Les classes inversées

Des enseignants qui apprennent dans des collectifs ... des élèves acteurs qui se préparent à l'intelligence collective ... Une humanité apprenante qui s'instaure.

Une introduction au thème des classes inversées par Marcel Lebrun.

Oui ! C'est la réponse que j'ai donnée spontanément aux collègues du groupe Escale.S HG qui me demandaient d'écrire cette introduction. Un nom de groupe un peu mystérieux d'ailleurs qui ne pouvait que susciter ma curiosité et mon intérêt. Il se définit ainsi : Pour avancer et évoluer dans notre métier nous faisons des rencontres, débattons, partageons et nous soumettons à la critique bienveillante. C'est là que les collectifs d'enseignant.e.s ont désormais un rôle important. Ils favorisent le développement personnel et professionnel dans ce cadre de bienveillance. Ils sont propices à la formation horizontale souvent plus fructueuse que les traditionnelles formations verticales

Un examen de la table des matières du site, accentuait ma première impression : des enseignant.e.s qui apprennent ensemble le "comment favoriser l'apprentissage de leurs élèves" par une variété d'approches. Pour ma part, une de mes phrases clés est : "Enseigner, former ... c'est donner à l'apprenant des occasions d'apprendre. (point)" et je ne pouvais rester insensible à leur proposition. Les matières proposées dans ces pages sont en effet vastes : Apprendre avec le jeu, les cogni-classes, les tâches complexes, les badges, le Story-Telling ... sans oublier le cours magistral et les classes inversées. Cette variété pédagogique ne pouvait que me plaire.

Et c'est bien là, que se niche la magie de ces termes "enseigner" et "apprendre" qui bien qu'ils soient, dans un premier regard rapide, très différents par leurs acteurs représentatifs (enseignants et apprenants), finissent par se rassembler, par se ressembler. Le lecteur qui connaît un peu les champs d'intérêt que je sème de mes écrits et autres conférences et webinaires, connaît aussi leurs mots-clés de ce que fut ma propre carrière d'enseignant :

- (1) Apprendre, apprendre toute la vie durant, apprendre avec les autres, apprendre au départ de l'autre fort savant mais aussi au travers de ces expériences,

- (2) Accompagner les élèves et leurs enseignants dans leurs chemins professionnels et

- (3) Comprendre et imaginer comment ce numérique, remède et poison tout à la fois (Socrate le savait déjà), pouvait nous doper en compétences transversales et diverses tout en exigeant de nous une montée en compétence, tout en exigeant que nous socialisons correctement ces outils (selon les mots de Bernard Stiegler) ...

Donnant-donnant, la systémique n'est jamais loin entre enseigner et apprendre, entre savoirs et compétences, entre abstraction généralisatrice et conceptualisation constructiviste. De tout cela peut surgir aussi bien le néant qu'une humanité numérique, respectueuse, bienveillante, attentive à chacun et à chacune. Le numérique n'est pas la seule clé des pédagogies innovantes, loin s'en faut. Mais le numérique nous convie à l'innovation et nous permet de revoir les espaces-temps de nos activités ... et c'est là que se nichent les classes inversées.

Alors, que voulez-vous ? Un scientifique de formation initiale qui a passé une bonne partie de sa vie à promouvoir dès 1990 l'apprentissage actif et les méthodes qui le soutiennent, un conseiller pédagogique à l'Université de Louvain-la-Neuve en Belgique qui a accompagné depuis 1995 des cohortes d'enseignants dans leurs apprentissages au travers de leurs projets ... Je pouvais que répondre positivement à cette demande d'introduction.

Où il est question d'apprentissage !

Dans l'intention de ceux qui ont imaginé et modélisé LA classe inversée, il y a déjà plus de dix ans d'ici, il ne s'agissait pas tant de mettre le cours en ligne, de médiatiser les concepts par des vidéos, de transporter l'enseignant chez l'élève "par la voie des ondes" que de favoriser l'apprentissage, ce temps d'apprentissage trop souvent occupé par le seul soliloque de l'enseignant. Par ailleurs, la transmission des savoirs reste une obligation permettant à la fois de consolider et de faire évoluer les pratiques de la Société, et La classe inversée ne la néglige pas quoiqu'en croient les détracteurs.

La classe inversée donc n’a été imaginée ni par des ministres et des décrets, ni par les sciences de l’éducation mais par deux enseignants de chimie du secondaire, John Bergmann et Aaron Sams, qui ont osé une alternative devant l’ennui manifeste de leurs étudiants lors de leurs cours. Leur idée initiale consistait à "faire apprendre", via différents supports, les "leçons à la maison" et consacrer le précieux temps en classe aux "devoirs". A l’heure où les savoirs sont externalisés, les élèves sont ainsi encouragés à prendre connaissance de textes et de vidéos avant la classe, qui servira alors à répondre aux questions et aux applications. Evidemment, cette intrusion de l'école dans les familles a soulevé pas mal de critiques chez certains, d'autres trouvant ce rapprochement plutôt favorable. Mais, et c'est le lot de ce genre d'innovation, le concept a évolué en s'élargissant. Les "leçons à la maison" sont alors devenues des leçons apprises en autonomie, seul ou en groupe, dans des espaces aménagés dans la classe elle-même ou à l’école, dans des médiathèques ou des learning labs, ces lieux où les élèves prennent connaissance de la matière entre eux, individuellement ou collectivement. Une nouvelle image de l'école se dessine du même coup.

Cela permet, par le temps retrouvé, de pratiquer en l'espace-temps de la classe l’accompagnement pédagogique et la différenciation. L'idée essentielle de la classe inversée ne réside pas dans la médiatisation numérique des cours mais dans le fait de redonner du sens à la présence.

Voici ce que j'ai appelé le Type 1 de la classe inversée, il conduit le plus souvent de la théorie à l'application.

Encore une fois l'accent est mis sur l'apprentissage de l'élève. Tyler, en 1949 déjà, écrivait : L'apprentissage « takes place through the active behavior of the student. It is what he does that he learns, not what the teacher does ». Il y est question d'apprentissage actif et de l'activité de l'élève ... C'est ce que fait l'élève qui importe pas tant ce que fait l'enseignant, dit-il. C'est là sans doute que se niche le terme "inversé". Cette distinction est difficile pour nous les francophones qui confondent allègrement "enseigner" et "apprendre". Combien de fois avons-nous entendu "qu'est-ce qu'on t'a appris à l'école aujourd'hui ?". Hélas, et ce n'est pas du dépit, la réponse est rien du tout. On ne peut apprendre à l'élève ... ça se saurait. C'est à l'élève d'apprendre ! Je ne peux apprendre à ta place !

Malgré tout, dans notre belle langue, on peut "apprendre quelque chose à quelqu'un" ce qui pédagogiquement est un fantasme : nous pouvons enseigner à quelqu'un mais son apprentissage n'est guère garanti ... c'est à lui qu'il reviendra d'apprendre. En anglais ou en espagnol, ces verbes sont bien distincts : l’expression « to learn someone something » est, dixit le dictionnaire, de l’ordre de l’argot et généralement le signe de personnes mal éduquées ! Pourrions-nous dès lors apprendre par nous-mêmes à l'aide des outils, des ressources que nous développons ? L'ère de l'apprentissage ex cathedra est-il révolu ? Marchons-nous vers une certaine forme d'intelligence collective ? Philippe Carré, dans son livre L'Apprenance, vers un nouveau rapport au savoir (Dunod, 2005), nous donne une partie de la réponse : "on apprend toujours tout seul mais jamais sans les autres".

Apprendre à apprendre au XXIème siècle !

Puisque les savoirs, ceux de l'école pédagogiquement purifiés et ceux encore bruts provenant des pratiques ou des opinions, sont externalisés (remarquons que le bon vieux livre le faisait déjà, qu'attendons-nous ?), pourquoi ne pas envoyer les élèves, seuls ou en groupe, chercher eux-mêmes ces savoirs sur une thématique donnée, à l'occasion d'un problème ou dans le cadre d'un projet ? Revenus en classe, les voici devenus enseignants pour leurs condisciples. Ils explorent ainsi les contextes et partagent leurs trouvailles sous la supervision de l'enseignant, devenu accompagnateur d'apprentissage ou chef d'orchestre de son dispositif, qui va les aider à amener de l'ordre dans le désordre, à modéliser et à faire émerger des savoirs transférables de leurs apports. Les fameuses compétences du 21 ème siècle sont en germes dans cette approche : chercher et trouver l'information nécessaire, la valider, exercer son esprit critique, travailler en équipe, conduire un projet, construire son autonomie ... J'ai appelé cette façon de faire, toujours construite sur l'hybridation entre présence et distance, le Type 2 de la classe inversée, elle conduit des contextes à la modélisation, voire la théorisation, un chemin inverse de celui du Type 1.

J’ai mené des recherches sur ce sujet, en sondant des enseignants en Belgique, en Suisse, en France, au Québec … J’ai effectivement trouvé ces deux types. Les enseignants pratiquant la classe inversée utilisaient soit la version originale du Type 1, soit celle de Type 2. Mais j'ai aussi découvert un mélange (le Type 3, cyclique) de ces deux types qui conduit à un vaste panorama de pratiques que j'ai appelé LES classes inversées (au pluriel). Un exemple de scénario fort représenté : Type 2 d'abord (exploration des contextes, partage en classe, modélisation par l'enseignant), Type 1 ensuite (théories et modèles, application et transfert). Une approche finalement très proche du Cycle de Kolb relatif à l'apprentissage expérientiel. Contextualiser d'abord (donner du sens), décontextualiser ensuite (modéliser, généraliser, théoriser), recontextualiser finalement (appliquer, convoquer les savoirs pour un projet ...).

Entre "Théorie d'abord > Applications ensuite" et "Contextes et sens d'abord > Modélisation en suite", on comprendra qu'il y a là aussi une inversion fondamentale, un lieu de débat fort ancien, en philosophie entre rationnalistes et empiristes et en pédagogie entre behavioristes et constructivistes. Alors l'un contre l'autre ? Non, l'un avec l'autre dans une belle complémentarité emmenée par un principe de variété à l'image de nos élèves, tous différents, chacun à la recherche de "son élément" comme le dirait Ken Robinson.

On remarque donc un cheminement, proche du cheminement des enseignants dans leur métier, nous le verrons. Un chemin qui ne rejette pas, qui n'oblitère pas, qui n'exclut pas les escales par où on passe : chacune étoffe le paysage, augmente la variété des possibles. Des savoirs et des applications dans le Type 1 (La classe inversée), des compétences transversales dans le Type 2, des combinaisons de tout cela, un croisement de dimensions dans le Type 3 (Les classes inversées). Plus loin encore, ce chemin conduit à l'autonomie, à l'apprendre à apprendre dans la société complexe ... Les classes renversées sont là, n'est-ce pas Jean-Charles Cailliez. L'humanité apprenante découvre ainsi l'un de ces chemins de progression.

Apprendre, une affaire d'enseignants aussi.

Les Technologies de l'Information et de la Communication (TIC) sont considérées comme un vecteur - potentiel - de la qualité de l'enseignement et de l'apprentissage : elles entraîneraient les enseignants vers l'expérimentation de nouveaux usages pédagogiques davantage actifs et interactifs. Nombreux sont les modèles théoriques ou empiriques ayant pour objet le développement professionnel des enseignants. Certains, déjà anciens, portent sur différentes postures en interaction adoptées par les enseignants : on peut citer, parmi un très grand nombre, les approches de Katz (1972), de Benner (1995) et plus récemment celui de Paquay (2011). Un intéressant livre récent montre la variété et les emboîtements de ces postures entre contrôle et lâcher-prise : Les postures éducatives, de la relation interpersonnelle à la communauté apprenante (2016) de Luc Pasquier, Titoun Lavenier et Guy le Bouëdec.

Les premiers modèles, les plus anciens, portent essentiellement sur une évolution possible de l'enseignant du statut du maître instruit (un fondement bien sûr) vers celui d'accompagnateur d'apprentissages : on peut penser aux démarches pédagogiques de Joseph Jacotot, « le maître ignorant », rapportées par Jacques Rancière en 1987. On y trouve différents stades de portée et de durée fort différentes selon les individus : l'attention aux contenus à enseigner, l'attention aux méthodes et dispositifs pour favoriser l'apprentissage (toujours pilotées par l'enseignant) et finalement l'attention à l'apprenant et aux outils et situations qui vont lui permettre d'apprendre. Un cheminement là aussi !

Paquay (2011) y ajoute des composantes comme le praticien réflexif ou l'enseignant devenu chercheur sur son enseignement. L'enseignant ose expérimenter (de manière contrôlée, au sens scientifique du terme) de nouvelles pratiques, il se donne les moyens pour les élaborer, les observer, les questionner, les analyser ... En retour, il apprend de ces pratiques et continue à apprendre en améliorant ces pratiques au départ de ses constats individuels mais aussi et surtout au travers des pratiques échangées dans des collectifs. Ces postures constituent des éléments structurants des approches actuelles du SOTL, le Scholarship of Teaching and Learning initiées par Boyer (1990) et Shulman (1999). De quoi s'agit-il ?

Trois attributs sont nécessaires pour que des créations intellectuelles ou artistiques (ici nous pensons aux dispositifs développés par les enseignants et aux analyses associées) puissent prétendre au Scholarship : (a) l’activité est rendue publique, (b) elle devient un objet "donné à voir" qui peut être soumis à la critique et à l’évaluation de la communauté de son auteur et (c) les membres de la communauté utilisent les résultats, construisent sur eux et les développent encore.

On remarque ici aussi différentes escales dans ce cheminement individuel et collectif. des enseignants. Une centration sur les savoirs à transmettre qui migre rapidement vers les activités de l'élève nécessaires ... à l'assimilation. Ensuite, une vision de l'apprentissage se construit : les dispositifs visent le développement plus global de l'élève, des compétences transversales sont exercées. L'enseignant les développe aussi : il cherche, il communique, il s'ouvre à la critique, il progresse dans des collectifs. Dans ce cheminement, on poursuit avec le développement de l'autonomie construite dans le collectif, une nécessité pour continuer à apprendre dans des structures horizontales. On le voit, le développement professionnel des enseignants est aussi un chemin d'apprentissage. Nos élèves apprennent ! Les enseignants apprennent ! Les institutions apprendront-elles aussi ?

Nous pensons avec force que ce sont bien là les intentions du collectif Escale.S HG. L'enseignant s'intéresse aux apprentissages, il en devient apprenant et ses élèves deviennent aussi quelque part des enseignants dans la société de l'apprentissage toute la vie durant. Cette systémique qui n'oppose pas mais qui fédère est selon nous une condition sine qua non de la société complexe que les Hommes édifient. Longue vie au site Escale.S HG, qu'il devienne un catalyseur de cette intelligence collective que nous souhaitons.

Marcel Lebrun

Juillet 2020

Pour aller plus loin :

En Vidéo

Les classes inversées en 20 minutes : Différents types de Classes inversées pour varier les apprentissages : http://bit.ly/CI-20min

Une vidéo récente sur ces thématiques, un Webinaire pour Canopé : Se former : les classes inversées, une opportunité pédagogique pour le retour en classe ? : https://bit.ly/Canope-ML-CI

Sur mon BLOG

Classes inversées, Flipped Classrooms … Ca flippe quoi au juste ? en 2012

Classes Inversées, étendons et « systémisons » le concept ! en 2014

Les classes inversées … paysage ouvert et visite guidée en 2017