15 Victor Hugo

Victor-Marie Hugo, né le 26 février 1802 à Besançon et mort le 22 mai 1885 à Paris, est un écrivain, dramaturge, poète, homme politique, académicien et intellectuel engagé français considéré comme le plus important des écrivains romantiques de langue française.

Extrait : La légende des siècles

Librairie-Editeurs : Michel Lévy Frères. - Hetzel et Cie; 1859; Première série : Histoire – Les petites épopées; Tome Premier; Chapitre III : L’islam; Partie I : L’an neuf de l’hégire; page 59-65

Il semblait avoir vu l'Éden, l'âge d'amour,

Les temps antérieurs, l'ère immémoriale.

Il avait le front haut, la joue impériale,

Le sourcil chauve, l'œil profond et diligent,

Le cou pareil au col d'une amphore d'argent,

L'air d'un Noé qui sait le secret du déluge.

Si des hommes venaient le consulter, ce juge

Laissant l'un affirmer, l'autre rire et nier,

Écoutait en silence et parlait le dernier.

Sa bouche était toujours en train d'une prière ;

Il mangeait peu, serrant sur son ventre une pierre ;

Il s'occupait lui-même à traire ses brebis ;

Il s'asseyait à terre et cousait ses habits.

Il jeûnait plus longtemps qu'autrui les jours de jeûne,

Quoiqu'il perdît sa force et qu'il ne fût plus jeune.

A soixante-trois ans, une fièvre le prit. […]

Il vint à la mosquée à son heure ordinaire,

Appuyé sur Ali, le peuple le suivant ;

Et l'étendard sacré se déployait au vent.

Là, pâle, il s'écria, se tournant vers la foule :

« Peuple, le jour s'éteint, l'homme passe et s'écoule ;

La poussière et la nuit, c'est nous. Dieu seul est grand.

Peuple, je suis l'aveugle et je suis l'ignorant.

Sans Dieu je serais vil plus que la bête immonde. »

[…], reprit : « Sur ma mort les anges délibèrent ;

L'heure arrive. Écoutez. Si j'ai de l'un de vous

Mal parlé, qu'il se lève, ô peuple, et devant tous

Qu'il m'insulte et m'outrage avant que je m'échappe ;

Si j'ai frappé quelqu'un, que celui-là me frappe. »

Et, tranquille, il tendit aux passants son bâton.

Une vieille, tondant la laine d'un mouton,

Assise sur un seuil, lui cria : « Dieu t'assiste ! »

Il semblait regarder quelque vision triste,

Et songeait ; tout à coup, pensif, il dit : « Voilà,

Vous tous : je suis un mot dans la bouche d'Allah ;

Je suis cendre comme homme et feu comme prophète.

J'ai complété d'Issa la lumière imparfaite.

Je suis la force, enfants ; Jésus fut la douceur.

Le soleil a toujours l'aube pour précurseur.

Jésus m'a précédé, mais il n'est pas la Cause.

Il est né d'une vierge aspirant une rose. […]

Il s'arrêta, donnant audience à l'esprit.

Puis, poursuivant sa marche à pas lents, il reprit :

« Ô vivants ! je répète à tous que voici l'heure

Où je vais me cacher dans une autre demeure ;

Donc, hâtez-vous. Il faut, le moment est venu,

Que je sois dénoncé par ceux qui m'ont connu,

Et que, si j'ai des torts, on me crache au visage. »

La foule s'écartait muette à son passage.

Il se lava la barbe au puits d'Aboulféia.

Un homme réclama trois drachmes, qu'il paya,

Disant : « Mieux vaut payer ici que dans la tombe. »

L'œil du peuple était doux comme un œil de colombe

En regardant cet homme auguste, son appui ;

Tous pleuraient ; quand, plus tard, il fut rentré chez lui,

Beaucoup restèrent là sans fermer la paupière,

Et passèrent la nuit couchés sur une pierre.

Le lendemain matin, voyant l'aube arriver :

« Aboubèkre, dit-il, je ne puis me lever,

Tu vas prendre le livre et faire la prière. »

Et sa femme Aïscha se tenait en arrière ;

Il écoutait pendant qu'Aboubèkre lisait,

Et souvent à voix basse achevait le verset ;

Et l'on pleurait pendant qu'il priait de la sorte.

Et l'ange de la mort vers le soir à la porte

Apparut, demandant qu'on lui permît d'entrer.

« Qu'il entre. » On vit alors son regard s'éclairer

De la même clarté qu'au jour de sa naissance ;

Et l'ange lui dit : « Dieu désire ta présence.

— Bien, » dit-il. Un frisson sur ses tempes courut,

Un souffle ouvrit sa lèvre, et Mahomet mourut. »