Histoire, Géographie et chansons

Animé par cinq enseignants d’histoire-géographie de collège et de lycée, le site de l’Histgeobox se consacre aux musiques populaires depuis plusieurs années. Chacun propose l'étude d'un morceau permettant d'éclairer différents aspects de l’histoire d’un événement, d’un pays, d’une ville, d'une société, de faits sociaux, souvent inscrits dans les programmes d’enseignement du secondaire. A ce jour le site compte plus de 400 notices. De la sorte, il est possible de picorer à loisir dans cette vaste bande son. Chaque billet tente de replacer la chanson dans son contexte d'élaboration, d'en décortiquer les paroles, de mettre en exergue ce qui en fait un objet d'étude pertinent en histoire et géographie. Les chansons peuvent être écoutées, font l'objet d'une contextualisation, d'une analyse des paroles et s'appuient sur un travail de source et de bibliographie.

Dans un article stimulant, Yves Borowice note: « pour qui cherche à saisir une période récente de notre histoire dans ses représentations et ses sensibilités, voire indirectement dans ses structures socio-économiques, les chansons dites de variétés constituent un observatoire d'une rare fécondité. Elles sont pourtant largement délaissées par les historiens en particulier et par les disciplines savantes en général, qu’il s’agisse de la sociologie, des études littéraires ou de la musicologie." Un constat identique peut être formulé en ce qui concerne l'utilisation des chansons populaires dans l'enseignement de l'histoire-géographie dans le secondaire. Alors que textes littéraires, photographies, tableaux, sculptures sont très largement utilisés en tant que documents d'étude, les chansons restent largement négligées. Cette situation est d'autant plus regrettable que les chansons populaires constituent un gisement documentaire d'une grande richesse. "les chansons commerciales, le tout-venant des scies à succès qui pourtant reflètent et surtout façonnent l’air du temps à l’ère de la culture de masse. "

De nombreux arguments militent pourtant en faveur d’une utilisation plus répandue de la chanson populaire comme document d’étude en HG.

* Les modes collectifs d'appropriation des chansons.

La musique parle à l'émotion, quel que soit le niveau de maîtrise du langage ou de culture. Par un procédé mystérieux, une chanson nous émeut et s'inscrit de manière affective dans la vie de chacun. Pour des raisons obscures et diverses, l'individu investit telle chanson d'une signification particulière, car elle lui évoque une émotion, un lieu, un événement, une période de sa vie. Il se l'approprie et lance "c'est ma chanson" lorsque les premières notes résonnent. "Art mineur", la chanson est directement accessible au plus grand nombre. Comme l'écrit le psychanalyste Philippe Grimbert "On ne peint pas les tableaux du peintre, on n'écrit pas les livres de l'écrivain, mais on chante les chansons du chanteur." De ce fait, la chanson constitue un matériau particulièrement volatile qui parvient à transmettre des messages qui ne seraient pas passés autrement. L'extrême diversité des chansons offre ainsi un champ d'utilisation prodigieux pour l'enseignant. Prenons quelques exemples:

* Dans les sociétés de culture orale, ou dans celles dans lesquelles l'écrit et la lecture restent l'apanage d'une élite, les chansons servirent de vecteurs privilégiés de transmission de l'information. Ces chansons de tradition orale transmises de génération en génération s'enracinent dans l'existence universelle de chacun. Berceuses, chant de travail, comptines, elles jalonnent nos vies. Au XIX° siècle, les complaintes criminelles relataient sur un ton plaintif des drames et faits divers sordides. Chantées sur les marchés, elles se terminaient par l'exécution du coupable ou tout au moins par sa condamnation morale. Les complaintes ont ici une fonction de régulation sociale. Dans le monde anglo-saxon, les Topical songs racontent un événement politique ou social marquant. Elles revêtent alors une dimension testimoniale qu'il est intéressant pour l'enseignant d'interroger, en restant bien sûr attentif au point de vue adopté.

* Les chansons sociales et politiques sont composées et interprétées avec une vocation militante.

> De tous les médias, la chanson reste sans doute le plus aisément mobilisable. A ce titre, elle devient très vite un puissant vecteur de propagande. Monarchies, régimes totalitaires, dictatures, démocraties, comprennent très tôt le rôle essentiel que peut jouer le chant comme outil de légitimation politique. De la Marseillaise au Horst Wessel Lied, les exemples foisonnent. La médaille a son revers. La chanson peut aussi aisément devenir militante ou contestatrice. En réponse à "Maréchal nous voilà" - l'hymne quasi-officiel du régime de Vichy - les animateurs de la section française de la BBC ridiculisent la propagande de l'Etat français à longueur de chansons (Fils de Pétain).

> Rappelons également que certains morceaux s'imposent par leur dimension patrimoniale. Ainsi il apparaît impensable d'étudier la Révolution française sans au moins mentionner la Marseillaise, la grande guerre sans la Chanson de Craonne, les conflits sociaux de l'Age industriel sans l'Internationale.

> Une des grandes forces du chant réside dans sa dimension chorale. Dans le cadre des conflits sociaux, manifestants et grévistes utilisent la chanson pour dénoncer, galvaniser, rassembler. Elle constitue donc une source à ne pas négliger lorsqu'on aborde l'histoire sociale avec les élèves. Les airs et les mots chantés prennent alors une signification particulière comme en attestent les vieux negro spirituals entonnés par les militants des droits civiques au cours des années 1960. Lorsqu'ils entonnent Go down Moses, les Afro-Américains privés de leurs droits s'identifient sans peine aux Hébreux asservis par le pharaon.

> La chanson possède souvent une fonction cathartique. Elle sert alors à mettre des mots sur des maux, à exorciser le cafard ou la saudade, de manière fataliste chez les joueurs de fado ou dans le blues, ou revendicatrice dans le reggae ou le rap. La musique populaire s'impose ainsi comme le principal moyen d'expression des sans voix, ces acteurs ordinaires invisibilisés par les sources traditionnelles. L'histoire ne se fait pas qu'avec les rois, les présidents ou les armées, elle s'est faite aussi avec des millions de gens anonymes dont la vie s'est accompagnée de musique. Prenons un exemple. Dans le delta du Mississippi, au tournant du XXème siècle, loin de tout conservatoire, des femmes et des hommes inventent, avec des instruments bricolés, une des musiques les plus bouleversantes qui soit: le blues. Ce chant profond dit la douleur de vivre, l'amour impossible, la dureté du quotidien pour les descendants d'esclaves noirs, affranchis certes, mais toujours exploités et marginalisés. Afin que les chants des bâtisseurs de digues, coupeurs de cannes, muletiers, ouvriers des chemins de fer ne se perdent pas, Alan Lomax se rend dans le Deep South pour y enregistrer les work songs et autres ballades consacrées aux personnages légendaires (John Henry ou Stagolee). Un peu à la manière du collecteur en quête des sons menacés, l'historien s'emploie à exhumer les traces et indices de la présence humaine passée. Tout comme les archives écrites permettent de ressusciter des vies oubliées, les enregistrements de terrain font surgir des images de corps au travail, de peine, de violence, de compassion...

> Il serait sans doute excessif de considérer la chanson comme le reflet exact de la société qui l'a produite. Il n'empêche, elle est aussi le fruit de son époque et fournit donc, à condition de l'aborder par le bon biais, des indices sur l'opinion publique et les mentalités. Bou Dou Ba Da Bouh, Nénufar, la Tonkinoise sont des chansons coloniales composées et interprétées dans l’entre-deux-guerres par des artistes de music hall. Très populaires, elles nous en apprennent beaucoup sur le regard, tour à tour condescendant, paternaliste et concupiscent, que beaucoup d'Européens portèrent alors sur les populations colonisées. De même, les protest songs des années 1960 traduisent l’exaspération d’une partie de la jeunesse américaine confrontée aux affres d’une nation en crise. Le folk engagé ou le rock protestataire relayèrent en leur temps les revendications étudiantes de l'époque. Des morceaux comme Fortunate son du Creedence Clearwater Revival ou I-feel-like-I'm-fixin-to-die-rag de Country Joe McDonald dépeignent avec sarcasme l'engrenage de la guerre au Vietnam, nous permettant de palper le niveau d'exaspération atteint sur les campus à l'heure de la conscription obligatoire.

* Évidemment, la chanson n'est pas que politique, il s'agit aussi d'un art du quotidien. Les chansons parlent de la vie, des tâches domestiques, du travail, des familles, des amours, de la sexualité, des rapports de genres, des discriminations, d'à peu près tous les sujets de préoccupation de l'humanité... Les paroliers cherchent généralement à être en prise avec leur temps. Ils offrent alors une entrée originale et pertinente pour aborder nos sociétés contemporaines, leurs mutations constantes, tout en variant les points de vue: transformation de la famille ("les divorcés"), chômage de masse ("il ne rentre pas ce soir"), exode rural ("La montagne"), urbanisation effrénée ("le petit jardin"), grands ensembles ("Mon HLM"), jeunesse ("Laisse béton", "L'idole des jeunes"), essor de la société de consommation ("La complainte du progrès"), pauvreté ("la chanson des restos"), racisme ("Lily", "Le bruit et l'odeur"), immigration ("Douce France" version Carte de Séjour), désindustrialisation ("les mains d'or")…

Les chansons permettent en outre d'aborder des sujets longtemps marginalisés à l'instar de l'histoire des Femmes. Là encore les possibilités abondent pour aborder en chansons la misogynie dont furent victimes les Grecques de l'Antiquité ("Mulheres de Atena"), la traque des sorcières par les inquisiteurs "La sorcière", la mobilisation des Américaines dans le cadre du Victory Program (les Rosies), la tonte des femmes à la Libération ("la tondue"), l'essor d'une nouvelle génération féministe ("l'hymne du MLF"), la conquête des moyens de contraception ("la pilule d'or"), la lutte contre le viol ("Douce maison"), la transformation de la place des femmes dans la société ("Être une femme", "Femme libérée", "Elle a fait un bébé toute seule"), la dénonciation des violences faites aux femmes et du harcèlement de rue ("Balance ton quoi", "SLT").

* De nombreux titres permettent une approche sensible et géographique des lieux. Avec "Dans ma ville on traîne", le rappeur Orelsan propose une description de sa ville de Caen. Le titre permet non seulement d'étudier une aire urbaine, mais aussi de rappeler qu'un espace géographique, avant d'être un objet d'étude, reste surtout un lieu de vie. Bien d'autres chansons abordent de manière originale un territoire et les aménagements dont il fait l'objet: les villes mondiales "New York state of mind" (Jay-Z) ou rétrécissantes (Imported from Detroit), les pathologies urbaines ("Go slow" sur les embouteillages monstres de Lagos), les villes nouvelles ("Cergy"), les espaces de faibles densités ("la diagonale du vide", "Marly Gomont"), les Grands ensembles ("Orly"), l'essor et la transformation des activités touristiques (le club: "Y a du soleil et des nanas", le " camping", la quête du soleil: "Tout nu et tout bronzé", la croisière: "Côte Concorde"), la littoralisation ( "Royan"), les migrations et le métissage culturel ("Tonton du Bled", ""), l'aménagement du territoire (La mission Racine: "Palavas-les-Flots"), la crise requin à la Réunion ("Les dents de la mer"), les marées noires ("Portsall")...

* A l'écoute de certains titres on est frappé par leur "évidence pédagogique". Ainsi paraît-il possible d'étudier les failles du bloc soviétique avec Le bilan, les relations internationales au temps de la guerre froide à l'aide de We didn't start fire, la géographie des États-Unis grâce à l'Ohio d'Adjani/ Gainsbourg, le génocide des Arméniens avec "le papier d'Arménie" du chanteur RWan.

La sélection de ces quelques morceaux, aussi lacunaire soit-elle, témoigne de la richesse du corpus à la disposition des professeurs d'histoire-géographie.

* L'étude d'une chanson implique une certaine rigueur méthodologique. Il serait ainsi dommage de "considérer les chansons soit comme des faits uniquement textuels, soit comme des mixtes de texte et de musique fixés par l'écrit (...). Or la chanson procède avant tout de l'oralité." Il est donc nécessaire de s'installer dans le paysage sonore de la période étudiée, d'adopter une méthode fondée sur l'écoute plutôt que sur la lecture. Une immersion auditive est la bienvenue, puisqu'elle reconnaît pleinement à la chanson son statut de document oral, permet de rester attentif au ton donné par l'interprète, au phrasé, aux intonations, au grain de voix, à la rythmique. A trop se focaliser sur les paroles, on risque de passer à côté du support même de la chanson: la musique. Or, l'interprétation, le phrasé, l'insertion de sons dans les morceaux ont du sens et méritent d'être explorés. Le coup de revolver dans Pra não dizer que não falei das flores, l'arrière plan sonore de 7'o'clock News/Silent Night métamorphosent le sens premier des chansons.

> Gardons à l'esprit qu'une des fonctions premières de la chanson est le divertissement. On prend d'abord plaisir à les écouter. Étudier un titre avec les élèves, c'est aussi l'occasion de leur faire découvrir un genre musical, une œuvre "lointaine" ("En revenant de la revue", "A Biribi"), qu'ils n'auraient sans doute pas eu l'occasion d'entendre ailleurs. L'écoute des morceaux en classe souligne à quel point l'interprétation ou la musicalité d'une chanson peut sublimer le message véhiculé ("Respect"). Elle est aussi l'occasion de surprendre les élèves avec des morceaux inattendus.

* Dimension quantitative. Comme pour tout autre type de document, il convient de rester attentif au contexte, aux conditions d'élaboration, de diffusion, de réception d'un morceau, afin d’essayer d'en mesurer l'audience. "On ne peut pas questionner de la même façon et extraire le même type d'enseignement d'une chanson restée confinée à un cénacle d'aficionados ou d'un air qui fut un moment donné dans toutes les oreilles et sur toutes les lèvres", rappelle Yves Borowice. De même, il faut parfois ne pas trop prendre les paroles d'une chanson au pied de la lettre ou en tout cas ne pas en exagérer l'impact sur l'auditoire, car la chanson a d'abord pour vocation de divertir. Les occupations d'usines lors du Front Populaire font la part belle aux chansons commerciales de variétés. Sur les piquets de grèves, on chante l'Internationale ET Tout va très bien, Madame la Marquise. L'humour et la fantaisie de ce tube enregistré par Ray Ventura en mai 1935, traduit à merveille l'enthousiasme et l'impatience des manifestants. Sur les piquets de grèves, ces "tubes" voisinent donc avec les chansons ouvrières et militantes.

Comme l'écrit Yves Borowice, "pour de multiples et intimes raisons, j'investis telle chanson d'une signification particulière, et de ce fait me l'approprie. Mais il arrive - plus souvent qu'on ne le pense - que ce type de processus sémantique devienne collectif. C'est la limite principale de la théorie du miroir." Aussi, "il faut prendre garde à ne pas enfermer le sens d'une chanson dans l'intentionnalité d'un texte, d'une musique. Le sens échappe en fait à ses différents créateurs par un usage social incontrôlable. Les modes collectifs d'appropriation d'une chanson dépendent de nombreux facteurs tels que sa polysémie, les circonstances historiques de sa diffusion, l'horizon d'attente du public." L'entrée d'une chanson dans l'histoire sociale se traduit parfois par les détournements que lui feront subir des manifestants, des spectateurs ou les gosses d'une cour de récréation. De nombreuses chansons furent ainsi détournées de leur sens initial. En créant "Born in the USA", Bruce Springsteen ne s'imaginait pas que sa chanson serait récupérée, au prix d'un terrible contresens, par Ronald Reagan lors de la présidentielle de 1984. Au fond, pour un auteur, il est impossible de maîtriser la réception ou l'usage social d'un morceau, d'empêcher son appropriation plus ou moins "sauvage". Le destin de titres tels que Lily Marlene, Bella Ciao ou I will survive, le prouvent assez.

L'analyse de certaines chansons nécessitent enfin de se plonger dans l'outillage mental d'une époque. Les stratégies de double-entendre, de double sens, les allusions présentes dans certains morceaux nous échappent aujourd'hui; alors qu'ils étaient parfaitement identifiés par les contemporains. Pour pouvoir créer et échapper aux foudres de la censure, Chico Buarque use ainsi de paroles allusives ou métaphoriques (Cálice, Mulheres de Atenas). L'auditoire sait écouter "entre les lignes", percevoir les omissions, les silences. A cela aussi, il faut être attentif.

Ce rapide tour d'horizon, nous l'espérons, aura convaincu certains de la légitimité et de l'intérêt d'utiliser les chansons dans l'enseignement de l'histoire-géographie au collège et au lycée.

Sources

- Borowice, Yves. « La trompeuse légèreté des chansons. De l'exploitation d'une source historique en jachère : l'exemple des années trente », Genèses, vol. no 61, no. 4, 2005, pp. 98-117.

- PRAT, Michel. Destins de chansons : « Le chant des Partisans », « Bella ciao » et « Lili Marleen » In : La chanson politique en Europe [en ligne]. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2008.

- « Exploiter la musique en cours d'histoire » par Emmanuel Grange.

- « Révoltes et contestations en musique au XX° siècle » par J.C. Fichet [dr@kk@r26].

Ressources et liens:

Plusieurs émissions de radio resituent des courants musicaux ou artistes dans leur contexte historique et géographique. Citons Jukebox (France Culture), Le voyage immobile sur (Radio Nova), Murmures du monde (RTBF), Ces chansons qui font l'actu (France Info), Les grands macabres (France musique), La chronique d'Aliette de Laleu ( France musique).

- Volume! La revue des musiques populaires.

- Des blogs: Miscellaneous Music History, hgfun.