemin de fer intérieur ; le but était de niveler le terrain – toute une vallée – pour construire une ligne de chemin de fer. Le pire du commando était à l’extrémité du chemin de fer car les wagonnets étaient basculés d’un côté et d’autre ; et lorsque le train était parti il fallait soulever les rails pour les poser sur des pierres qui avaient été sorties. C’était un travail incroyable, tout en étant houspillés par les vociférations et les coups de triques des SS pour aller toujours plus vite. Je me souviens que je disais aux copains : » Attention ! Ne faites aucun faux mouvement, ne faites pas n’importe quoi, regardez où vous mettez les pieds ! Car si vous faites un faux pas, il faut du temps pour récupérer et cela fait quelques minutes de vie en moins ». Il faut dire que les plus nombreux étaient les Russes, c’étaient aussi les plus forts et ils laissaient aux Français les positions les plus pénibles. Le soir, quand on rentrait du boulot au camp central situé à quelques kilométres de l’entrée de la montagne, des gens mouraient ; ils s’appuyaient d’abord sur les épaules de ceux qui étaient un peu plus valides, puis ils mouraient en route. »
De retour au camp c’était le long appel et l’obsession du seul repas de la journée, la soupe chaude avec un morceau de pain et de margarine. Pas question d’en faire une petite réserve pour le lendemain car elle aurait disparu pendant la nuit tant chacun était surveillé sans s’en douter. »
Pour les prêtres de Cologne-Rhénanie, cet enfer a duré un mois puis ils furent regroupés au camp central de Buchenwald pour être transférés à Dachau. En fait ils ne rejoindront ce camp qu’au mois de janvier 1945. C’est plus au Sud et il y fait moins froid.
Dachau
« Je ne sais pas pourquoi ils avaient choisi six prêtres dont moi pour partir à Dachau. Il y avait deux baraques où il n’y avait que des prêtres : la nôtre, la 26, entourée de barbelés où personne n’avait le droit d’entrer sous peine de mort et la 28 où il n’y avait que des prêtres polonais qui, eux ont eu un traitement épouvantable : arrivés 1413 à Dachau, ils n’étaient plus que 600 au moment de la libération ; ils auraient été transportés au bloc 5, un bloc d’expérimentation médicale et sur eux on aurait expérimenté une maladie africaine.
Si à Buchenwald il était interdit de pratiquer une religion, dans notre bloc il y avait une chapelle. J’allais à la messe le matin à 4h30 ; un prêtre déporté avait fait un crucifix en bois, on s’y reconnaissait parce que c’était un corps vraiment décharné. C’était merveilleux de prier à Dachau devant ce crucifix. (En fait ce changement était l’aboutissement de longues tractations entre le 3ème Reich et le Vatican qui obtint que tous les prêtres déportés soient regroupés dans un même camp, donc dans deux baraques de 800 détenus chacune).
On a donc reçu un régime spécial. Comme on n’avait pas le droit de sortir, on travaillait à l’intérieur ce qui était moins fatigant ; moi je cousais des boutons et faisais des boutonnières ; d’ailleurs maintenant je suis très doué pour ça mais sur le plan de la nourriture c’était atroce et, comme ils ne nettoyaient pas les baraques, le typhus qu’on attrapait par les poux a envahi Dachau. Nous avons donc été envoyés à l’épouillage qui se passait à l’intérieur des douches de Dachau, une salle d’une cinquantaine de mètres de long où nous étions des centaines. J’y ai vécu une scène assez extraordinaire. En arrivant dans cette enceinte, on se déshabillait et on mettait nos habits dans des étuves pour qu’ils soient désinfectés et on restait nus comme cela de deux à quatre heures. Je me souviens très bien que je me trouvais à marcher pour ne pas avoir trop froid, avec le père Belloc, abbé d’une abbaye bénédictine proche des Pyrénées, et qui était encore plus maigre que moi ; on discutait du prologue d’un livre qui s’intitule Les exercices spirituels, écrit par le fondateur des Jésuites. Le fondement de son livre dit en fait ceci : « L’homme est fait pour servir Dieu et aimer ses frères, et tout le reste doit lui paraître indifférent vis-à-vis de ces deux finalités », c’était donc une discussion très spirituelle. Je vois arriver vers nous deux jeunes gens – l’un d’eux était moine de cette abbaye – dans la même tenue que nous ; ils se mettent à genoux devant mon ami et lui demandent sa bénédiction. Et aussi sérieux que s’il avait été habillé en évêque il les bénit. Ce moment-là a été pour moi la plus formidable expression de la dignité de l’homme. Toutes les apparences étaient contre, on était décharnés, on était mourants ; c’était un geste religieux, mais aussi purement humain. Ce que je trouve merveilleux, c’est l’aspect au-delà des apparences, il y a une dignité, une grandeur extrêmement profondes. »
Roger Pannier fut volontaire pour aller au Revier et à son tour attrapa le typhus. L’épidémie se propageant, l’hôpital est dans un état lamentable : « Le matin on se lavait entre deux rangées de cadavres parce que ceux qui mouraient pendant la nuit, on les mettait dans les lavabos, et plus tard il y avait une charrette qui passait et on mettait les cadavres dedans. Mais je n’étais pas émotionné du tout. La mort était devenue tellement la réalité quotidienne qu’on était insensibles. »
Question : « Comment arrive-t-on à tenir en face de tout cela ? »
« Il fallait un collectif, beaucoup de chance, avoir un « psy » terrible, je trouve. J’ai des amis qui sont morts avant d’être torturés parce qu’on se détruit intérieurement, donc il fallait avoir un « psy » terrible ! Moi, je n’ai jamais cru que je ne rentrerais pas vivant de ce truc. C’est une chance inouïe. De même, j’ai un copain, lorsqu’il est rentré à Dachau, il a jeté un coup d’œil à la sentinelle dans le mirador et-m’a-t-il confié après- il s’était dit intérieurement en s’adressant à la sentinelle : » Je suis plus libre que toi. Je ne maîtrise pas physiquement mon existence, mais ma vie personnelle, je la maîtrise ».
Question : « Il y avait de la solidarité ? »
« Je pense tout d’abord que c’est difficile de tenir le coup sans environnement humain autour de soi. Jorge Semprun a écrit qu’il y a deux groupes qui ont tenu le coup, ce sont les communistes et les chrétiens. J’ai beaucoup d’amis communistes comme Jean Dessert ; c’était amusant de comprendre nos deux approches. Les communistes avaient des groupes très compacts, très soudés. Si j’ai bien compris, mes amis communistes du camp vivaient pour faire la révolution au service du peuple en rentrant en France. Il fallait donc se maintenir en vie pour ça ; ils faisaient des choix pour que des gens tiennent le coup et soient efficaces en rentrant en France.
Nous, les chrétiens, on n’avait pas la même optique, mais – pareil – on priait ensemble. On savait pourquoi on était là, ensemble. C’était dangereux de prier tous ensemble ; être pris à faire un acte religieux, c’était la pendaison. Donc il fallait être dans un petit collectif. Il y avait une fraternité entre nous et au-delà avec les communistes. Il y avait un noyau central qui vivait cela intensément, mais cela débordait, c’était notre vie. On se disait qu’il fallait faire de ce camp un lieu de fraternité, c’était mon ambition.
Il y avait des copains qui travaillaient au bureau des inscriptions ; ils s’étaient un peu choisis entre eux. Edmond Michelet, un des premiers résistants, était le responsable. Il faisait partie du commando de désinfection et pouvait donc circuler dans le camp. Il s’est tapé quatre ans de camp de concentration, c’est un type formidable. Un de ses amis était mourant, il voulait le voir pendant la nuit, ce qui était très dangereux car, pour passer d’une baraque à l’autre, il fallait franchir 4 à 5 mètres à nu, visible depuis le mirador. Il a réussi. Il s’est adressé au chef, c’était le roi – un déporté, bien sûr – qui l’a laissé voir son copain mourant. Il lui demande : « Veux-tu quelque chose ? » Son ami de lui répondre : « Une tasse de chocolat ». « Bon ! Je vais te chercher ça ». Le chef de baraque accepte ; par chance la Croix Rouge venait d’envoyer des colis, il a pu faire une tasse de chocolat et quand il l’a apportée à son ami, celui-ci était mort.
Voici un autre exemple extraordinaire de fraternité : le chef de la baraque 26 était universellement estimé pour son sens de la justice incroyable. C’était un communiste allemand qui était dans le camp depuis 1933 ; il devait être prochainement libéré. Or un jeune Russe avait tenté de s’évader et avait été repris. La punition était de 40 coups de bâton et sans doute la mort après. Peu après le responsable du camp vient vers le communiste et lui tend le fameux bâton. Celui-ci s’est avancé et lui a dit :
« Non ! Ça je ne peux pas le faire », sachant qu’il risquait la mort. Cependant il a pu regagner sa baraque, mais il a été changé de camp et on n’a jamais su ce qu’il était devenu. »
Questions : « L’homme qui devait recevoir les coups de bâton les a-t-il eus ? ».
« Oui, parce que le chef a fait appel à un Arménien détesté dans le camp. »
« Et ça l’auriez-vous fait ? » « Non! Il y a des choses que tu ne peux pas faire, non seulement parce que tu tues l’autre, mais tu te tues toi-même.
Mais à côté de la solidarité il y a eu aussi la haine et des tragédies. Et la faim, c’était un truc terrible qui amenait à faire n’importe quoi. Par exemple, c’était au début à Buchenwald. La soupe nous arrivait des cantines centrales ; c’était l’un de nous qui était désigné pour la partager. Les cinquante gars de la baraque, qui n’étaient pas tous mes copains, m’avaient désigné ; c’était un rôle éminent. C’était un grand bouteillon, avec une grande louche. Les types passaient régulièrement devant moi, je versais une louche de soupe dans chaque gamelle. Mais il y avait un problème dans cette soupe, c’était qu’il y avait du liquide et du solide, quelques trucs solides : patates, rutabagas et quelques morceaux de viande qui se baladaient ; cela représentait un tiers du bouteillon ; les deux tiers, c’était de la flotte. Quand vous partagiez, il fallait donc bien remuer tout cela afin de ne pas mettre que du solide aux copains ou dans votre gamelle quand on vous la présentait. J’étais surveillé, fraternellement surveillé, il ne fallait pas que je fasse une fausse manœuvre. Il fallait que je remue sans cesse la soupe. Je me rappelle, j’étais au centre, un peu à gauche et un voisin amenait ma gamelle pour la remplir. Un jour, un bon copain m’a dit : « Tu devrais faire attention car celui qui vient remplir ta gamelle, lorsqu’il la pose à côté de lui, il enlève de dedans ce qu’il y a de solide pour le mettre dans la sienne ».
C’est la mort ou la vie, vous comprenez. Il faut la sauver à tout prix. Le type voulait sauver sa vie, il fallait qu’il me pique mes pommes de terre. Ce type-là c’était un bon copain à moi qui me faisait cela ! C’est dire que la déshumanisation va jusqu’à la dé-fraternisation. Il ne faut pas vouloir sauver sa vie à tout prix, sinon on devient méchant.
Je me rappelle aussi qu’à l’entrée du bloc 26 (à la fin le bloc 26 était beaucoup moins fermé) je discutais avec un autre prêtre, à côté de nous il y avait un homme mort – pour nous c’était habituel. Un homme arrive, entre et doit s’apercevoir que le mort est bien habillé avec de bonnes chaussures ; il enlève sa veste et ses chaussures et les lui vole. Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais il faut être une machine pour faire ça, n’avoir aucun sentiment – et nous- on le regardait ; on n’était pas émus tellement on était devenus insensibles à la mort. De toutes façons, si ça n’avait pas été lui, au crématoire, on lui aurait pris jusqu’à ses dents en or s’il en avait. Rester homme, l’enjeu c’était cela, rester homme, ensemble. »
La fin de Dachau
Les quinze derniers jours de Dachau ont été épouvantables à cause du typhus, de la dysenterie. Nous étions 40000 dans des baraques prévues pour 9000. Tout était laissé à l’abandon, les barbelés qui séparaient du reste le bloc 26 avaient disparu. Dans les trois baraques qui servaient d’infirmerie, il n’y avait plus que la moitié des malades. Il n’y avait plus de médicaments. Les médecins français nous disaient que la seule chose à faire était de brûler le bois de nos lits pour en faire du charbon et de le manger. Le Revier était bondé. C’était le sommet de l’horreur. J’étais malade, j’avais une fièvre intense, j’ai bien failli y rester.
Edmond Michelet, infirmier, s’approche de moi et me dit : « Un malade mourant désire l’absolution ; je vais vous prendre dans mes bras, en passant devant lui, je vous pincerai, il sera sur votre gauche ». Il me prend dans ses bras, avance dans les allées entre les lits, marque un temps d’arrêt, me pince. Le malade prévenu a compris. Je donne l’absolution. Michelet, qui a risqué sa vie, continue, me repose sur ma paillasse. Sacerdoce du prêtre.
La libération
Question: « Quand avez-vous été libéré ? Etiez-vous conscient que la libération approchait ? »
« C’était le 29 avril 1945, vers 5h1/2 de l’après-midi. J’ai à ce sujet des souvenirs contradictoires et une connaissance imprécise car j’étais malade. Depuis quelques jours on entendait voler les avions américains et toujours les bombardements car il y avait une bataille aux environs de Munich situé à 25 km de Dachau ; on savait donc, avec du retard, ce qui se passait dehors. Nous étions habités par deux sentiments : un sentiment de joie et d’attente et un sentiment de grande peur car le bruit courait que nous allions tous passer au lance-flammes si cela ne se passait pas bien. »
Question : « Aviez-vous peur ? »
« Non! On ne peut pas dire que j’avais peur; j’étais d’un optimisme fondamental. Je n’ai pas cru qu’on allait nous passer au lance-flammes.
Vers 17h15 – 17h30 les Américains sont arrivés. Je me souviens très bien m’être levé malgré ma forte fièvre. Ils sont passés dans l’allée principale qu’on appelait l’avenue de la Liberté, c’est Michelet qui a trouvé ce nom. Je sentais les Américains très nerveux; devant eux les Allemands, des vieux – car tous les valides étaient au front – levaient les bras et étaient faits prisonniers. D’après mon ami j’aurais dit, mais je ne m’en souviens pas : « Tu vois, ce geste je l’ai fait il y a 5 ans ».
Et puis je ne sais pas comment cette histoire a commencé, toujours est-il que quelqu’un avait dû donner l’ordre à ceux qui étaient dans les miradors de descendre. Ils sont descendus par une échelle les uns derrière les autres, puis que s’est-il passé ? Un Allemand a t’-il trébuché ou a-t-il voulu se défendre - c’est peu probable- de toutes façons un coup de feu a éclaté. La réaction des Américains n’a pas tardé, ils les ont tous fusillés. Et on a été libérés. C’est le seul souvenir concret que j’ai gardé.
Je me suis retrouvé dans une ambulance de la 1ère Armée française commandée par le Maréchal de Lattre de Tassigny, qui nous a envoyé un général pour nous dire qu’on était des héros. Edmond Michelet a répondu : « Les héros sont morts pendant quinze jours, il n’y en a plus un seul ». J’ai été emmené jusque dans une île du lac de Constance, au château du prince Folke Bernadotte, alors président de la Croix Rouge, qui l’avait mis à la disposition de l’armée française.
Au moment de mon arrivée, comme j’étais sur une civière, je pense que j’aurais pu marcher, mais je me suis aperçu que j’allais être porté par deux soldats allemands, quelle occasion ! Bref je me suis retrouvé dans un immense salon que l’on avait transformé en hôpital. Ils m’ont mis dans un lit et sont sortis. Je suis sûr que je pouvais marcher parce que je suis allé vers la grande fenêtre, j’ai écarté les rideaux, c’était le soir et je me suis retrouvé face au lac de Constance par un clair de lune. Je me suis mis à pleurer comme un enfant. Je ne pensais plus que la nature était faite pour l’homme ; tout cela était d’une telle beauté. On avait été dans des situations tellement atroces, inhumaines, affreuses. Certainement je ne pouvais plus bouger car une infirmière allemande est arrivée, m’a ramené à mon lit et m’a bordé.
Je ne sais plus combien de temps je suis resté dans ce château avant d’être transféré par train sanitaire pour Paris. Comme j’étais curieux, je me suis levé de ma couchette pour regarder à travers la vitre. Le train roulait très lentement ; à un moment il s’est arrêté et parmi d’autres gens il y avait une jeune femme avec son bébé dans les bras qui nous regardait. Ce devait être impressionnant de voir nos têtes à la mine assez épouvantable, mais elle a pris la main de l’enfant et l’a agitée pour nous faire signe. C’était une autre découverte de l’humanité. J’ai pensé alors qu’un bras n’était pas seulement fait pour battre, mais aussi pour donner de l’amitié.
En France
A mon arrivée à Paris, à l’Hôtel Lutetia, j’ai téléphoné à mes parents qui me croyaient mort car je n’étais pas inscrit sur les listes des survivants de Dachau. Nous nous donnons rendez-vous ; en y allant je rentre dans un café rue de Rennes. Tout le monde me regarde. J’étais revêtu d’une grande capote d’officier allemand, j’avais le crâne rasé, j’étais très maigre - j’avais perdu au moins 40 kg-. Je commande un café ; le garçon me l’apporte avec deux pastilles de saccharine, et du fond de la salle une jeune femme vient vers moi et dépose sans rien dire dans ma tasse deux morceaux de sucre, alors qu’ils étaient si rares, puis elle s’en va de même sans un mot. Cela fait partie des souvenirs les plus intenses de la Libération. »
Question : « Vous arrive-t-il de rêver des camps ? »
« Dès que j’ai une difficulté, maintenant je suis très sensible : en général dans mes rêves, je suis arrêté 5 ou 6 fois par mois et exécuté 3 ou 4 fois.
Ce sont des périodes très difficiles en ce moment car il faut repenser à tout ceci et c’est malsain. Il faut être très lucide sur ce qui peut sortir du cœur de l’homme. Les souvenirs les plus durs que j’ai sont ceux de l’interrogatoire. »
Question : « Etes-vous fier d’avoir vécu cela ? »
« Oui, je suis très fier ; d’abord c’est une aventure fantastique et la souffrance approfondit l’Etre en toi. »
Prêtre en France
Après s’être apparemment rétabli après l’enfer des camps, Roger Pannier rejoint le diocèse de Soissons où il exerce à nouveau son sacerdoce avec beaucoup d’enthousiasme. Mais il a trop présumé de ses forces et tombe gravement malade; en fait il a un poumon perdu dont il doit subir l’ablation.
Il passe sa convalescence au sanatorium d’Assy en Haute-Savoie. Grâce au repos et à l’air vivifiant des montagnes, il retrouve complètement la santé.
Il devient aumônier diocésain de la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne), d’ACO (Action Catholique Ouvrière) et d’ACI (Action Catholique Indépendante). Il a beaucoup de contacts avec les syndicats et est amené à prendre fait et cause pour eux. Puis il est nommé à la paroisse Saint-Jean de Saint-Quentin, une paroisse ouvrière où il a laissé une très forte impression chez ses paroissiens, mais moins dans les milieux bourgeois de la ville, de même qu’à l’évêché où l’on trouve qu’il va un peu trop loin dans ses prises de position.
Il est alors envoyé à l’Ecole Biblique de Jérusalem de 1966 à 1968. Cette nouvelle formation lui permet, à son retour, d’enseigner à l’Institut Catholique de Paris jusqu’en 1980.
Parallèlement il reçoit de l’évêque de Pontoise, ainsi que le Père Michel Cantin, prêtre ouvrier, mission de faire Eglise dans la ville nouvelle de Cergy où les premiers chantiers s’ouvraient puis les premiers habitants arrivaient. Oeuvre originale qui demandait un grand sens d’organisation et d’accueil. Mais n’avait-il pas expérimenté cela de façon souterraine en Rhénanie ? Les deux prêtres vivent en HLM au milieu des habitants dont ils cherchent à faire une « Eglise de Chair » avant que ne soient édifiées deux églises de pierre.
Passeur de mémoire
Pendant tout ce temps Roger Pannier n’a pas oublié le temps de la déportation. Esprit ouvert et pacifique, il rêve d'une paix définitive qui ne peut s’obtenir que par le pardon et la main tendue. C’est pourquoi, il est retourné en Allemagne et a repris contact avec ses anciens amis allemands qui l’ont aidé pendant la guerre, en particulier avec le patron de l’entreprise qui, en l’embauchant, avait pris des risques sérieux. Puis il a accepté de rencontrer des lycéens de Cologne, en compagnie d’autres survivants, militants communistes. Plus tard il a beaucoup impliqué les communautés chrétiennes de la Ville Nouvelle dans le jumelage Cergy-Erkrath (près de Düsseldorf). Il n’oublie pas non plus ses anciens compagnons de déportation dont certains, marginalisés, n’ont pas tous retrouvé la situation d’avant.
Un jour, revenant d’un voyage par la gare d’Austerlitz, il reconnaît sur le quai de la gare Edmond Michelet, devenu député, de retour de sa circonscription de Brive ; ils se jettent dans les bras l’un de l’autre. Il eut la présence d’esprit de lui dire : « Si tu deviens ministre un jour, fais en sorte qu’une loi reconnaisse officiellement les résistants chrétiens en Allemagne, ainsi que les communistes, qui n’avaient reçu aucune mission ni d’une organisation de résistance intérieure, ni de la France Libre, qu’ils aient droit à des soins gratuits et à une pension !». Quelques semaines plus tard, un coup de téléphone d’E.Michelet lui annonce que le projet de loi est déposé à l’Assemblée Nationale.
A l’âge de la retraite, comme pour la plupart de ses anciens compagnons, il ressentit le besoin de ne pas laisser tomber dans l’oubli le souvenir de toutes ces souffrances, surtout pour rendre hommage à ceux qui y avaient laissé la vie. Il entreprit de rassembler dans le livre Jusqu’au Martyre ses souvenirs de Résistance et de déportation, y insérant en grande part ceux de plusieurs de ses amis qui les avaient rédigés et n’étaient plus disponibles.
Puis il intervint dans différents établissements scolaires, collèges et lycées pour transmettre cette mémoire aux jeunes générations.
Enfin, membre du Centre René-Nodot, il a participé à la correction du Concours National de la Résistance et de la Déportation jusqu’à plus de 90 ans.
Sources:
Roger Pannier, Jusqu’au Martyre – Cologne Rhénanie 1942 -1945 ; Editions des Etannets.
Jean Kammerer, La baraque des prêtres à Dachau ; Editions Mémoire en liberté.
Divers témoignages de Roger Pannier lors de rencontres avec des élèves, notamment au collège public Sainte-Apolline de Courdimanche en 2003.
Témoignages de M. Etienne Fagot (neveu de R. Pannier) et du Père Michel Cantin.