Jouer en classe aujourd’hui est devenu relativement courant même si, en la matière, la réalité est sans doute assez différente des discours dominants. En tous cas, au plus haut niveau de l’institution le jeu pédagogique – même s’il est probablement très mal connu - est reconnu comme une activité scolaire à part entière. Bien du chemin a été parcouru depuis une vingtaine d’année même si, en vérité, l’apprentissage par le jeu a toujours eu une place dans la réflexion de ceux qui se penchaient sur une question centrale en éducation : comment aider un jeune à apprendre et à grandir ?
Voir à cet égard l'histoire du jeu pédagogique sur le site du réseau Ludus :
http://www.lepetitjournaldesprofs.com/reseauludus/un-peu-dhistoire/
La vogue des « serious games » dans les années 2005-2015 puis des « escape games » depuis, a beaucoup contribué à populariser le jeu pédagogique même si ces deux formes ont pu parfois phagocyter la réflexion sur le jeu pédagogique et les représentations de ce qu’il peut être. C’est la raison pour laquelle j’utiliserai l’expression « jeu pédagogique » car elle présente le grand avantage de ne se référer à aucune catégorie de jeux utilisés en contexte d’apprentissage et donc de les aborder dans leur ensemble.
La question pourrait aussi se poser différemment. Pourquoi ne pas jouer en classe ? Après tout dès qu’il le peut le petit enfant joue et apprend de cette manière. L’école maternelle a d’ailleurs tout à fait intégré le jeu dans ses pratiques quotidiennes, voir à ce sujet les travaux de référence de Gilles Brougères. A partir de l’école primaire, même si elle se développe depuis quelques années, cette pratique se raréfie progressivement, évolution qui se poursuit au collège. Au lycée le jeu pédagogique reste clairement très marginal. Il n’existe malheureusement, à ma connaissance, aucune étude fiable sur la question qui nous permettrait d’avoir une idée plus précise de la situation. Paradoxalement au niveau de l’enseignement supérieur des jeux pédagogiques sont utilisés depuis fort longtemps dans certaines formations aussi bien scientifiques qu’en sciences sociales ou politiques (jeux de rôles, jeux de simulation notamment).
Pourtant le jeu pédagogique, loin d’être un simple gadget ou une concession à on ne sait quel air du temps, est un outil qui dans certaines circonstances peut offrir une belle efficacité pédagogique.
Un moteur de motivation et d’inclusion
D’abord et avant tout le jeu permet aux élèves de trouver du plaisir dans l’acte d’apprendre. Comme pour l’enfantement, la douleur dans l’apprentissage n’est pas une fatalité et pour de nombreux enfants elle est un obstacle parfois infranchissable. Si certains ont pu faire l’éloge de l’ennui en classe pour apprendre, force est de constater, quand on travaille réellement dans des classes avec de vrais élèves, que les enfants qui s’ennuient trop et trop longtemps ne connaissent pas forcément les destins scolaires les plus enviables. La motivation scolaire n’est pas une donnée mais se construit très largement dans les interactions qui se nouent en classe et dans l’adéquation des activités proposées aux élèves avec leur âge, leurs capacités, leur centres d’intérêt. Parce qu’il permet de contourner un certain nombre d’obstacles cognitifs liés à des exercices scolaires traditionnels et parce qu’il favorise la mise en place d’autres types d’interactions, le jeu offre un moment de pose dans le quotidien de l’école tout en permettant (on verra à quelles conditions) de poursuivre les apprentissages, voire, pour certains élèves, d’y entrer.
La première vertu du jeu pédagogique est donc d’être un élément d’inclusion de tous les élèves dans la classe.
Le jeu permet (-t-il) d’apprendre (?)
Le jeu pédagogique n’est pas un petit supplément d’âme ponctuel ou une activité de fin de trimestre le dernier jour avant les vacances. Il est intégré aux activités de la classe dont il est l’une des manifestations. Il n’est pas permanent ni forcément très fréquent et il ne doit pas évacuer les autres formes d’activité scolaires qui ont leur légitimité et leur utilité. Mais à l’inverse, il ne peut être rarissime ce qui reviendrait implicitement à considérer qu’il ne saurait avoir d’intérêt qu’exceptionnellement et à la marge.
Comme souvent en pédagogie, c’est aux activités un peu différentes ou moins répandues que l’on demande des justifications sur leur efficacité. Les autres, parce qu’ancrées de longue date dans le paysage, ne sont pas remise en cause ni même interrogées. Le jeu n’échappe pas à la règle : est-il efficace ? Peu d’études complètes et fiables ont été menées sur les jeux pédagogiques en général. Les plus nombreuses concernent les « serious games » c’est à dire les jeux vidéos créés dans un but scolaire ou pour diffuser un message associatif, politique, commercial… La plupart de ces études ne concluent pas de manière très claire à une efficacité supérieure du jeu sur d’autres pratiques pour apprendre. [Voir à ce sujet le livre d’André Tricot, Apprendre avec le numérique, mythes et réalités (Paris, Retz, 2014)]
Mais que mesure-t-on ? S’il s’agit de mesurer des acquis en terme de connaissances précises peut-être n’est ce pas si étonnant que cela. La transmission de connaissances pures n’est pas forcément le terrain sur lequel le jeu offre les meilleurs résultats. Après tout s’il s’agit de transmettre des éléments simples de connaissances, le bon vieux cours magistral éventuellement modernisé sous la forme d’une capsule vidéo augmentée d’un quizz en ligne est sans doute une méthode rapide et efficace.
En revanche en matière de motivation, d’engagement, d’inclusion, de climat de classe, de collaboration... le jeu peut, s’il est bien conçu, adapté au public et pédagogiquement exploité offrir des avantages considérable par rapport à des activités plus classiques. Certains jeux facilitent aussi la compréhension de phénomènes complexes ou systémiques. Enfin, des jeux de rôle ou de simulation peuvent favoriser la prise en compte d’opinion différentes de la sienne propre et développer ainsi l’empathie et la capacité à comprendre les autres. Mais ce sont là des domaines bien difficiles à évaluer et, me semble-t-il, peu explorés par les chercheurs. C’est pourtant sur ces terrains là qu’il faudrait rechercher les apports essentiels du jeu pédagogique.
Le jeu pédagogique est-il un jeu ? Ce vieux débat doit-il encore être mené ? A-t-il d’ailleurs un véritable enjeu qui serait l’usage du nom de « jeu » ?
Pour résumer, le jeu pédagogique ne serait pas un jeu car les joueurs n’ont pas la liberté de jouer ou pas qui est l’une des caractéristiques principale d’un jeu selon les théoriciens et notamment Roger Caillois (mais pas seulement) dont les définitions font encore autorité. Il n’est pas non plus un jeu car il n’est pas « improductif » puisque l’un de ses objectifs est de faire passer des contenus d’apprentissage.
C’est possible. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous parlons de « jeu pédagogique » et non simplement de jeu. Il est clair que le jeu pédagogique ne présente pas toutes les caractéristiques d’un jeu mais il en présente un certain nombre (notamment l’incertitude sur l’issue de l’activité ou le fait d’être une activité sans conséquence sur le réel : si je provoque une catastrophe dans un jeu de simulation, elle n’a aucune conséquence dans la réalité… et c’est tant mieux !).
Il existe par ailleurs une confusion répandue entre jeu éducatif et jeu pédagogique . Les jeux éducatifs, en vente libre dans le commerce et qui font tant de bien aux parents et aux grands parents qui les offrent mais assez peu à ceux qui les reçoivent, sont en effet bien souvent des activités scolaires (mal) déguisées et ces jeux sont très souvent plus éducatifs que ludiques.
A l’inverse, le jeu pédagogique – le plus souvent créé par des enseignants qui l’utilisent dans leur propre classe ou qui le mutualisent avec leurs collègues – est, lorsqu’il est réussi, un vrai jeu avec de vraies règles, un matériel tout droit venu du monde du jeu (plateau, dés, cartes, pions…). Il s’appuie sur des mécanismes dérivés des jeux du commerce, traditionnels ou numériques, et offre aux joueurs une expérience très proche de celles du jeu non pédagogique. Les deux différences majeures sont qu’un jeu pédagogique s’intègre dans une progression pédagogique et doit être suivi d’une phase – indispensable - d’exploitation pédagogique. La seconde différence est que contrairement aux colons de Catane ou aux échecs, il doit pouvoir se jouer à 35…
En réalité le JP, s’apparente au monde du jeu par tant d’aspects que, même en cherchant bien, il est difficile de trouver une autre appellation que celle de jeu. Par ses mécanismes, ses démarches, son matériel ( quand il y en a), sa philosophie générale, le jeu pédagogique est bien une forme de jeu. D’ailleurs les élèves ne s’y trompent pas et distinguent très très bien les séances de jeux des autres.
D’abord il est important de clarifier les termes, les spécialistes pouvant sauter ce passage.
L’expression « serious games » ou « jeux sérieux » est apparue dans les années 2000 en provenance d’outre Atlantique. Elle désigne une catégorie de jeux numériques créés pour enseigner, diffuser un message associatif, humanitaire, politique, commercial…
Pour nous, même si ce n’est pas la position générale, le JP, y compris non numérique, appartient clairement à cette catégorie.
Le serious gaming est le fait d’utiliser à des fins pédagogiques des jeux du commerce. Ainsi un enseignant tirant profit en classe de Simcity, Assasin’s Creed ou du Monopoly (si, si il y en a!) fait-il du serious gaming.
La gamification ou ludification désigne une pratique qui consiste à organiser son enseignement et l’activité des élèves en utilisant des fonctionnement,des mécanismes tirés du monde du jeu et plus particulièrement du jeu vidéo : passage de niveau, gratification, accumulation de points… C’est aussi un mécanisme utilisé dans le monde du commerce, de la télévision… pour fidéliser le client ou l’usager.
Très en vogue actuellement, les Escape games / jeux d’évasion sont une forme assez récente de jeux pédagogiques dérivés du fonctionnement des Escape Room qui sont apparues dans les années 2000. Il s’agit de jeux de résolution d’énigmes dont l’objectif est, à l’origine, de sortir d’une salle fermée en temps limité, ou plus généralement d’atteindre un but en général en coopérant avec ses co-joueurs. C’est un bon exemple de jeu de coopération dans lequel les joueurs gagnent ensemble contre le jeu… ou perdent ensemble. Il existe de nombreuses autres formes de ce type de jeux.
On peut diviser les jeux -en tous cas les jeux pédagogiques - en deux grandes familles : les jeux d’émulation et les jeux de simulation
Les jeux d’émulation sont construits selon le modèle bien connu de « Questions pour un champion » ou du jeu des 1000 euros. Il s’agit de répondre à des questions ou de réaliser une tâche plus rapidement et mieux que ses adversaires. Ce type de jeu est particulièrement adapté à des apprentissages simples, des moments de révision... Ils ne sont pas forcément d’une grande richesse pédagogique mais sont efficaces et faciles à mettre en œuvre même avec de très nombreux élèves, ce qui est peut être la particularité la plus importante du jeu pédagogique qui doit pouvoir s’adapter à de grands groupes. On les accuse parfois de favoriser l’esprit de compétition et l’individualisme chez les élèves. Cela peut être vrai...ou pas… selon les dispositifs mis en œuvre. Ils peuvent par ex. parfaitement mis en œuvre en équipes à l’intérieur les élèves doivent collaborer pour jouer.
Les jeux de simulation sont souvent plus complexes et mettent en œuvre généralement des mécanismes plus sophistiqués. Ils sont aussi plus longs à créer et à jouer. Mais ils permettent de travailler des compétences et des connaissances plus complexes et plus approfondies.
Pour bien comprendre la différence il suffit de prendre l’exemple de la démocratie athénienne en 6ème : on peut créer facilement un jeu d’émulation – de questions-réponses par exemple - portant sur le vocabulaire ou le fonctionnement des institutions athéniennes. On s’assurera par là que les élèves connaissent le vocabulaire et quelques mécanismes institutionnels. Mais on ne saura pas s’ils ont compris la philosophie d’ensemble du système politique athénien. A l’inverse un jeu de simulation mettant les élèves en position d’Athéniens à l’Assemblée et excluant de la décision les filles, les esclaves et les métèques ne favorisera pas une connaissance de détail de la démocratie Athénienne mais sera en revanche très efficace pour amener les élèves à réfléchir sur les relations entre les habitants d’Athènes et leur positions respectives. Tout est question d’objectifs pédagogiques.
Tous ces jeux peuvent être individuels, en équipe ou en classe entière. Ils peuvent être coopératifs ou pas. Mais tous ils appartiennent à la grande famille des « Jeux pédagogiques ». L’expression permet de désigner la totalité de ces jeux qu’ils soient numériques, traditionnels ou hybrides (c’est à dire des jeux traditionnels augmentés par des éléments numériques), de coopération ou pas, de simulation ou d’émulation. Elle attire enfin l’attention sur la finalité de ces jeux : la pédagogie et donc l’apprentissage des élèves.
La réussite de la séance de jeu pédagogique commence au moment de la conception du jeu (ou de l’appropriation et de l’adaptation s’il s’agit d’un jeu que vous n’avez pas créé). Le jeu doit être conçu en fonction de vos objectifs pédagogiques, simple à expliquer et à mettre en œuvre et adapté à vos élèves et vos conditions matérielles. Si l’un de ces critères manque le risque est grand de connaître l’un de ces grands moments de solitude que nous avons tous connus en classe un jour ou l’autre. A l’inverse, une séance de jeu bien conçue, adaptée et bien organisée peut être d’une belle efficacité.
S’il est un domaine dans lequel le jeu pédagogique diffère du jeu « tout court » c’est bien dans celui de la mise en œuvre. Faire jouer ensemble, dans un endroit peu adapté, dans un temps contraint 27 sixième ou 35 terminales n’est pas forcément facile. On pourrait même dire que c’est forcément difficile. Mais c’est jouable si j’ose dire dès lors que l’on respecte quelques règles basiques d’organisation et de gestion de classe. Je renvoie ici aux « 10 commandements du (professeur) meneur de jeu » disponible sur le blog du réseau Ludus : http://www.lepetitjournaldesprofs.com/reseauludus/creer-un-jeu/
Sur le plan pédagogique, l’élément essentiel à prévoir et à mettre en œuvre est ce que nous appelons « Exploitation pédagogique » plus explicite et précise que le « débriefing » très souvent utilisé. Le temps d’exploitation pédagogique ne doit pas être une courte discussion dans les 3 minutes qui restent en fin de séance. Il s‘agit d’un vrai temps de travail avec les élèves afin de les amener à mettre en évidence ce qu’ils ont appris au cours du jeu et qui constituait au départ votre objectif pédagogique principal. L’exploitation pédagogique donne lieu à une trace écrite qui peut être une prise de note, une trace du plateau de jeu en fin de partie, une capture d’écran d’un jeu vidéo, un document spécifique proposé par l’enseignant… déposée dans le cahier ou le port folio de l’élève. C’est à ce moment là que l’élève – avec ses pairs et son enseignant.e formalise ses acquisitions et peut commencer un travail d’acquisition.
A ceux qui ont eu le courage de lire jusqu’ici je propose d’approfondir la réflexion en consultant le blog du Réseau Ludus où ils trouveront des éléments complémentaires sur la création et la mise en œuvre de jeux pédagogiques, des exemples concrets de jeux (en histoire-géographie) et une page de ressources externes (livres, articles, sites, mémoires) qui pourra alimenter leur réflexion avec des ressources scientifiques.
Denis Sestier, professeur d’histoire-géographie-EMC, Académie de Normandie [Caen]
denis.sestier@ac-normandie.fr / @Denis_Sestier